Un Homme d’Affaires

Chapitre 7

 

Cet entretien avait été si rapide,l’incartade de ma compagne si brusque; les sentiments qu’ellem’avait montrés, les uns après les autres, représentaient un sidéroutant mélange d’instincts contradictoires, que j’éprouvai, unefois seul, comme une impression d’avoir rêvé. Je l’éprouveaujourd’hui à  nouveau en me rappelant le dénouement non moinsextraordinaire de cette extraordinaire aventure. Il est vrai dedire qu’un Anglais se trouve y avoir joué un rôle prépondérant, etj’ai renoncé depuis longtemps à  m’étonner de ce que pense etfait un Anglais. Le « penitus toto divisos orbeBritannos » du poète antique continue d’être vrai pources insulaires, d’une vérité qui n’est pas exacte seulement de leurpatrie. Elle 1’est de leur âme et de leur façon de penser, qui nese raccorderont jamais aux nôtres. Ce fut la certitude de cetteirréductible différence entre le point de vue anglo-saxon et lepoint de vue gallo-romain qui me préoccupa durant toute la nuitsuivante. Je m’étais engagé à  révéler à  M. Cobay le nomvéritable de Mme de La Charme et sa véritable situation. J’étaisd’autant plus décidé à  tenir ma parole que j’avais pu leconstater de visu: la mère de Percy avait raison deredouter qu’il ne fût déjà  trop tard pour empêcher desfiançailles vraiment criminelles, étant données les originesrespectives des deux jeunes gens. Mais en quels termes présenter lachose au père de la sentimentale miss Cynthia? Oui, en quelstermes? Il m’était odieux de jouer un rôle de dénonciateur, et,d’autre part, la délicatesse dont Blanche venait de faire preuvem’avait touché trop profondément pour que je ne redoutasse pointl’expression du mépris dont le major général stigmatiseraitcertainement la femme galante. 11 n’aurait pas, pour la juger,cette indulgence un peu indifférente, mais si humaine, familièreà  nos compatriotes de la race latine. Décidément cettedéraisonnable fille m’avait confié un trop pénible message. J’eusseestimé pourtant comme peu digne de lui demander de m’en décharger,et, pour fuir jusqu’à  la tentation d’une pareille faiblesse,je pris le parti de quitter l’hôtel le lendemain matin, à peine levé, et de faire une longue promenade qui me rendît du calmeen brisant mes nerfs. Je serais sûr de ne pas la rencontrer et dene pas succomber à  ce peu viril désir de reprendre ma parole.Je m’éloignai de Rapallo et je suivis, dans ces pensées, la routequi, par Santa Margherita, contourne le cap, toute blanche entredes oliviers gris. Je ne pus arriver à  secouer l’obsessionque je fuyais ainsi le long de la mer couleur de turquoise, «turchina, » me dit Umberto le Tanghen, que jerencontrai, armé d’un fusil et revenant avec un chapelet de grivessur son épaule. A un moment, cette route monte, laissant à gauche un château construit dans cette mer même, sur un rochercerné de vagues, et elle aboutit, vers l’extrémité du promontoire,à  ce couvent de la Cervara – restauré malheureusement – oùFrançois 1er fut prisonnier après Pavie. On montretoujours, parmi les arbousiers colossaux, « la fenêtre du roide France, » d’où le prince vaincu interrogeait l’horizon desflots, désespéré de ne voir aucun vaisseau à  ses couleurs quilui apportât la délivrance. Je continuais d’avoir l’âme si troubléepar les confidences de Sa Déraison Mme de Saint-Cygne, que jem’attendris sur l’accoudement du roi captif à  cette croisée.J’y trouvais un symbole de sa nostalgie à  elle, – nostalgiecommune à  tous les êtres qu’accable le sentiment de leurimpuissance et dont l’agonie implore une aide qui ne viendra pas.L’aide était venue, pour Blanche, en ma personne. Allait-elle luimanquer? Cette analogie, en m’attendrissant de nouveau le cœur,acheva de me décider à  tenir fermement ma promesse. Non, jen’abandonnerais pas cette malheureuse femme. Quant au généralanglais, il méjugerait, moi, comme il lui plairait, et s’il sepermettait d’être insolent à  propos d’elle, au cours de cetentretien, je lui dirais la vérité, brutalement, et que son manquede surveillance sur sa fille était la vraie cause pour laquelle lamère de Percy avait voulu que je l’avertisse. C’était une mauvaisetimidité à  vaincre, voilà  tout. Je la vaincrais. Dansma fervente reprise de résolution, je décidai de ne pas mêmeprofiter des vingt-quatre heures de délai demandées la veille. Ilvalait mieux en finir au plus vite. C’est avec l’énergie de cettevolonté très arrêtée maintenant que je redescendis vers Rapallo,sous le soleil déjà  haut. I1 pouvait être onze heures etdemie quand je me retrouvai sur le port le long duquel j’avaisreçu, la veille au soir, cette inoubliable confession. En tournantl’angle du mur qui fermait le jardin de l’hôtel, et d’où débordaitun sombre feuillage d’orangers chargés de leurs pommes d’or,j’aperçus un omnibus qui montait par la rue du côté de la gare,chargé de malles, sans toutefois distinguer les deux personnesassises à  l’intérieur.

