Un Homme d’Affaires

Chapitre 5

 

Je ne sais pas combien de temps jedemeurai assis sur cette roche, à  regarder l’horizon età  songer. Je fus réveillé de cette espèce d’hypnotismeméditatif par un coup frappé légèrement sur mon épaule. Un coup?non, – la douce pesée d’une main de femme. Je n’avais entendupersonne approcher. Je me retournai en sursaut et je reconnus,debout auprès de moi, la taille drapée dans une mante sombre etdoublée de fourrure, Blanche elle-même. Quoique la pénombre ne mepermît qu’à  peine de distinguer ses traits, je devinaiqu’elle était toute pâle, sous la fanchon de guipure noire dontelle avait enveloppé ses cheveux et son cou. Je vis aussi qu’elletremblait un peu. Cette émotion aurait du finir de me prouvercombien mes hypothèses de tout à  l’heure étaient fausses. Untel trouble était vraiment hors de proportion avec le danger dontelle pouvait se croire menacée. Sur place, on ne raisonne pas tant,et je n’eus aussitôt qu’une idée, celle de la rassurer sur madiscrétion. Je pris sa petite main. Je la lui baisai aussidélicatement que jadis, et je lui rappelai sur un ton dedemi-plaisanterie affectueuse notre dernière rencontre.

– « Ainsi, c’est bien vous, »commençai-je, «vous, Tendresse et Malines!… Nous aurions été bienétonnés, avouez-le, si l’on nous avait raconté, quand nous soupionsavec ce pauvre Vernantes, que nous nous retrouverionsainsi?»

– « Ne riez pas. il n’y a vraiment pasde quoi, » répondit-elle d’un Ion altéré par une angoisse quicommença de m’étonner. « J’ai voulu vous parler et d’abord vousdire merci…»

– «  D’avoir compris que vous nevouliez pas être reconnue? C’est l’a b c de la sympathie,cela, et j’ai hérité un peu de celle que François avait pour vous…»Et, pour maintenir, malgré elle, la causerie sur le ton defamiliarité gaie par où j’avais commencé : « Mes compliments,d’ailleurs. Vous les choisissez bien… »

– « Ah! taisez-vous, »interrompit-elle, d’un accent plus étouffé encore, en me prenant lebras, qu’elle me serra de toute sa force. « Vous ne savez pasà  quoi vous touchez… »

– « Comment? « dis-je, et sans railleriecette fois : « Vous n’êtes pas heureuse?… Il ne vous aime pas?…»

– « Taisez-vous, par pitié, »répéta-t-elle,  » taisez-vous! » Puis, lâchant mon bras: « C’esttout naturel. Vous ne savez pas. Vous le prenez pour mon amant… »Et, avec une voix que j’entends encore, elle ajouta : «C’est monfils… »

 

