Un Homme d’Affaires

Chapitre 8

 

Sa Volupté Mme de Saint-Cygne, dite« Tendresse et Malines », aux îles Bahamas, mère d’un colon etsauvée par la philanthropie d’un major général de Sa MajestéBritannique! Quelle solution follement inattendue pour uneexistence traînée durant vingt années dans les divers décors de lagrande fête parisienne : – restaurants à la mode et salles dethéâtre, champs de courses au printemps et à l’automne,terrasse de Monte-Carlo en hiver, plage de Trouville ou casinod’Aix-les-Bains en été, salons d’essayage des modistes et deslingères en vogue, et chambres à  coucher digne des chapeaux,des robes et des jupons élaborés par ces artistes! Une pareillesaute de destinée n’avait pu être possible, je le répète, que parla rencontre de la plus fantaisiste des bohémiennes avec unAnglais. Il n’y avait vraiment qu’un Anglais capable d’être à la fois pensionnaire de la signora Balbi à  Rapallo etpropriétaire d’un domaine aux Bahamas, le tout aussi naturellement,aussi simplement qu’un habitué de café de la Canebière à Marseille possède un cabanon sur la Corniche, ou le commerçantassis au comptoir d’une boutique rue d’Aboukir, à  Paris, unebicoque à  Bois-Colombes. Il n’y avait qu’un Anglais pouravoir conçu, sans dire ouf, cette entreprise tout ensemble cocasseet sublime, romanesque et positive, de rédemptorisme exotique, dontcelui-ci m’avait, avec un admirable flegme, résumé d’un mot leprogramme. Et de même, il n’y avait qu’une Blanche dans ledemi-monde capable de tenir, pendant des jours et des jours, lerôle d’une veuve pas très fortunée, mais irréprochable, envillégiature avec son fils, au point de provoquer chez unpersonnage aussi pénétré de respectabilité que le père de missCobay un intérêt assez puissant pour aboutir à  cet accèsd’apostolat. Je la voyais déjà, tentée elle-même par le paradoxe decette fin de vie, acceptant l’offre du général, embarquée sous sonnom vertueux à  bord du transatlantique allemand, édifiant lespassagers par sa tenue, présidant à  quelque fête de charitéen faveur des pauvres matelots ; puis à  New-York,effarée et divertie par le tumulte des

rues; puis à  Jacksonville,s’embarquant sur un autre bateau en partance pour ces mystérieusesBahamas, dont j’entendais parler chaque jour quand je voyageais enFloride; et le paysage semi-tropical que j’ai tant aimé s’évoquaitdevant ma rêverie : une mer trop bleue entre des cocotierscolossaux chargés de fruits gros comme des têtes d’enfant, deschèvrefeuilles plus hauts que des hommes, un monstrueuxentrelacement de lianes autour des chênes verts, des champsd’ananas exhalant sous le soleil un arôme enivrant, des valléesentières de cannes à  sucre, et sur la terrasse en bois – lapiazza – c’est le mot là-bas – d’une maison cachée parmila poussée des gigantesques végétations, Blanche dans un hamac, entrain de se souvenir et de regretter peut-être son enfer dans sonparadis. Elle avait si bien dit: « J’aime la vie,j’aime ma vie! » Et c’est vrai qu’il y a un telattrait pour les nerfs dans les sensations puissamment contrastéesoù elle s’était meurtrie et ravie, déchirée et enivrée, depuis desannées.

 

