Un Homme d’Affaires

Chapitre 6

 

La farouche énergie d’une créatureindépendante qui a le courage de ses sensations, mêmeinjustifiables, avait passé dans sa voix. Elle s’était levéemaintenant, et nous marchions du côté de l’hôtel en contournant lequai du petit port, baigné d’ombre. Et de nouveau, sans que j’eussetrouvé une parole à  lui répondre, avec une reprise dedétresse dans son accent, tout à  l’heure si hardi:

– « En tout cas, si j’ai été coupableenvers Percy en ne lui sacrifiant pas ces terribles appétits deluxe, que j’en suis punie ! Tant qu’il a été un enfant, toutallait bien. Tout allait bien encore tant que son parrain et samarraine vivaient. Je lui donnais tantôt huit jours, tantôt quinze,un mois plein quelquefois. Ils lui avaient dit – c’était convenuentre nous – que j’étais dame de compagnie dans une famille trèssévère. Percy est si simple d’âme, si peu défiant. Il le croittoujours. Pour combien de temps? Tout est devenu plus malaisé quandces braves gens sont morts. Je m’en suis tirée pourtant. L’enfantavait ses études à  finir. Je Tai mis en Angleterre, toujoursavec l’idée de son père, pour trois ans, et puis deux ans enAllemagne. A présent, je pense à le faire voyager en Italie.Je l’enverrai en Amérique, pour un an ou deux encore. Mais après?Que vais-je en faire? Où le diriger? Vers quelle carrière qui mepermette de l’empêcher de jamais venir à  Paris, et de luicacher ma vie tant que Dieu permettra?… C’était pour causer aveclui de son avenir, pour le sonder, et aussi pour jouir de sesderniers moments d’adolescence, pour respirer dans mon oasis, queje l’ai fait venir ici. On me croit à  Monte-Carlo, d’où mafemme de chambre me renvoie mes lettres… Et c’est au moment où jeprenais du courage pour les difficultés à  venir qu’une autrea surgi, à  laquelle je ne m’attendais pas et qui m’affole…Percy a rencontré une jeune fille, anglaise comme lui, la filled’un major général qui est à l’hôtel avec nous, et il est entrain d’en devenir amoureux… »

– « Je devine. Vous êtes un peu jalouse,comme toutes les mères, » lui dis-je, « et vous appelez cela avoirpeur pour lui… »

– « Je ne suis pas jalouse, »répondit-elle, et avec passion : « Ah! si je pouvais le donnerà quelqu’un qui le rendît heureux et m’en aller, m’effacer,disparaître, mais ce serait le rêve de ma vie, cela! Pensez donc,le bien marier, lui donner la possibilité d’avoir une famille, desenfants, un intérieur… Mais ce bonheur, je ne peux pas le volerpour lui… Écoutez, « insista-t-elle, « quand j’ai vu qu’ilcommençait de s’intéresser à  cette petite Cynthia Cobay, monpremier mouvement a été de me dire : C’est une femme commecelle-là  qu’il lui faudrait. Elle est si charmante, si douce,si fine, si vraie, pas trop riche, assez pour qu’ils puissent vivreavec ce qu’aura Percy, – je lui ai assuré deux cent mille francspour le jour de sa vingt et unième année. – Elle est fille uniqueet sans autre proche parent que son père. Et puis, je n’eus pasplus tôt conçu la possibilité de ce mariage que l’honnête homme serévolta en moi de nouveau. Je me dis : S’il se marie jamais,je n’aurai pas le droit de me taire, quand même je le pourrais.Qu’un jour le père de la femme de mon fils puisse le souffleter dece mot : Vous m’avez trompé ; que cette femme ait honte delui, honte de porter son nom, d’être sa femme; que lui-même vienneà  moi et me reproche d’avoir fait de lui le compliceinconscient d’un pareil mensonge… non, non, non, cela ne sera pas!Je ne le supporterai pas!… »

– «  Apaisez- vous, » fis-je,effrayé par l’exaltation où je la voyais, « Votre fils adix-huit ans, cette fille en a dix-sept. Il ne s’agit de rien desérieux. Vous aurez le temps d’avoir ces scrupules quand votrePercy aura l’âge de se marier. D’ailleurs il faudrait à  cemoment-là  produire des actes. Vous ne serez même pas tentée…»

