Un Homme d’Affaires

Chapitre 2JEUNES ET VIEILLES AMOURS

Le lendemain du jour où s’étaientéchangés ces propos, – que l’on pourrait qualifier de propos dedigestion, comme les visites, – quatre des personnes qui en avaientété l’objet se promenaient dans le parc de Malenoue, par une de cesadorables matinées comme en ont les beaux octobres del’Ile-de-France. Une atmosphère à la fois transparente etfloconneuse, humide et veloutée, enveloppait les quatre élégantestourelles de briques rouges et les ardoises bleuâtres des toits enpoivrière du château, ce bijou de l’époque Henri II unique dans laprovince, et restauré par Nortier avec un goût infini. Quand lesénormes fortunes de Bourse n’auraient que cet avantage de sauver dela ruine définitive les quelques chefs-d’œuvre de notrearchitecture nationale échappés à l’imbécile vandalisme des« géants de 89 », il faudrait pardonner tous leursméfaits aux pires loups-cerviers de la spéculation. Leur fantaisiede nouveaux-riches, en s’installant dans d’antiques maisons, queleur argent leur permet d’habiter royalement, corrige, du moins surun point, celui du maintien de ces seigneuriales demeures, lafuneste action du Code civil. On sait de reste que le titre premierdu troisième livre de ce recueil de nos abus, par son règlement deshéritages, est sans doute, entre les erreurs issues des faux dogmesrévolutionnaires, la plus meurtrière, la plus perfidement aménagéepour empêcher en France toute œuvre durable de création et deconservation. Quelle fortune patrimoniale résiste au partage forcé,et comment, sans opulence, préserver ces magnifiques habitationsque les bienfaisantes substitutions d’autrefois nous ont léguées,comme des témoins d’un âge où les familles trouvaient, dans la plussage des coutumes et la plus sociale, le secret de durer? Sur cepoint encore, l’aristocratie d’argent a, de nos jours, pris laplace de l’autre, et elle en remplit la fonction. Si un Nortier nes’était pas rencontré pour avoir envie de Malenoue, les briques destourelles se seraient déjà  abîmées dans les douves, descochons grogneraient dans la cour du château, transformé en fermedans ses portions

