Un Homme d’Affaires

Chapitre 4

 

Oui, c’était bien, Mme de Saint-Cygne,aliàs « Tendresse et Malines », encore un de ses noms,inventé celui-là  par sa spirituelle rivale Gladys Harveyà  cause de la câlinerie de ses manières et des follesdépenses de ses toilettes intimes. – Quoique douze années eussentpassé sur elle et sur moi, depuis que nous nous étions vus, douzede ces années de Paris qui comptent double pour les femmes deplaisir et triple pour les ouvriers de littérature, je devinaià  1 éclair de ses yeux bruns, quand ils rencontrèrent lesmiens, qu’elle m’avait reconnu, comme je l’avais moi-même reconnue.J’eusse trouvé si naturel qu’ayant eu avec moi des relations sicourtes et si anciennes, – nous nous étions à  peine vusdepuis la mort de François Vernantes, – elle m’eût absolumentoublié ! Il n’était pas moins naturel que, retirée sous unfaux nom dans cet hôtel de mœurs bourgeoises, elle ne se souciâtpas de m’autoriser à la saluer. Le fait est que sa jolie têtene s’inclina même pas de cet imperceptible mouvement où une femmesait empreindre tant de choses, depuis une invite à  luiparler jusqu’à  une défense de l’approcher. Visiblement, ellevoulait garder un absolu incognito. La présence du charmant jeunebomme assis en face d’elle m’en donnait un trop excusable motif. Jene doutai pas un instant que la capricieuse et folle fille ne fûtsimplement en bonne fortune avec quelque amoureux qu’elle cachaità  son protecteur sérieux. Il me sembla pourtant qu’au momentoù nos yeux s’étaient croisés elle avait eu dans les siens uneexpression singulière. Ils auraient dû, n’est-ce pas? traduire,malgré tout, dans leur volontaire silence, la spirituelle maliced’une galante escapade. J’y avais nettement distingué, aucontraire, une angoisse, une terreur et, pour un peu, unesupplication; et il me suffit d’observer la pauvre femme, durant lapetite heure que dura ce dîner d’hôtel, pour me convaincre que jene m’étais pas trompé. De se retrouver face à  face avec untémoin de son existence parisienne la jetait dans un troubleextraordinaire. Je pouvais mesurer son énervement à l’agitation de ses belles mains, dont elle avait retiré ses rubis,fameux dans le monde galant, qui lui venaient d’un des frères Mosé.De ses doigts souples, elle déchiquetait un morceau de pain, placésur la nappe à  côté d’elle, et dont plus rien ne restabientôt qu’un amas de miettes. Deux ronds de pourpre enfiévraientses joues. A de certaines minutes ses paupières se baissaient surses prunelles anxieuses, comme si elle eut voulu en rafraîchir labrûlure. Elle était vraiment divine ainsi, en proie à  uneémotion que j’expliquais maintenant par une nouvelle hypothèse. Javais attribué d’abord son incognito à  la nécessité de secacher du protecteur sérieux, quel qu’il fût, celui que ces damesappellent gaiement leur « combinaison financière ». Peut-êtrecachait-elle la véritable identité de « Tendresse et Malines »à  quelqu’un d’autre, à  cet enfant par exemple, dontj’étudiais dans une glace le profil perdu. Quoiqu’elle conservâtune physionomie ravissante de fraîcheur et de finesse, Mme deSaint-Cygne devait bien avoir en tout près de quarante ans, si pasplus. Mais oui. Le temps passe vite! C’est d’hier qu’elle venaitdîner avec François Vernantes et moi, me semble-t-il, mais cet hierremontait à  1883, et, à  cette date, elle avait certesvingt-cinq ans. Aujourd’hui elle se trouvait donc à  lapériode climatérique où les êtres passionnés courent le plus grandrisque de s’éprendre pour toujours. Ils savent que les saisons leursont comptées. Ils savent qu’ils n’ont plus qu’une réserve de cœur,- et quelle tentation de la jouer sur la dangereuse carte dudernier amour! Trop souvent la nostalgie poignante de la jeunesseles amène à  choisir, pour l’objet de cet amour suprême,quelqu’un qui n’est pas de leur âge. N’était-ce pas le cas pour lafausse Mme de La Charme? Je n’eus pas plus tôt entrevu cetteexplication de son anonymat que je la jugeai irréfutable. Unnouveau roman se dessina devant mon imagination, que j’admis commeréel, sans plus de contrôle : celui de la  courtisaneamoureuse qui veut à  tout prix que son amant nouveau nesoupçonne pas son passé. S’il en était ainsi, que le trouble de lapauvre fille était naturel et touchant! Elle, la Blanche deSaint-Cygne de toutes les audaces et de toutes les élégances, – la« Tendresse et Malines » qui avait mangé en deux ans cinq millionsà  ce grippe-sou