Un Homme d’Affaires

Chapitre 2

 

J’ai prononcé, tout à  l’heure,à  propos de Durand, le mot d’originalité. Il ne le justifiaitguère au premier regard. A le voir, cheminant le long duLuxembourg, près duquel il habitait, à  l’angle de la rue deFleurus et du jardin, vous eussiez juré quelque maître clerc serendant à son étude, tant sa propreté dénonçait l’homme debureau qui doit, tous les jours, à la même heure, s’asseoirà la même table, pour accomplir la même besogne, changer sajaquette de ville contre un même veston de travail, passer lesmêmes manches de lustrine, ouvrir sa serviette du même gestepaisible, tenir des dossiers soigneusement classés et grossoyer despièces de la même claire écriture. Il était grand, le teint rose,les cheveux blonds tirant sur le roux, avec de bons yeux bleus quiriaient derrière de respectables lunettes, des lunettes de membrede l’Institut, déjà  cerclées d’or. Cette fraîcheur de sonvisage, cette candeur de ses prunelles, une certaine rusticitécomme répandue sur toute sa personne, dénonçaient une jeunesse toutentière passée loin de Paris. II avait fait toutes ses études, sousla direction d’un prêtre, dans la toute petite ville de Lorraine oùson père était juge de paix. Comment ce modeste desservant d’unepauvre paroisse de province s’était-il trouvé un éducateur assezdistingué pour que son élève eût passé sa licence à Paris,sans autre préparation que celle-là? Je n’ai jamais eu le mot decette énigme. Quand Charles parlait du curé de Raon-en-Montagne,c’était avec une simplicité qui me donnait seulement l’idée d’unbonhomme de soixante ans, occupé de ses fleurs et de ses abeilles,un peu maniaque et volontiers caustique. Ce solitaire avaitpourtant appris à  son pupille, outre le latin et le grec, lalangue allemande, que mon ami parlait couramment; lesmathématiques, en particulier l’astronomie; l’histoire de laphilosophie, où Charles était de première force, et la musique. Ilavait sur le violon ce que les gens du peuple appellent un jolitalent d’amateur. Enfin, il devait à  son maître les premierséléments du sanscrit. Il lui devait surtout une discipline quim’émerveille encore aujourd’hui lorsque je me rappelle mes visitesà  cet appartement de la rue de Fleurus. Du balcon, je voyaisles cimes des arbres verdoyer ou blondir dans le jardin, suivant lasaison; les blanches statues des reines, le palais grisâtre, puis,à l’horizon, le dôme lustré du Panthéon par delà lestoits d’ardoises. Un ordre minutieux régnait dans les trois pièces.La bibliothèque, par le choix de ses livres, proclamait lescuriosités complexes du maître du logis: les poèmes de Gœthe et deHeine, dans le texte, y voisinaient avec les partitions de Schumannet de Beethoven; les travaux de Delaunay sur la lune coudoyaientles plus récents mémoires de l’Académie des inscriptions; et lajournée de Charles était si exactement distribuée, son emploi detemps réglé avec une telle précision, qu’il trouvait le moyen depousser de front les disparates études que ces volumesreprésentaient. Il était soutenu dans ces travaux par ce mélangesingulier de patience et d’enthousiasme pour la vérité qui dut serencontrer au même âge chez le Littré de l’hôpital de la Charité etle Taine de l’École Normale.

 

– « Ce que je rêve,  » me disait-il unsoir de printemps. – Qu’il m’est présent à  cette seconde, cedoux soir, avec une exactitude presque douloureuse; et lebruissement, sous le balcon, des arbres du Luxembourg; et la voixde Charles, avec son accent lorrain un peu chanteur; et ses yeuxregardant le ciel, et ce ciel du mois de mai fourmillant d’astres!- « Ce que je rêve, c’est d’écrire une histoire parallèle dusentiment religieux chez les races asiatiques et de leursconnaissances astronomiques et musicales. Je suis trèsfort d’avis, » il employait souvent ce petit idiotismevosgien, « qu’il y a toujours eu le plus étroit rapport entre lathéorie du rythme, celle des nombres, l’intuition de l’harmonie dela nature et le développement du sens du Divin. Si les forêts,comme le prétend Montesquieu, ont enseigné à  l’homme laliberté, les étoiles lui ont enseigné Dieu… La Bible a dit celacomme elle a tout dit, avec cette lucidité impérative qui est, pourmoi, la plus sûre preuve de son origine supra-humaine : Cœlienarrant gloriam Dei… Nous avons à  démontrer par laScience ce qui nous a été donné par la révélation. C’est toute latâche du monde moderne…»