solides. Les hêtres séculaires du parcauraient été coupés, les pièces d’eau, où les cygnes glissent sinoblement en hérissant les plumes de leurs ailes, auraient étédesséchées. Ces deux cents hectares de bois auraient été morcelésen un millier de champs de luzerne et de pommes de terre. Tout cevallon, auquel la pauvreté du sol a fait donner jadis ce surnom deMalenoue, – du vieux mot patois « noue », la « nava » desEspagnols, qui signifie prairie, – offrirait le triste spectacled’une culture mercenaire et de maigre rapport, au lieu qu’il formeautour du précieux manoir la plus délicieuse oasis, en été defraîcheurs ombreuses et vertes, en automne de splendeurs pourpréeset dorées. J’ai dit que deux couples en parcouraient les allées parcette tiède matinée d’octobre. C’était Mme Nortier et son toujoursfidèle ami San Giobbe d’une part, Béatrice Nortier de l’autre etson fiancé en espérance, Gabriel Clamand, ceux-ci à cinquante pasen avant, et tous les quatre se laissaient, pour des raisonsdifférentes, gagner par la poésie de l’endroit, à cet instantmiraculeuse. Un doux silence, un de ces silences où il y a de lalangueur et de l’attente, emplissait cette nature, à la veilled’entrer dans l’agonie glacée de l’hiver. Les oiseaux se taisaient.Pas un souffle de brise ne remuait les ramures immobiles desarbres. Les feuilles tombées, encore détrempées de la rosée de lanuit, feutraient l’allée d’un épais tapis, au lieu de crier sousles pieds. De place en place un coq-faisan, dérangé par l’approchedes promeneurs, courait dans une clairière, pour gagner lesous-bois. On voyait bouger ses pattes agiles, son corps brun, lesplumes de sa longue queue. C’était le seul signe de vie qui animâtle vaste parc, quoique les promeneurs se tinssent dans la portiontoute voisine du château et à portée de la cloche du déjeuner, – ilétait onze heures passées, – pour éviter à San Giobbe unemarche trop longue et un retour trop rapide. Même en cheminant biendoucement, le malade était parfois obligé de s’arrêter, à cause despalpitations trop fortes de son cœur. Mais, comme s’il eût puisé unrenouveau de forces dans l’air frais de cette matinée, ses arrêtsétaient moins fréquents que d’habitude. Un rayonnement éclairait laprofonde pâleur de son visage, où l’indestructible noblesse de larace lombarde se reconnaissait, malgré l’altération des traitsvieillis. Une lueur de joie brillait dans ses prunelles noires,prises aujourd’hui entre les pochettes enflées des paupières. Unsourire découvrait ses blanches dents, restées intactes sous lamoustache toute grise du sexagénaire. Pour quelques instants iloubliait la pire douleur de sa maladie, cette constante humiliationdans sa chair, cette nécessité de surveiller ses moindresmouvements, lui qui avait été, des années durant, un artiste enadresse et en sveltesse, si orgueilleux de sa force, et,maintenant, à chaque minute, à chaque seconde, il rencontrait lalimite de cette force, détruite par cette mystérieuse affection deson pauvre cœur comme décroché, comme arrêté, presque affolé pourla montée d’un escalier, pour un geste brusque, pour une paroleprononcée à voix trop haute. Par ce lumineux et doux matin, il nepensait pas à cette misère, et sa compagne de promenade, son amiede ses années de jeunesse, demeurée l’amie de ses annéesd’infirmité, la jolie Madeleine Nortier d’autrefois, ne pensait pasnon plus à ce qui faisait son humiliation constante à elle : cetteperte de sa beauté, qu’elle n’acceptait pas ! Et son acharnéedéfense contre l’âge aboutissait seulement à lui donner cet aspectfalot et presque sinistre de tant de coquettes surannées. Elleavait eu la grâce frêle et svelte d’une figurine de Saxe, et,malgré des héroïsmes de régime, elle n’était plus qu’une boulottesanglée. L’or adorable de ses cheveux tournait à 1 étoupe jaunie.Un or d’une autre qualité, beaucoup moins adorable, brillait dansson sourire, au coin de plusieurs de ses dents. La magie desvoilettes blanches les plus savamment choisies n’empêchait pas quel’on ne devinât les innombrables rides qui plissaient son visage deblonde au teint fragile et que le temps avait comme délavé, commefripé. Ses toilettes trop parées et trop jeunes tout ensembleaccentuaient encore cette déchéance. C’est ainsi qu’elle portait,pour cette promenade à pied dans son parc, le plus délicieuxcostume de serge rouge qu’ait jamais coupé et soutaché un tailleurpour dames : une blouse rouge avec des galons d’or sous la jaquetteouverte, une ombrelle de nuance assortie et un grand chapeau blanc.C’était une de ces tragiques leçons de choses comme la vie en donnepar milliers, – leçons perdues d’ailleurs pour ceux mêmes qui ensont l’occasion prochaine, comme pour ceux qui les regardent, quele tableau de ces deux amants, comblés par la destinée de tous lesdons que le monde jalouse, – et ils finissaient ainsi, lui eninvalide, elle en « vieille beauté » ! Mais, encore une fois,ni l’un ni l’autre ne songeait à leur commune décadence, et lamaîtresse retrouvait un peu de sa grâce d’antan pour dire, enmontrant à son ami leur fille en train de marcher là-bas, au fondde l’allée, avec le jeune officier :

– « Ah ! Nino, ils seront plusheureux que nous! Ils pourront s’aimer librement, ouvertement. Quece doit être bon !… »

– « Chère Maddie, » répondit le malade,en se servant, lui aussi, du petit surnom où se retrouvaitl’enfantillage des amours jeunes, si gracieux à vingt-cinq ans, sicomiquement navrant à soixante! « Ne regrettons rien, nous avonsété bien heureux, presque trop… » Et la gravité de son accent, pourprononcer ce simple mot, révélait des pensées qu’il ne disait pas àla complice de ce bonheur défendu de tant d’années. L’Italien avaitretrouvé, devant la mort approchante, toutes sortes de terreursreligieuses. Il redoutait l’enfer pour lui – et pour sa fille,cette formidable loi, cette réversion des fautes paternelles surles enfants qui est le fond même du dogme chrétien. « Maisoui, » continua-t-il, « j’ai pu voir grandir Béatrice, tantjouir de sa jolie nature, de son cœur si droit, si frais, sisimple, m’en faire aimer, la gâter!… Que de mes camarades j’aiconnus qui avaient, eux aussi, une fille ou un fils dans les mêmesconditions, et comme ils avaient rompu avec la mère, ils nepouvaient même pas embrasser leur enfant!… Il est vrai qu’ilsn’avaient pas rencontré une Maddie… »

 

– « Ni elles un Nino, » fit MmeNortier.