de Mosé, – la Belle-Petite dont les dessousreprésentaient un budget de reine, qui avait eu une écurie decourses, un yacht, un hôtel tenu à  l’anglaise avec des valetsde pied poudrés, des bijoux de quoi garnir la vitrine d’un desjoailliers de la rue de la Paix, – Sa Volupté Mme de Saint-Cygne,enfin, comme disait mon autre défunt ami Claude Larcher, – étaitlà  dans une modeste robe de pensionnaire, sans femme dechambre évidemment, occupée à  quoi? à  jouer aux yeuxextasiés de cet adolescent la comédie de l’innocence, – unecomédie, hélas! toujours à  la veille de tourner en tragédie.Je continuais de la regarder à  la dérobée, et le jeu deslumières, si révélateur des moindres méplats du visage, me fitdistinguer dans son masque, demeuré idéal de lignes, les premierscoups de pouce du temps. Un tout léger commencement de flétrissuremâchurait le tour de ses paupières. Une ride allait se creuser aucoin de sa bouche. Les tempes attendries allaient se griffer. Deuxgrands plis allaient rayer son cou délicat. L’ensemble demeuraitexquis de mutinerie voluptueuse, mais qu’elle était fragile, cettefleur, trop épanouie et quasi miraculeuse par sa conservation,d’une grâce que j’avais connue triomphante ! Et j’étudiais denouveau dans la glace celui que je considérais comme son jeuneamant. Qu’elle était intacte, au contraire, la fleur de sonadolescence, à  lui ! Il serait un jeune amoureux encore,quand elle serait, elle, celte navrante chose : une vieilleamoureuse. Un petit détail achevait de me rendre plus précise ladifférence de leurs âges. Ils avaient l’un et l’autre la mêmenuance de cheveux, – châtain clair avec des reflets blonds, – lamême couleur des prunelles d’un brun très doux, et toutes sortes demystérieuses analogies dans les gestes, une certaine façon decligner des paupières par exemple, en avançant la tête. J’ai tantvu d’amants arriver à  se ressembler que, sur le moment, je nepensai pas à  m’étonner d’une identité qui eût dû m’être unerévélation. J’étais tout à  ma romanesque hypothèse, et ellem’empêchait de voir une vérité qui, à  la lettre, et pouremployer une métaphore aussi brutale qu’expressive, « crevaitles yeux. » Mais bien d’autres indices « crevaient lesyeux », que je retrouve aujourd’hui, par un étrange pouvoird’observation rétrospective. – C’est le seul dont la nature m’aitdoué. Il est presque ironique d’inefficacité. – Je me rends compte,par exemple, que le couple placé à  la table voisine de lamienne n’était pas moins intéressé que moi par la prétendue Mme deLa Charme et par son compagnon. Ce couple se composait du majorgénéral anglais dont m’avait parlé Mme Balbi et de sa fille : lui,un rude et long chef de mercenaires, âgé de cinquante-cinq ans,sorte de géant très maigre avec des os énormes, un teint brûlé parles Indes, par l’alcool, par l’Océan; des cheveux roux en train depasser au blanc dans le verdâtre, et des yeux glauques d’uneénergie, d’une loyauté admirables, de vrais yeux de soldat sanspeur et sans reproche ; – elle, une de ces grandesgirls trop tôt poussées, dont on ne sait, à  seizeans, si elles deviendront athlétiques ou poitrinaires, tant lessignes de force se mélangent en elles aux signes de faiblesse. MissCobay avait la peau trop blanche et trop rose, un trop évidentfrémissement de son être nerveux; elle était trop haute de tailleavec des épaules trop minces pour son âge. Mais quelle vitalitédans l’opulente toison de ses cheveux fauves, tordus sur sa nuqueen un chignon énorme; quelle délicatesse dans ses traits, quellegrâce fière à  chacun de ses gestes ! Si j’avais observéau lieu d’imaginer, – c’est mon éternelle faute, – j’auraisconstaté qu’elle enveloppait le jeune ami de Mme de Saint-Cygned’une attention passionnée, et que, de son côté, le général neperdait pas de vue un des mouvements de ladite Blanche. A distance,ces deux figures se détachent pour moi, sur la muraille peinte dela salle à  manger, avec des rehauts inoubliables, le père ensmoking et en cravate blanche, la fille dans une de ces robeshardies, comme les Anglaises en osent seules, en crépon de soie desIndes, dont le vert d’eau clair avivait encore l’éclat de son teintet de ses cheveux. L’hallucination rétrospective me montre aussiles divers convives des autres petites tables et ceux de la grandeque présidait la Balbi, quoique sur place je n’y eusse pas prêtéplus d’attention qu’au vin de Montepulciano versé soigneusement parUmberto.