Je n’avais donc pas douté une secondequ’arrivée à  cet âge si dangereux pour une femme de saclasse, qui marque la fin de la jeunesse, elle n’acceptât la chanceinespérée, invraisemblable, qui lui était offerte si magnanimement,si naïvement aussi. Quand le général quitta Rapallo, deux joursplus tard, pour reconduire sa fille en Angleterre avant de revenirs’embarquer à  Gênes, j’étais bien persuadé qu’il trouverait,au jour du départ, le jeune Percy et Blanche prêts à l’accompagner. La tentation me vint d’aller, moi aussi, assisterà  ce fantastique exode, et puis je pensai que cette démarcheserait une grosse faute d’orthographe envers la charmante femme etson bienfaiteur. Évidemment celui-ci était le plus généreux deshommes. C’en était aussi le plus irréel, par certains côtés, lemoins capable de se figurer dans sa vérité la vie de plaisirà  Paris. Cependant, il en savait assez pour que touteprésence qui lui rendrait comme concret ce passé de sa protégée luifût odieuse. Je m’abstins donc d’être là  sur le quai duVieux-Môle le matin où je savais que le FeldmarschallMoltke – c’était le nom du paquebot – partait de Gênes.D’ailleurs, le travail pour lequel j’étais venu m’exiler à l’albergo Balbi, già  del Leone, devint de plus enplus pressant. Il m’absorba bientôt au point de me faire oublier etles complications sentimentales de la pseudo-Mme de La Charme, etl’idylle de Cynthia Cobay avec le jeune Percy, et l’étonnantecharité du major général en retraite. Cette besogne finie, je nepus résister à  l’éternel attrait de la Toscane trop voisine.Je m’y attardai si longtemps que j’étais encore à  Sienne aumois de juin, mal placé, on en conviendra, pour avoir des nouvellesdu monde et du demi-monde. Le hasard voulut qu’à  mon retourje ne rencontrasse aucun des camarades qui me permettent une oudeux fois l’an de reprendre contact avec le Paris qui s’amuse. Etpuis, en eussé-je rencontré un, que j’aurais considéré comme sacréela confidence de la pauvre « Tristesse etMalines ». On jugera donc de mon étonnement lorsque,assis à  l’orchestre du Théâtre-Français, cet automne, pourassister à  la reprise du Pardon, ce petitchef-d’œuvre de marivaudage amer où Jules Lemaître a peut-êtreécrit son chef-d’œuvre tout court, j’aperçus dans une desbaignoires d’avant-scène, celle de droite, qui? Mme de Saint-Cygneelle-même. Ses cheveux châtains à  reflets blonds étaientdélicieusement coiffés du plus joli turban de tulle vert pâlequ’ait chiffonné la mode de cette année, et son buste, resté toutjeune, était pris dans un véritable ruissellement de paillettesassorties à  la nuance du chapeau qui chatoyaient sur un fondd’étoffe d’argent. Ses manches transparentes laissaient voir legalbe délicat de ses bras frais. Elle avait auprès d’elle, dans saloge, par une coquetterie d’une jolie impertinence, une fille devingt-deux ans peut-être, une débutante, dont l’éclat ne lavieillissait pas trop. Son spirituel et fin visage suivait avec unéveil étonnant d’intelligence la prose cruelle et tendre que lesdeux actrices alors en scène, Mmes Baretta et Bartet, disaient sibien, elle qui a tout juste appris l’orthographe! Que nous étionsloin du major général, de la signora Balbi, du Tanghen et deRapallo! Cette fois, la curiosité fut plus forte que la discrétion,et je m’arrangeai, à l’entr’acte, pour passer devant labaignoire où elle était en train de s’éventer en causant. Elle mevit. Sa mobile physionomie exprima un saisissement. Elle pâlit etrougit tour à  tour fortement, et, de loin, elle me fit signed’approcher :

– «  Venez dans ma loge, »dit-elle, « je voudrais vous parler…»

Je la trouvai, quand on m’eut ouvert laporte, dans une espèce de petit salon en retraite qui faisait lefond de la baignoire. Elle avait sans doute dit à  son amie etaux deux hommes qui l’accompagnaient de ne pas nous déranger, carnous restâmes seuls pendant les quelques minutes que dura mavisite, – le temps de mettre un mystère de plus sur un mystère, etde redoubler pour moi la sensation d’une énigme de cœur que j’aidès le premier moment renoncé à  élucider.

– «  Vous avez eu l’air bien étonnéde me voir, » fit-elle en hochant sa jolietête. « Vous avez donc su que j’avais dû partir et pouroù?…»

– « Le général Cobay m’avait dit qu’ilvous avait offert de vous emmener avec votre fils aux Bahamas, »répondis-je.