– « Comme on rirait, » reprit San Giobbeen riant lui-même, « si on nous entendait échanger de ces douceurs,après vingt et un ans!… Non, » insista-t-il, « je ne me plains pasde mon sort, pourvu que je puisse voir encore Béatrice bienmariée!… J’ai toujours tremblé qu’elle ne rencontrât pas dans cettetriste société où nous vivons l’homme qu’il lui faut. Je la connaissi bien, c’est toute ma sœur. Paris ne l’a pas plus touchée qui sielle était restée là-bas, comme cette chère sœur, et si ellen’avait jamais passé les Alpes. Avec quelqu’un qui ne lacomprendrait pas, elle se replierait sur elle-même, et ellen’aurait rien pour se distraire de ses chagrins de ce qu’ont lesfemmes ici, – je ne parle pas de vous, Maddie! – Ni le luxe, ni lessuccès de salon, ni les hommages ne lui font rien et ne lui ferontjamais rien. Elle ne vit que pour ce qu’elle sent, et elle sentavec tant de force!… C’est une solitaire, même entre vous et moi,avez- vous remarqué cela, et comme elle habite son rêve? Ce fond deromanesque qui est en elle m’effraye toujours… Pourvu que je lavoie bien mariée! » répéta-t-il, « alors je mourrai tranquille…»

– « Vous allez de nouveau vous livrer àvos folles idées, « reprit Mme Nortier, dans les prunelles bleuesde laquelle cette allusion à un dénouement qu’elle ne voulait passavoir si voisin avait fait passer une ombre. « Voyez comme vousallez mieux. Vous marchez maintenant comme tout le monde. Avant sixmois vous retournerez à la salle. Vous souvenez-vous comme je vousquerellais autrefois, quand vous me sacrifiiez à un assaut? Celavous est arrivé pourtant. Cela vous arrivera encore…  »

– «Je ne me fais pas d’illusion, »répondit le malade, qui toucha sa poitrine. « Je sens que je suis àla merci d’une émotion trop forte. Mais les douces me font du bien.Et c’en est une si douce que de penser qu’il va peut-être se faire,ce mariage que je désire pour elle ! Oui, je crois bien quenous le voyons se faire… Regardez-les, elle et Clamand… C’esttellement celui que je lui voulais, si loyal, si simple, si vrai!…Ah! Sont-ils gentils!… » Et de sa main, qui désarmait jadis d’unseul froissement de fer les plus robustes adversaires, et quimaintenant soulevait à peine le poids de sa canne de promenade, lepère montrait à la mère les deux jeunes gens, dont la silhouette seprofilait avec une grâce jeune sur le fond doré du taillis.Certaines situations fausses ont en elles, quand elles seprolongent, une telle force d’accoutumance que le souvenir deNortier, de l’homme dont Béatrice portait le nom et par qui sa dotserait payée, par qui avaient été payés, après tout, et ce châteauapparu là-bas, tout au fond, et ce taillis, et ces allées, netraversa même pas leur pensée. C’était une si chaude caresse pourleurs regards que le groupe formé par leur fille et par celuiqu’ils souhaitaient de lui voir épouser! Eussent-ils pu imaginer,dans leurs vœux les plus chimériques, un couple plus heureusement,plus romanesquement apparié : – lui, Gabriel, un cavalier devingt-neuf ans, à la démarche à la fois souple et ferme, à laphysionomie tout ensemble délicate et virile, avec un éclat deloyauté dans ses yeux bleus, et aux joues cette fleur de teint quirévèle un sang jeune, chaud et pur ; – elle, Béatrice, si finedans la robe beige qui moulait sa taille mince, sans autresornements qu’un peu de velours sombre aux poignets et au col ;et cette simplicité, qui contrastait avec la complication de lamise de sa mère, faisait un vivant commentaire à  ce que SanGiobbe avait dit d’elle, de sa nature si intacte, si rebelleà  la contagion du luxe et de la coquetterie. L’officieravait, pour lui parler, cette espèce de gaucherie, attendrissantechez un homme de cet âge et de cette tournure, car elle annonce unesi noble nuance de sentiment : le respect dans la passion. La jeunefille était de son côté visiblement toute troublée, toutefrémissante. Cette émotion se devinait à  vingt petits signes,à l’agitation de ses mains, qui cueillaient ici une feuilled’arbre, là  un crocus, puis les laissaient tomber; à son pas, qui se hâtait tour à tour et se ralentissait, puiss’arrêtait ; au tremblement de sa voix, qui s’étouffait parinstants. Ses paupières, bordées de cils qui bouclaient à leurpointe, tant ils étaient longs, palpitaient sur ses yeux, sipareils, avec leur flamme noire, aux yeux de son père. Elle avaitdu rose à  ses joues, d’ordinaire toutes pâles, et c’étaientsans cesse entre eux, depuis le commencement de cette promenade, -incident si vulgaire de vie de château, mais qu’ils sentaient l’unet l’autre si solennel! – des silences où ils auraient pu entendreleurs deux cœurs battre bien fort. Et sans cesse aussi c’étaientdes reprises d’une conversation émue et insignifiante, comme s’ilseussent eu peur, l’un et l’autre, de se taire à la fois et depenser tout haut. Pourtant Béatrice ne disait pas une parole qui nefût, pour Gabriel, un ravissement, et il ne répondait pas un motdont elle ne s’enchantât. C’est que deux amoureux, et qui s’aimentsans se l’être jamais déclaré, trouvent un inexprimable déliceà  échanger de menues observations sur de tout humbles détailsde la vie. L’accord de leurs goûts réciproques leur est un préludeà  l’accord de leurs cœurs, une preuve qu’ils sont faits l’unpour l’autre, une promesse que l’existence en

