Un Homme d’Affaires

Chapitre 1

 

A Félix Jeantet

 

 

Il y a de cela bien des années, – tropd’années ! – Je venais de quitter le collège et j’habitais lequartier Latin en qualité avouée d’étudiant en grec. Je suivaisà  cet effet les cours de l’École des hautes études, qui setenaient alors dans deux petites pièces au troisième étage d’un desplus vieux corps de bâtiment de la vieille Sorbonne. Mais cestravaux de paléographie et de critique des textes n’étaient qu’uneexcuse à  ne pas m’engager dans une carrière déterminée. Mavraie besogne était ailleurs. Dans ma pauvre chambre meublée de larue des Écoles, les tiroirs contenaient très peu de «conjectures » et de « contributions » philologiques. Il s’yrencontrait, en revanche, des fragments de poèmes en grand nombre,force ébauches de romans, de nouvelles, de drames, et aussi,pourquoi ne pas l’avouer, pas mal de billets d’une orthographeincertaine où s’épanchait le sentimentalisme de jeunes habitantesde ce quartier, aux mœurs aussi incertaines que cette orthographe;car mes camarades et moi, nous croyions de bonne foi apprendre LaVie – avec quelles majuscules ! – en dépensant les précieuses,les si courtes heures de notre jeunesse et, ce qui est pire, ladélicate fleur de notre sensibilité à courtiser des beautés debrasserie et de bals publics…

Quand je dis mes camarades, je veuxparler des hardis bohémiens, candidats comme moi au titre d’hommede lettres, que je fréquentais hors de la docte école où j’étaisélève. Ayant toujours eu un goût singulièrement vif pour uneexistence en partie double, – trait commun à  beaucoupd’écrivains d’imagination, – je me gardais bien de présenter cescompagnons de mes irrégularités, au demeurant assez innocentes,à  mes condisciples en philologie. J’allais jusqu’à  leurcacher que je m’occupasse peu ou prou de la littérature moderne. Jepassais ainsi de la bibliothèque nationale, où j’avais collationnéde mon mieux le manuscrit Sigmâ de Démosthène, à  unatelier de peintre impressionniste, ou bien à  l’arrière-salledu café Tabourey, le lieu de ralliement, aujourd’hui disparu, desdébutants de lettres en ces années lointaines. Ces sautes subitesde milieu me procuraient des délices de mystère bien enfantines,car dix mois s’étaient passés à  peine que je renonçaisdéfinitivement à  l’érudition pour suivre mes goûts, commej’aurais dû faire aussitôt en toute franchise. Pourtant je neregrette pas ces longues séances d’assiduité aux conférences de lapetite salle située sous les combles de la Sorbonne, car c’estlà  que j’ai connu le plus original, le plus charmant et aussi- étrange ironie du sort – le plus romanesque des amis que j’aieeus dans cette période trouble de ma jeunesse. Cette originalitémême et ce romanesque, unis chez cet incomparable garçon à unsi assidu et si modeste effort de savant (il étudiait la grammairecomparée), auraient dû m’avertir, dès lors, que les sourcesprofondes de la vie de l’âme coulent d’autant plus riches et pluschaudes que les habitudes sont plus réglées et l’ambition plushumble. Je crois bien que je percevais vaguement cette supérioritésentimentale du peu littéraire Charles Durand, – ainsi s’appelaitmon ami, – et c’était pour ce motif, je pense, que je me plaisaissi particulièrement à  sa société, quoique nous n’eussions pasdeux idées communes. Sans nul doute, il se rendait compte, luiaussi, de mon respect inconscient pour son beau et noble cœur.Autrement, m’aurait-il pris pour confident et pour complice dansune aventure que j’ai souvent eu la tentation de raconter, carc’est le plus délicat souvenir, le seul parfaitement délicatpeut-être, qui surgisse pour moi des pavés quand le hasard meramène du côté de cette montagne Sainte-Geneviève. Ah ! quej’ai vraiment passé là  une mélancolique jeunesse, entrel’excès du travail, l’immédiate expérience de la concurrencelittéraire et de ses âpretés, d’une part, et, de l’autre, leprécoce désenchantement des indignes amours! Aucune de ses misèresne se mélange au coin si frais de mon intimité avec Charles. Acette époque de l’année surtout, et quand revient, avec les fêtesde Noël, l’anniversaire de la soirée où s’est joué le petit drameauquel je viens de faire allusion, son fantôme hante ma mémoireavec une douceur singulière. Et pourquoi tairais-je le secret dontje fus alors le dépositaire? Qui se rappelle mon ami, maintenant,après qu’il est mort inconnu, tout jeune encore, sans avoir remplison mérite, au cours d’une mission scientifique aux Indes? Et si lafemme, aujourd’hui presque vieille, qui fut aimée de lui sans qu’ille lui ait jamais avoué apprend, en lisant ce récit, la profondeurdu sentiment qu’elle lui avait inspiré, elle aura peut-être uneminute d’amer regret. Peut-être le remords la saisira-t-il d’avoirmal jugé celui qui n’est plus. Et quelquefois, je me dis que lemort a droit à  ce sentiment au fond de sa tombe. Maislira-t-elle ces pages et, si elle les lit, ycroira-t-elle?…

 

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