Comme on voit, Charles était restéchrétien convaincu. Le prêtre qui l’avait élevé avait fait de lui,à  sa propre image, un catholique platonicien. Que n’ai-jenoté sur le moment les belles méditations métaphysiques auxquellesil s’abandonnait devant moi et dont les quelques lignes que jeviens de transcrire donneront du moins le ton de solennité – un peujuvénile, je le confesse? Puis il revenait, en rougissant un peu,à  quelque détail de vie pratique et bourgeoise, – comme devérifier si la lampe à  esprit-de-vin sur laquelle il faisaitbouillir l’eau, pour notre grog du soir, brûlait d’une flamme asseznourrie; si l’eau-de-vie de kirsch, dont il réservait pour sesintimes une précieuse bouteille expédiée de Raon, n’avait pas tropdiminué entre les mains de sa femme de ménage. Il avait gardé de saprovince des habitudes d’installation domestique qui contrastaient,au moins autant que la sévérité de ses mœurs, que sa consciencescrupuleuse de savant et que sa foi religieuse, avec les à peu près de mon existence d’alors. Ses parents, que je n’aientrevus qu’une fois, pas assez pour rien connaître d’eux, sinonleur physionomie ouverte et réfléchie d’excellentes personnes, trèsnaïves, mais très avisées, lui envoyaient toutes ses provisions,depuis son beurre jusqu’à  son bois, et depuis son vinjusqu’à  sa viande. Une cuisinière à la journée tenaitson intérieur, auquel lui-même donnait la main, bravement etgaiement. Il m’est arrivé vingt fois de le surprendre qui remontaitde sa cave, portant, dans un panier de fil de fer, les quelquesflacons qui devaient suffire à  sa consommation de plusieursjours. Ou bien il était à ranger ses bûches de la semaine dansla soupente attenant à  sa minuscule cuisine, de ces mêmesdoigts qui, tout à l’heure, venaient de rédiger une note pourla Revue Critique, à  laquelle il collaborait déjà;de correspondre en allemand avec quelque illustre indianisted’outre-Rhin, ou de promener l’archet sur le violon pour sepréparer à  la soirée bihebdomadaire chez les John Mitford,ses amis anglais dont il me parlait toujours.

– « John est venu à  Paris, pour composer un grandouvrage sur notre cabinet des médailles, » medisait-il; « c’est un archéologue de premier mérite,quoique je lui reproche, comme à  tous les Anglais, de trops’en tenir aux faits et de ne pas animer ses recherches par desthéories. La science est morte, si l’imagination ne s’y mêle paspour la vivifier… Mme Mitford, elle, est une artiste. Ah! lamusicienne admirable!… J’y vais tous les mercredis et tous lessamedis. Ils habitent un peu loin, à Passy, mais c’est un telrepos pour moi, après de longues séances à  la bibliothèque,de trouver mon couvert mis à  cette table autour de laquelleil n’y a que des visages qui me sourient : John, sa jeune femme,leur petit garçon Bobby et leur petite fille Mabel… Les enfantsvont se coucher et elle et moi, nous commençons de jouer depuisneuf heures jusqu’à  minuit quelquefois, elle au piano, moisur le violon, pendant que John corrige les épreuves du premiervolume de son ouvrage… Quand ils partiront, je serai bien seul… Ilfaudra que vous les connaissiez. Lui, est si bon, et elle, est sijolie!…»

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