commun sera pour eux une longue et richeharmonie de sentiments partagés. Le plus tendre des poètescontemporains a célébré ces intelligences « promptes et furtivesdes cœurs ». Il est bien probable que ni Béatrice Nortier,l’héritière du spéculateur trente fois millionnaire, ni GabrielClamand, le capitaine de chasseurs, n’avaient lu ces adorables verssur « le meilleur moment des amours « . Ils faisaient mieux, ils ensentaient, ils en vivaient la poésie, sous les branches rousses,parmi la jonchée des feuilles mortes, naïvement et profondément:

– « Quel éclairage, là-bas, sur cesbouleaux, avec l’écorce blanche de leurs troncs et leurs feuillesd’or !… » disait-elle. «Et le chêne, tout contre, qui restevert !… C’est le plus joli moment de l’année, surtout quand iln’y a pas trop de monde au château et qu’on ne retrouve pas Parisà  la campagne, comme hier… »

– « Vous étiez si gaie, pourtant? »interrogea-t-il, « je n aurais jamais cru que ces messieursvous ennuyaient… »

– « Je faisais mon devoir de jeunefille, » dit-elle en hochant sa tête rieuse.  » C’est comme au bal.A quoi bon montrer aux indifférents ce qu’on pense?… »

– « Et vous pensiez?… »demanda-t-il.

– « Je pensais que je serais biencontente d’être à  aujourd’hui… pourvu qu’il fît beau,»ajouta-t-elle mutinement, afin de sauver ce que sa phrase impulsiveavait eu de tendre : « et il fait si beau !… »

– « Ah !  » dit-il, « jecommence à  croire que vous ne trouveriez pas trop laide notrevieille maison de Picardie, qui n’a pour elle que ses arbres, -mais ils sont aussi grands que ceux-ci, – et pour moi tant desouvenirs!… Il y a deux cents ans que les miens y vivent. Ce n’estpas très commun en France, une maison qui n’est jamais sortie de lafamille qui l’a bâtie, une maison qui n’a jamais été vendue. Il y aune inscription qui raconte cela dans le péristyle… Que j’aimeraisque vous la vissiez… »