– « Bon, » pensai-je, « la signora Balbi perd des clients qu’elle a l’air debien regretter, car la voici sur le pas de la porte avec leTanghen, et tous deux semblent confondus… »

L’aimable Française se tenait, en effet,comme terrassée, au seuil de l’ancien villino du Magnifique deGênes. Son visage était tout attristé sous ses bandeaux lisses, quecoiffait un bonnet de veuve à  coques blanches. Elle m’eutà  peine reconnu qu’elle ne me laissa pas le temps de laquestionner.

– « Quel dommage, monsieur!… »gémit-elle, et elle répéta: « Quel dommage! Je vous ai cherchéhier au soir pour vous présenter à  Mme de La Charme. Vousétiez sorti, et maintenant la voilà  qui est obligée departir, dare dare, sans même pouvoir emporter tout son bagage. Jelui expédierai le reste. Elle a été appelée à  Florence parlettre auprès d’une parente qui était en route pour venir larejoindre ici et qui est tombée très malade… Ah ! l’aimabledame, monsieur, et qui sait vivre, monsieur, et qui a del’usage ! Elle pleurait, monsieur, de nous quitter. Son filsavait aussi des larmes dans les yeux. Enfin, elle reviendra l’hiverprochain, si elle ne peut pas revenir dans quelquesjours… »

– «  Il faut s’accommoder auxtemps, patronne,» dit Umberto en italien « :« Bisognadarsi ai tempi, signora padrona, » et leperspicace personnage ajouta, presque bas, en se tournant vers moi,avec un clignement d’yeux qui me prouva qu’il n’était, lui, la dupeni de la fausse lettre, ni de la fausse maladie de la fausseparente, ni du reste : « Pazzo è colun che bada à fattialtrui…»

– «  Bien fou est en effet celuiqui s’occupe des affaires des autres… » me répétais-je en remontantvers ma chambre, encore plus mortifié qu’étonné de ce départ subit.Y a-t-il, flottante autour de toutes les femmes que l’on saitlégères, je ne sais quelle atmosphère de désir qui fait que l’onn’est jamais avec elles absolument simple? Certes, ma conscience neme reprochait vis-à-vis de Blanche aucune arrière-pensée. Jen’avais pas eu la plus vague intention de hasarder auprès d’elleune ombre de cour, à  l’occasion du service qu’elle m’avaitdemandé. Et pourtant j’étais froissé, étrangement, intimementfroissé, qu’elle s’en fût allée sans essayer de me revoir. Cetassez mesquin sentiment, que je mentionne comme une anomalie deplus dans cette histoire où tout fut anomalie, dura quelquesminutes à  peine, le temps de monter l’escalier, d’ouvrir maporte et de voir, posée sur la table, une enveloppe à mon nomdont la présence m’expliqua le regard singulier du malicieuxTanghen. Evidemment la voyageuse la lui avait confiée, ou bien, sielle était entrée elle-même dans la chambre pour placer sa missiveen évidence, quelque domestique avait surpris et rapporté au maîtred’hôtel cette démarche clandestine. Elle était pourtant trèsinnocente, aussi complètement innocente que la lettre elle-même,laquelle contenait à  peine dix lignes. Je les transcris demémoire, très exactement, quoique je n’aie pas gardé l’original: jedirai pourquoi tout à  l’heure. « Vous aviez raison. Cen’était pas à  vous de parler. Je veux quand même vous avoirremercié de m’avoir promis de le faire. J’ai eu le courage de toutdire moi-même à  M. C…, et maintenant je m’en vais. Il a étéparfait pour moi. Il sait aussi que je vous connais. S’il vousquestionne sur mon compte, portez témoignage pour votre pauvreTristesse et Malines. »