– « Je me suis dit cela aussi, «répondit-elle, « mais ce n’est pas bien. Non, ce n’est pas bien dene pas couper court à tout cela dès aujourd’hui. Vous ne connaissezpas mon fils? Je ne crois pas me monter la tête sur lui. Je saisqu’il est lent d’intelligence, qu’il a peu de conversation, pas dutout de brillant. Mais c’est l’âme la plus loyale, le cœur le plusdroit… S’il se fiançait avec cette jeune fille, ce serait un don detoute sa vie. Il a les idées anglaises sur les engagements. Etelle, je l’ai étudiée aussi depuis ces quelques jours. Si elles’engageait, ce serait de même… Il y a des instants où je medemande s’ils n’ont pas échangé déjà  leur promesse. C’est cetengagement secret que je redoute!… Mais Percy me 1’aurait dit. Il atellement l’habitude de sentir tout haut devant moi. Lorsque noussommes séparés, il me tient un journal de ce qu’il fait, jour parjour, heure par heure. C’est mon trésor, ces chères lettres. J’enai vécu!… Non, il n’est pas fiancé encore. Je le saurais. Il nefaut pas qu’il le soit… »

– «  Hé bien! » lui dis-je, «emmenez-le… »

– « C’est déjà  trop tard,s’il aime vraiment miss Cobay, » répliqua-t-elle. « Il lui écrira.Il la recherchera. Il la retrouvera… Ah! j’ai trop hésité. J’ai ététrop lâche… » Elle ajouta tout bas : « Je ne veux pas me fairemeilleure que je ne suis; vous venez de me dire que je ne seraismême pas tentée, je l’ai été. Je me suis dit: Je n’ai qu’à laisser faire. Je ne serai responsable de rien. Les compromis deconscience vous viennent vite… Oui, j’ai pensé à  tout laisserfaire et à  disparaître. Si je n’y étais plus, cependant, onpasserait sur bien des choses. » Elle s’était arrêtée pourdire ces mots, en regardant la mer, qui continuait à pousser versnous son immense soupir caressant. « Une promenade en barque surcette eau, un mouvement au bord de la barque, un peu trop penché;une chute, et personne n’aurait plus le droit de demander compte desa mère à  ce pauvre enfant… J’ai pensé au suicide. Mais c’estétrange à  dire, j’ai été retenue, je le serai toujours, parceque j’aime la vie. J’aime ma vie!… Non. Il n’y a qu’unmoyen, qu’un seul, d’empêcher que ce que je crains ne se réalise.Et je m’en veux de cela, de n’avoir pas eu le courage de1’employer… Je l’aurai, » conclut-elle, « si vous voulez seulementm’aider? … Voudrez-vous?… »

– « Je vous ai promis de faire ce quevous me demanderiez, et je tiendrai ma promesse, » lui dis-jeen réponse à  l’interrogation presque douloureuse de sadernière phrase. Qu’allait-elle pourtant m’imposer? Tout sondiscours avait trahi une si incroyable incohérence de sentiments!Rien ne me permettait de deviner à  quelle démarche jem’engageais ainsi. En transcrivant, comme je viens de faire, notreconversation, je ne comprends même pas que j’aie pu donner cetteimprudente parole. Que savais-je de cette fille, après tout? Ce quem’en avait raconté le plus imaginatif de mes aînés. Rien de plus.Si. Je savais encore, avec une indiscutable certitude, que, depuisquelque vingt ans, elle trouvait le moyen de se faire deux centmille francs de rentes dans la galanterie. Par conséquent, elleavait, au service de sa délicate beauté, à  tout le moins unsens très pratique de ses intérêts. Il y avaitquatre-vingt-dix-neuf chances contre une pour que son apparentscrupule dissimulât quelque adroite rouerie. Cette confidencesentimentale pouvait n’être qu’une comédie, destinée précisémentà  empêcher que je ne me misse en travers de quelque pland’exploitation savamment calculé. Oui. J’aurais raisonné de lasorte pour le compte d’un ami qui m’eût rapporté cet entretien enm’interrogeant sur la conduite à  tenir. Je lui eusse répétéle: « Souviens-toi de te défier, » que le sage Mériméeportait gravé sur son cachet. – Et j’aurais eu tort! Ce qui prouveune fois de plus qu’en nature féminine tout est possible, même lasincérité. Je n’allais pas tarder à  tenir une indiscutablepreuve que Blanche ne mentait pas. Elle se mettait tellementà  ma merci par les mots qu’elle prononçait maintenant:

– «  Que j’ai bien fait, »disait-elle, » de céder au mouvement qui m’a précipitée vers vous,comme vers mon sauveur! A présent que je vous ai parlé, je suissûre de moi… D’avoir un témoin qui vous juge, vous rend de laforce. Et j’en aurai… Ce moyen de les séparer tous deux vraiment etpour jamais, vous l’avez deviné, n’est-ce pas?… Il faut que le pèrede Cynthia sache qui je suis… Le lui dire moi-même, je le devrais…C’est un peu trop dur. Il a eu vis-à-vis de moi tantd’égards ! Il a été, depuis tout ce séjour, tellement délicatet bon envers nous deux…» Elle hésita une seconde: « Et puis jesuis trop femme pour ne pas deviner qu’il a pour moi un peu dusentiment – oh ! très peu ! – que mon fils a pour safille. Enfin, ce que je vous demande, c’est de m’épargner cet aveu…«

– « Comment? » m’écriai-je,« vous voudriez que j’allasse dire à  cet homme, que jene connais pas, votre vrai nom et qui vous êtes?… Mais c’estimpossible… »

– « Vous avez promis, »répondit-elle impérieusement, et, suppliante : « Au nom de notreami mort, répétez-moi que vous tiendrez votre promesse… Il faut quecette situation finisse et que jamais, jamais mon fils ne puisseapprocher miss Cobay quand nous serons partis. Il le faut. Etparler moi-même, c’est trop affreux. »

– « Hé bien! » repris-je, attendri aprèsune seconde d’hésitation par cette plainte,  » accordez-moiseulement vingt-quatre heures. En premier lieu, je dois avoir faitla connaissance du général Cobay. Je ne peux pourtant pas l’aborderet que mon premier mot ait l’air d’une abominable dénonciation.Vous-même, je désire que vous ayez causé avec votre fils et quevous soyez bien sûre du danger… »

 

Nous étions arrivés à  la porte dujardin de l’hôtel, comme je prenais ce nouvel engagement, atténuédu moins par cette condition de sursis. Blanche, qui s’étaitarrêtée l’oreille tendue, me fit du doigt signe de me taire. Ellepoussa la porte qui donnait dans l’enclos. Je la suivis sans plusessayer de lui parler. A peine cette porte franchie, elle se jetaà  droite, dans l’ombre d’un grand massif de lauriers. Je m’ycachai aussi. L’extrême finesse de son ouïe ne l’avait pas trompée.Deux promeneurs s’avançaient dans l’allée, dont la voix connue luiétait arrivée par-dessus la muraille, bien vague, bien indistincte;mais la mère avait discerné le timbre de son fils. De ces deuxpromeneurs, qui marchaient ainsi d’un pas alangui, l’un était bienle jeune Percy. Quoique je ne pusse pas voir son visage, je ne metrompais pas, moi non plus, à  son élégante et sveltesilhouette. L’autre était une jeune fille. Je n’avais pas prêtéà  miss Cobay une attention suffisante pour la reconnaître. Jene doutai cependant pas une minute que ce ne fût elle. Le troublede la mère me le disait trop. Le pas des deux jeunes gens sefaisait plus lent à  mesure qu’ils s’enfonçaient dans lapartie obscure de l’allée. Ils se taisaient maintenant. A traversles branches des arbustes où nous nous cachions, nous pûmes lesvoir, qui, d’abord, séparés l’un de l’autre par une distance d’unmètre environ, se rapprochaient, et nous entendîmes que le jeunehomme recommençait de parler, d’une voix si basse que nous n’enentendions qu’un chuchotement. A une seconde, il esquissa le gestede prendre la main de sa compagne, qui esquissa, elle, le geste dedégager ses doigts, avec cette résistance émue qui va céder. Acette même seconde un appel déchira le silence du jardin et fitbrusquement s’écarter l’un de l’autre les deux amoureux. C’étaitBlanche qui s’élançait du fourré en criant le nom de sonfils:

– « Percy, » appelait-elle, «Percy!… »

– « Mais je suis là, maman… »répondait le jeune homme avec un accent où tremblait toute lasurprise de son saisissement, tandis que l’imprudente et naïveCynthia Cobay, toute confuse, se retirait dans lacontre-allée.

 

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