– « Et moi, j’aimerais tant la voir!»fit-elle. Puis elle rougit un peu d’avoir parlé si vivement, ettous deux se turent, comme pour ne pas profaner avec des mots cetteespérance, cette certitude, qu’elle la verrait, en effet, lavieille maison de Picardie ; qu’elle lirait l’inscriptionpieuse, mais appuyée au bras du jeune homme, mais portant son nom,souveraine élue du petit royaume familial. Ils allèrent de nouveauainsi quelques pas. Ce fut lui qui reprit le premier, suivantinvolontairement le fil d’une association d’idées qui l’avaitreporté à la soirée de la veille, et à  l’une despersonnes avec lesquelles il avait vu Béatrice causer :

– « M. Desforges a bien de l’esprit,n’est-ce pas ?… »

– « On le dit, » répondit-elle, « maisje ne peux pas expliquer pourquoi il passe pour amusant, et moi, ilm’attriste toujours… »

– « Comment cela ? » demandale jeune homme.

– « C’est une impression, »répliqua-t-elle.

– « Quand il est là, je l’écoute et ilme fait rire, et quand il me laisse, je suis toujours mécontente dequelqu’un ou de quelque chose… »

Ses épaules minces eurent encore unpetit frisson, inconscient frémissement de sensitive à l’idéed’un homme dont elle ne pouvait cependant pas comprendre leflétrissant cynisme.

– « Il excuse tout, » continua-t-elle, «et je ne connais personne qui ait moins de charité… Moi, j’aimequ’on s’indigne, j’aime qu’on haïsse. J’aime le courage. Et puis,c’est un inutile, comme tous d’ailleurs, comme M. Casal, comme M.de Portille, comme M. de Longuillon. S’appeler Longuillon et nerien faire, ne pas avoir le besoin de servir son pays!… Je necomprends pas que mon père, qui a tant travaillé, qui travailletant, supporte leur société… Mais il dit qu’il faut tenir sonrang. » Chaque fois qu’elle rappelait ainsi le souvenir de celuiqu’elle croyait son père, comme un voile s’étendait sur sonexpressif visage. On sentait qu’elle subissait à  son égardune instinctive appréhension. On eût dit, quoiqu’il n’eût jamaisfait de différence apparente entre elle et sa sœur, qu’elledevinait dans cet homme, dont elle portait le nom, une inexplicableet mystérieuse antipathie. Clamand, qui ne savait rien, lui nonplus, de la vérité de cette naissance, partageait instinctivementcette crainte. L’image, soudain évoquée, du personnage redoutabledont un jour, demain peut-être, il devrait affronter l’immobilevisage et le dur regard, pour en obtenir le plus désiré desconsentements, suffit à  lui assombrir aussi cette heure siclaire.

– « C’est vrai que M. Nortier ne serepose guère, » dit-il. « J’étais dans le parc à  mepromener ce matin, quand je l’ai vu qui partait en voiture déjà. Ilmenait lui-même et poussait ses poneys pour gagner l’express etêtre à  Paris à  neuf heures…  »

– « Et à  son bureau à  neufet demie,  » fit la jeune fille. « C’est pour nous qu’il se tue debesogne. Si vous saviez comme j’ai quelquefois envie de luidemander de se reposer, de jouir de ce qu’il a gagné… A quoi bon unpeu plus ou un peu moins de luxe? Moi, je m en passerais sibien !

– « On croit cela, » dit le jeunehomme.

– « Et on le ferait, » répondit-elle,« et si gaiement ! »

Ils se turent encore, et voici que toutd’un coup un tintement de cloche commença de leur arriver,par-dessus les blonds massifs des arbres, sonore et rythmé, leurannonçant que ce tête-à-tête allait être rompu. Tout d’un coup,comme poussé par un élan supérieur à sa volonté, le pourpreaux joues, bégayant presque, et bouleversé lui-même des mots qu’ilosait prononcer, le jeune homme se prit à  dire :

– « Mademoiselle, je pars cetaprès-midi… Je ne sais pas quand je reviendrai… Je ne pourrais sansdoute pas vous entretenir seul à  seule aujourd’hui… » Etcomme il vit qu’elle s’était arrêtée, s’appuyant à  sonombrelle, et toute tremblante : « Oh ! » s’écria-t-il, «comment trouver les paroles pour vous dire, sans vous offenser cedont dépend pourtant tout

le bonheur ou tout le malheur de mavie?… »

Elle le regarda avec des yeux où il putlire tout le ravissement et toute l’angoisse d’une enfant qui aime,qui se sent aimée et dont le cœur innocent s’effarouche deseulement permettre un aveu.