– « N’est-il pas vrai,monsieur, » me demandait l’insinuant Italien, « quece vin a un goût de fleur?… »

– « Un goût de fleur? » répétai-jemachinalement, « je ne m’en suis pas aperçu… »

– « Mais c’est que vous n’avez bu que del’eau, » me fit remarquer le complaisant maître d’hôtel, qui ajoutason « Che peccato! » le plus sympathique, à l’égard d’une distraction qu’il considérait déjà  commeincurable. Car il négligea, jusqu’à  la fin du dîner, de mecélébrer l’excellence des différents plats qu’il me servit. Defait, quand je me levai de table avec les autres convives, j’auraisété fort embarrassé de seulement redire un seul des numéros dumenu. Ma curiosité s’était trouvée trop profondément excitée, cequi prouve, entre parenthèse, qu’après tous mes efforts pour metransformer en un cosmopolite indifférent, je continue à demeurer un provincial de Paris, le prisonnier de ce très petitcoin de monde qui va de l’Arc-de-Triomphe au théâtre des Variétés.C’était tout ce Paris viveur et dont je suis pourtant si las qui mereprenait aussitôt, à cause de cette simple rencontre. Chaquefois que je constate de la sorte mon impuissance à rompre enesprit avec cette ville, ensorceleuse et meurtrière comme la Circéde la légende antique, ma mauvaise humeur est grande. Je crois bienque cette impression de mécontentement intime dominait les autreslorsque, rendu à  moi -même, je m’échappai de la salleà manger, puis du vestibule de l’hôtel, pour me promener seulau bord de la mer. Il faisait une de ces merveilleuses nuits del’hiver méridional, où l’atmosphère semble transparente dans lesombre, même sans clair de lune. Les étoiles y brillaient silarges, si pleines, qu’elles éclairaient tout le paysage d’unelueur de féerie. Le ciel étalait au-dessus du cap un dais develours bleu, et une phosphorescence s’échappait des lames de lamer toutes lourdes, toutes noires, dont la palpitation mourait surla grève. Les lumières éparses dans les maisons de Rapallo et auxfenêtres des villas de la côte achevaient de donner à  cetableau nocturne le caractère mystérieux que la présence del’homme, invisible à  la fois et révélée, ajoute à  lanature. Deux falots de barque tremblaient sur l’immense masseobscure et mouvante de la Méditerranée. La taciturne et solennellebeauté de ce spectacle me saisit profondément, – pas assez pour quej’oubliasse pourtant et la pseudo-Mme de La Charme, et le jeunehomme qui lui faisait vis-à-vis. L’antithèse était trop forte entrela poésie frelatée de l’aventure clandestine et sentimentale que jecroyais avoir surprise et la puissante, la saine poésie de ce cielétoilé, de cette mer murmurante, de cette côte endormie. Assis surun des rochers contre lesquels s’adosse l’estacade de bois quiferme le petit port, j’eus un véritable accès de remords devant monéternelle impuissance à me simplifier l’âme. Je m’en voulaisà  moi-même de ne pas être uniquement, totalement, le passantde cette heure et de cet endroit. J’en voulais à  Mme deSaint-Cygne surtout. Aujourd’hui, ma révolte d’un instant s’estchangée en gratitude. N’est-ce pas elle qui m’a rendu inoubliableset cette nuit et cette plage, en me révélant le secret presquetragique d’un tête-à-tête que j’avais jugé si vulgaire?

 

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