Et pas d’adresse, pas d’indicationd’endroit, je ne dis pas où la revoir, mais où lui écrire quandj’aurais eu avec le général Cobay cet entretien désormaisinévitable ! Quelle preuve plus forte aurait-elle pu me donnerde son entière sincérité? Si j’avais cru, la veille, discerner danssa confession un rien, non pas de cabotinage, mais de complaisanceà  se raconter, par suite, une imperceptible nuance de vanitédans une souffrance pourtant réelle, trait de caractère si féminin,je constatai par ce billet – et signé comment! – que ç’avait été,de ma part, une défiance injustifiée. J’allais le constaterdavantage dans mon entretien avec l’officier anglais. Blanchen’avait cherché à  lui produire aucun effet, mais à  lerenseigner sur son propre compte avec une franchise qui ne permîtpas l’équivoque. Dieu! la bizarre conversation, et dont tous lesdétails me demeurent si présents, si actuels ! Je revois en cemoment le regard enquêteur et déconcerté à  la fois dont cethomme m’enveloppa quand j’entrai dans la salle à  manger poury déjeuner. Il se préparait à  faire une des actions quirépugnent le plus à  un gentleman de sa race et deson éducation: parler le premier, et sur une matière infinimentdélicate, à  un étranger qui ne lui a pas été présenté. Jerevois sa fille Cynthia en face de lui, pâle et les yeux rougesd’avoir pleuré. La pauvre enfant aimait donc Percy! Et je revoissurtout le banc de marbre, à  l’ombre d’un grand mimosa enfleur, où nous vînmes nous asseoir, le major général et moi, quand,après le déjeuner, il m’eut abordé avec le plus comique mélange debrusquerie et de gêne:

– « Monsieur, » m’avait-il dit enemployant une expression qui manque à  notre langue, sansdoute parce que nous attachons beaucoup moins d’importance que nosvoisins à  l’étiquette de certaines relations, « vousm’excuserez, si je suis informel avec vous… Mais une dame qui étaitici hier au soir encore et qui se faisait appeler Mme de La Charmem’a prétendu que vous la connaissiez… J’aurais le plus grandintérêt à  contrôler quelques-unes des choses que Mme de LaCharme m’a dites, ou plutôt Mme de Saint-Cygne… C’est bien sonnom?… »

– «  Mlle Blanche Ragot, »rectifiai-je. « Mme de Saint-Cygne est son nom de guerre, commenous disons. Je suis prêt, monsieur, à  répondre à toutes vos questions, ce qui reviendra, j’en suis sûr d’avance,à  confirmer tout ce qu’elle aura pu vous dire. Elle s’appelleelle-même un honnête homme, et elle est vraiment un très honnêtehomme, si étrange que cela puisse paraître dans sonmilieu… »

– «  Alors c’est bien vrai qu’elleest une personne de ce que vous appelez le demi-monde?… Nousn’avons pas cela en Angleterre… » Involontairement, le pli de sabouche exprima le mépris que ses compatriotes professent pour levice continental, et en particulier français. « Pourtant j’ai assezvoyagé pour me rendre compte que c’est une société comme une autreet qui a sa classe d’en bas et sa classe d’en haut, sa lowerclass et son upper class. Alors Mlle Blanche seraitquelque chose comme Camille dans la Dame auxcamélias?…»

Le brave général hochait la tète avec laplus plaisante affectation de compétence en prononçant le nom queles traducteurs de son pays donnent à  la Marguerite Gauthierdu célèbre drame. Ils l’appellent Camille, à  cause sans doutede Camellia, prononcé à  leur guise, à  moinsqu’ils n’aient voulu affirmer une fois de plus la radicaleantithèse entre leur île et le continent, antithèse qui va du petitau grand. Elle veut que, par exemple, leurs voitures prennent lagauche tandis que les nôtres prennent la droite, – qu’ils boiventdu Champagne sec tandis que nous buvons du Champagne doux, – qu’ilsse marient en redingote et nous en frac, – qu’ils ferment leursthéâtres le dimanche tandis que nous ouvrons deux fois les nôtresce jour-là, – et le tout à  l’avenant. Nous appelons l’héroïnede Dumas Marguerite. Ils lui ont donné un autre nom. Cela va avecle reste. Je répondis donc, sans entreprendre de rectifier cettefois l’allusion de mon interlocuteur :

– « Une Camille? Si l’on veut… Avec ladifférence des temps. A coup sur, elle est de ces femmes qui valentmieux que leur position ne l’indique.»

– « Il y a beaucoup de chrétiens dont onne pourrait pas en dire autant, » fit le général.

– « Mais me permettez-vous de vous poserune question ? » ajouta-t-il. « Y a-t-il longtemps que vous laconnaissez?… »

– « Quelque quinze ans, »répliquai-je.