– « C’est à  maman qu’il fautparler, » dit-elle d’une voix assourdie par l’émotion.

– « Vous consentez à  ce que je luidemande votre main? » balbutia-t-il.

– « Oui, » fit-elle, en inclinantsa tête, et, par le plus gracieux mouvement de virginale pudeur,elle se détourna soudain de celui auquel elle venait de s’engagerainsi, et que maintenant elle n’eût plus osé regarder, et elle semit à  courir dans la direction de sa mère, qui s’était, aupremier son de cloche, assise avec San Giobbe sur un banc,à l’extrémité de l’allée, pour attendre les deux jeunes gens.Elle courait à  pas précipités, cambrant sa taille, si légère,la physionomie comme transfigurée par l’émotion et le bonheur.Gabriel Clamand marchait derrière elle, très vite, mais sansessayer de la rejoindre, et le visage si ému, lui aussi, que MmeNortier dit à  San Giobbe :

– « Il vient de se déclarer, j’en suissûre… »

– « Si c était vrai ! » fit lepère.

– « Je vais bien le savoir, »dit la mère. « Restez avec lui, et moi, j’interrogerai Béatrice.S’il s’est déclaré, je vous ferai un signe, le même qu’autrefois,vous vous souvenez, quand je vous disais dans le monde que jepourrais aller chez vous. J’ôterai mon gant gauche, et je lelaisserai tomber… »

 

C’était, ce rappel d’un souvenir d’amourcoupable, à  propos de cette chose sacrée, presque religieuse,les fiançailles d’une jeune fille, un symbole de tout ce qu’il yavait de douloureusement ambigu dans leur situation à  tousles deux. Si le père, avec l’éveil de scrupule dont j’ai parlé,sentit cette nuance, ce fut confusément, et la mère ne la sentitpas du tout. Quelques jours plus tard, elle devait, en repassantdans son esprit et toute son existence et ce petit épisode,tressaillir à  l’idée de sa sécurité profonde. Pour l’instant,elle était tout entière à son espérance, à sa certituded’assurer le bonheur de sa fille préférée, et elle prit le bras deBéatrice, avec une espèce d’espièglerie maternelle, en disantà  Gabriel Clamand :

– « Je vous confie mon vieil amiSan Giobbe. Ne le laissez pas marcher trop vite… » Puis, après unedizaine de pas : « Pourquoi étais-tu si rouge tout à  l’heure,mon enfant?… De quoi aviez-vous donc parlé, Gabriel et

toi?… »

– « Ah ! maman ! » fit-elle enrougissant de nouveau, et un frémissement passa sur ses lèvresfraîches : « Je crois qu’il va vous demander ma main.»

– « Et que faudrait-il répondre,mademoiselle?…  »

– « Si c’est oui, je serai bienheureuse… » répondit-elle, et elle ajouta tout bas : « Si voussaviez comme je l’aime!… »

Tandis qu’elle prononçait ces mots, oùs’épanchaient enfin les secrètes tendresses contenues depuis tantde jours, celui dont elle tenait, à  son insu, et ses beauxyeux noirs, et sa pâleur ambrée, et sa sensibilité passionnée, -mais pure chez elle et coupable chez lui, – épiait d’un regardavide le signe promis par la mère. Quand il vit que celle-cicommençait de déganter sa main gauche, son émotion fut si vivequ’il dut s’arrêter de marcher, et, comme son compagnon luidemandait avec une véritable anxiété :

– « Qu’avez-vous? Est-ce que vous voussentez mal?… »

– « Pas si haut,  » répondit lepère. « Elles n’auraient qu’à  vous entendre et à  êtreinquiètes… Aidez-moi un peu seulement. » Et, prenant le bras decelui qu’il aimait déjà  comme le mari de sa fille, du mêmegeste que sa vieille maîtresse avait eu pour prendre le bras decette fille, il ajouta, en regardant Gabriel, avec des yeux humidesde larmes, dont celui-ci ne pouvait pas comprendre le sens : « Quevous êtes bon de vous intéresser à  un vieil infirme commemoi!… Si je vis, nous ferons une paire de grands amis, n’est-cepas?… »

 

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