– « Mon fils y est, » dit-elle avec unsingulier accent de mélancolie, « et moi, j’ai eu l’idée de lessuivre, un moment… Et puis j’ai compris que je ne pouvais pas, queje ne devais pas… D’abord, » et un sourire malicieux creusa unefossette dans sa joue gauche; « cet excellent généralétait plus amoureux de moi, sans s’en douter, que je ne vous l’aidit. Il s’en serait aperçu, en route ou là-bas, et tout aurait maltourné… Et puis, » cette fois sa bouche avait pris un pli amer, «je sais très bien, voyez-vous, que je ne suis pas digne de vivreavec Percy. J’aurais trop souffert auprès de lui de tout ce que jen’aurais pas pu lui dire. Quand je le voyais quinze jours par an,la joie de la présence était plus forte. Elle ne l’aurait pastoujours été. J’en ai fait un homme, et un homme qui ne saura lavérité, s’il la sait jamais, qu’à l’âge où l’on peut pardonnerparce que l’on comprend. C’est tout ce que je pouvais. Le généralm’écrit qu’il est très content de lui. Il réussit admirablement. Ils’intéresse déjà à toute l’exploitation. Que celacontinue, et son avenir est assuré… Si je ne suis plus là dans quelques années, qui sait si le mariage avec Cynthia ne sefera pas? Tranquillisez-vous, je n’ai pas changé d’idée sur lesuicide, et je n’ai aucune idée de me tuer. Mais on peut mourirnaturellement. Cela arrive… Et puis, il y a tant de manières dedisparaître, même vivante, quand votre miroir vous dit qu’on a finison temps !… Soyez sûr que j’en choisirai une qui ne vous gâtepas l’image que je voudrais que vous conserviez de moi, puisqu’ilse trouve que vous savez tout… » Et, mutine de nouveau: « Il ya encore une raison qui m’a empêchée de partir…» Elle avança sonpied, et, relevant le bord de sa jupe, elle me montra son bas desoie à  jour et le volant de dentelle de son jupon, puis,faisant froufrouter l’étoffe :

– « C’est tout cela, que je veux encoreporter pendant les deux ou trois ans qu’il me reste à  êtrejolie!… Je vous l’ai avoué là -bas, et c’est toujours vrai:j’ai aimé, j’aime le luxe, follement. J’aime mon filspourtant, » ajouta-t-elle dans un soupir. « C’est toujoursTendresse et Malines!…» Je pouvais voir qu’à  travers cemélange singulier de plaisanteries et de confidences elles’énervait de phrase en phrase, presque de mot en mot. Deux larmessoudain lui jaillirent des yeux, qu’elle me montra d’un gestepitoyable. Et, avisant à  son corsage un bouquet d’orchidées,elle dit : « C’est ma fleur préférée; on l’appelle le sabot deVénus, n’est-ce pas?… » Elle en brisa une, et, ramassant dans lapetite capsule qui termine la corolle une nouvelle larme quicoulait sur sa joue, elle me tendit la fleur, en ajoutant avec unmélange inexprimable de maniérisme et desensibilité: « Un sabot de Vénus, c’est tout ce qu’ilfaut pour les larmes d’une Mme de Saint-Cygne.» Elle souriait, etvoici qu’elle éclata en un sanglot convulsif: « Je me suisjuré, » disait-elle, « que je ne le reverrais jamais.Mais que c’est dur! que c’est dur!…» Et, pour finir, elle tira desa poche une boîte à  poudre en or, de la forme d’un étuià  cigares, incrustée de saphirs, un de ces absurdes bijoux oùse trahit la prodigalité folle des existences comme la sienne. Avecla houppette, elle se mit à  effacer furieusement la trace deses larmes, en se forçant à rire de nouveau. Et elle répétait : «Non, ils ne verront pas que j’ai pleuré. Ils ne le verront pas…»Puis, comme on frappait, pour annoncer le lever du rideau: «Adieu,» fit-elle avec un accent soudain sérieux et presquegravement triste; « quand vous me rencontrerez, ne mereconnaissez pas. Je vous devais de vous raconter comment tout celaavait fini, après que vous vous étiez si gentiment mis à  monservice là -bas. Mais je sens que cette conversation m’a tropfait mal, mal dans mon cœur, mal dans ma chair… Ne m’en veuillezpas de ce que je vous dis…» Elle eut une reprise de grâce navrantedans cette tristesse:  » Ne m’oubliez pas tout à  fait nonplus, et gardez la fleur. Vous avez là  tout ce que la pauvreMisère et Malines aura eu de bon… Ce n’est pas grand’chose, maisc’est très propre, je vous jure… Un sentiment vrai, dans n’importequel monde, allez, ce n’est pas rien… »

 

Décembre 1898.

 

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