– « Et vous la voyez souvent?… »

– « Presque jamais. Je dînais avec elle,vers 1883, avec un ami qui est mort et qui, lui aussi, n’étaitqu’un camarade pour elle. Et puis je l’ai un peu perdue devue…»

– « Pourtant vous l’aviez bien reconnue,hier soir?… »

– «  Assurément. »

– « Et vous ne l’avez pas saluée?…»

– « Je savais qu’elle était inscritesous un faux nom et que, par conséquent, elle tenait à  passerincognito. »

– «  Elle vous a reconnu, elleaussi?… »

– « Assurément. »

– « Et ne croyez-vous pas qu’elle apensé que vous pourriez dire son vrai nom à  quelqu’un dansl’hôtel, à  moi, par exemple?… »

Je le regardai. Je vis distinctementdans ses yeux clairs le soupçon qui guidait cette espèced’interrogatoire. Son évidente ignorance de la vie galante ne luipermettait pas de se former une idée exacte du genre d’existencemenée par Blanche. Mais, en véritable homme de son pays, il coulaità  fond un fait positif, a matter of fact, comme ilsdisent, avec cette intraduisible expression qui concrétise encorela réalité. Il voulait savoir si Blanche avait agi spontanément oupar calcul en lui disant qui elle était. Pour toute réponse, jepris le billet d’adieu de la pauvre fille et je le luitendis.

– « Lisez cette lettre, » lui dis-je, «et vous verrez qu’elle m’avait supplié elle-même de vous apprendretoute la vérité sur son compte. Si elle vous a parlé en personne,c’est qu’elle a vu que cette démarche m’était par troppénible… »

– « Voulez-vous me permettre degarder ce papier? » me demanda le général après un silence; etcomme je lui avais répondu « oui », il prit ma main,qu’il serra vigoureusement avec un « merci » qui me prouva combiencette enjôleuse de Blanche avait pénétré avant dans ce cœur rude etjeune. Il eût trouvé si dur de la mépriser qu’il m’était ingénumentreconnaissant de lui avoir épargné cette souffrance.

– «  Alors, » reprit-il,« puisque vous ne l’avez pas revue avant son départ, vous nesavez pas comment s’est terminé mon entretien avec elle?… Voici.Vous savez que nous autres Anglais, nous sommes un peu des citoyensde l’univers… Nous avons un climat si mauvais qu’il faut bien yremédier comme nous pouvons. » C’était, cette critique sur leclimat de sa patrie, un maximum de concession que le dignehomme allait me faire payer aussitôt. « Vous ne vous étonnerez pastrop que je me trouve avoir une grande exploitation aux îlesBahamas. Mais savez-vous seulement où c’est?… » Et comme j’avaisrépondu « oui », il continua, avec un visible étonnement qu’unFrançais eût quelques notions de la géographie américaine : « Cesont des terres qui me viennent d’un oncle. Il avait été envoyélà -bas pour sa poitrine, et il s’était pris de passion pource pays… Il est mort, et j’ai hérité ce bien. J’ai des raisons decroire que je suis volé par mes gérants, et j’ai pris le parti d’yaller moi-même. Je renverrai miss Cobay en Angleterre à la findu mois, et je prends le bateau allemand qui part de Gênes pourNew-York. Ensuite on s’embarque à  Jacksonville… J’ai pro-posé à  Mme de Saint-Cygne de prendre son fils avec moi. Je lelaisserai aux Bahamas en apprentissage, et, si cette vie luiconvient, je l’établirai comme régisseur, à  la tête de cettepropriété. Il pourra y faire sa position. Je suis un businessman, voyez-vous, quoique soldat, moi aussi. Ce serait encoreplus utile pour moi que pour le jeune homme.»

– « Et la mère ? Qu’a-t-ellerépondu?…» interrogeai-je. « C’est si loin, et elle aime tant sonfils! »

– « Justement, » reprit le général enrougissant comme s’il avait eu 1’âge de Percylui-même, « je lui ai offert de partir avec nous et derester là-bas avec son garçon. Elle m’a demandé huit jours pourréfléchir, mais je compte bien que nous nous embarquerons tous lestrois… » et il ajouta, en donnant à  cette fin de phraseun ton impossible à  reproduire, tant l’humour s’ymélangeait au prêche : c’était une boutade, et c’était tout unprojet de rachat par la maternité : « Il n’y aura plus ni de Mme deMalines, ni de Mme de Saint-Cygne ni de Mlle Ragot, » il prononçaitRégott. « Il n’y aura plus que la mère de Percy.»

 

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