Cette phrase, tombée entre nous deux, sisimplement, si brusquement, fut suivie du silence douloureux donts’accompagnent certains aveux, solennels à  force d êtreirréparables. Je ne doutai pas un instant que Blanche ne me dît lavérité. Pourquoi m’eût-elle menti? D’ailleurs, certains accents,certains mots aussi, ne peuvent pas mentir. Ce que Vernantesm’avait raconté sur cette étrange fille, sur ses soudaines reprisesde délicatesse et de bonté dans l’existence la plus contraireà  ces vertus, sur son romanesque et sur sa fantaisie, merevint à  l’esprit. Quand cet ami, le plus pareil à  moi,par certains coins de sensibilité morbide, de ceux auxquels jesurvis, se complaisait à  me portraire en héroïne de romancette pécheresse professionnelle, je haussais les épaules. Mesrares rencontres avec elle m’avaient seulement donné l’idée d’uneliberté dans les mœurs et d’une folie de grâce dans la toilette peuconciliables avec des émotions secrètes et profondes. Et, tout d’uncoup, voici que j’apercevais, dans cette créature de frivolité etde caprice, une énigme plus poignante encore que lesattendrissements maladifs de Vernantes ne me l’avaient faitpressentir. Ainsi la femme entretenue se cachait sous un faux nomdans ce coin retiré d Italie pour y vivre en tête à têtequelques semaines, quelques jours, avec son fils!… Son fils?était-ce possible? Ce frêle garçon aux jolies manières, à laphysionomie fraîche, aux yeux candides, paraissait avoir uneéducation si différente de celle que supposait le milieu de samère? Ignorait-il quelle était cette mère? Était-ce pour le tromperqu’elle s’était inscrite sur les registres de l’hôtel sous ce nomde vaudeville. Mme de La Charme? Avait-elle réalisé ce prodige devivre deux vies, d’être deux femmes, la Mme de Saint-Cygne despremières, des courses, des soupers fins et du reste, – et cetteautre femme qui se tenait devant moi, bouleversée jusqu’à l’horreur par ma confusion de tout à  l’heure quand j’avaispris ce fils pour un amant? Une pareille dualité était insensée.Elle était vraie pourtant, je la sentis vraie, avant même que jen’eusse reçu cette confession lamentable dont je me souviendraitoujours, confession prise et reprise, chuchotée et criée tourà  tour sur cette grève solitaire, durant les trois quartsd’heure que nous y passâmes, elle, assise maintenant auprès de moi,et tous deux n’osant pas sortir de l’ombre. Si quelqu’un deshabitants de l’hôtel nous avait seulement vus ensemble et qu’il1’eût rapporté au fils, Blanche aurait dû avouer que nous nousconnaissions. Comment expliquer alors pourquoi je ne l’avais passaluée à table d’hôte? Elle avait trop réfléchi à  sasituation pour ne pas en savoir le danger constant: la cruellerévélation viendrait, si elle devait jamais venir, d’une toutepetite imprudence qui éveillerait chez l’enfant le premier soupçon.Mais la pauvre fille était dans une de ces crises où nous subissonsinstinctivement, presque animalement, le besoin d’un témoin, d’unautre être à  qui nous montrer, de qui implorer l’appui, parqui nous faire suggérer ce que nous n’osons pasvouloir. Par ce soir de détresse, je lui représentaiscette chose, aussi souhaitée qu’inespérée: un confident qui1’écoutât, qui la comprît. Je ne m’en étonnai pas trop. Je l’aiconstaté souvent, les écrivains qui font profession d’analyser lespassions humaines produisent sans cesse de ces phénomènes d’unedéfiance ou d’une confiance également excessive, égalementimméritée. Certaines personnes ne peuvent se trouver avec eux faceà  face sans leur attribuer un pouvoir quasi magique depénétration intime qu’elles réclament ou, suivant l’occurrence,dont elles ont peur. Elles ne se doutent pas que la forced’observation déployée par un auteur dans ses ouvrages n’est jamaisdirecte. Ce n’est même pas une force d’observation, c’est une forcede construction, et qui, au lieu de nous aider à bien voir,s’interpose le plus souvent entre nous et les choses, pour nous lesdéformer. Je venais d’en donner à  Blanche la preuve la plushumiliante en lui parlant comme j’avais fait. Un mot suffit pourqu’elle l’oubliât et n’aperçût plus en moi que l’ami de FrançoisVernantes d’abord, et surtout le docteur ès sciences sentimentalesdont elle mendiait la consultation, – infortuné docteur qui n’ajamais su se traiter lui-même!…

– «  Je vous demande pardon, » luiavais-je dit, pour rompre ce cruel silence, « si j’avais su! »

– « Ah! » répondit-elle, » j’aitant cru que vous saviez, que vous deviniez, quand je suis entréedans la salle à  manger et que vous ne m’avez pas saluée…Dieu! Quelle heure je venais de passer depuis que Mme Balbi m’avaitdit qu’un Parisien était dans l’hôtel et qu’elle vous avait nommé!…Un mot, et vous comprendrez mon agonie : mon fils ne sait pas quije suis. Mais c’est toute une histoire à  vous raconter… Je nepeux pas. Le temps m’est mesuré pour ce que j’ai à  vousdemander… S’il nous surprenait seulement… Non! Ce n’estpas lui… »

Une forme masculine s’approchait, quinous dépassa sans prendre garde à nous. C’était un paysanquelconque et qui chantonnait une phrase musicale de laCavalleria rusticana, la plus populaire et la moinsheureuse : « Viva il vino spumeggiante… » Comme la voixs’éloignait, ma compagne me prit la main, qu’elle mit sur son cœur,pour m’en faire sentir les battements, avec une familiarité où jene pensai pas à  reconnaître un signe de son métier degalanterie. Ce cœur sautait à  lui rompre la poitrine, etj’essayai de la calmer.

– « Il ne viendra pas, ni lui,ni personne. Mais vous n’avez pas besoin de rien m’expliquer.Dites-moi seulement ce que vous désirez, et je le ferai. Je vousdois une réparation, d’abord… »

– « Aucune, » fit-elle vivement, « maismerci d’avoir un peu de pitié pour moi… J’en mérite beaucoup, jevous assure, quoique je ne me plaigne pas souvent. Il faudrait direce que presque personne ne sait, ce que Vernantes n’a pas su, ceque vous ne sauriez pas, si le hasard ne vous avait pas amené ici…Le hasard? Non, peut-être quelque chose d’autre… Je suishorriblement fataliste, voyez-vous, et c’est pour cela que je suisdescendue dans la salle commune, ce soir, quoique je courusse lerisque que vous vinssiez me parler devant lui. J’étais décidéeà  vous dire: « – Vous me prenez pour une autre… » -Puis, quand vous êtes resté sans même faire un geste, et je voyaissi bien que vous me reconnaissiez, alors j’ai pensé: C’est mondestin qui me l’envoie, et je vous ai cherché aussitôt le dînerfini… J’ai bien failli le regretter quand vous m’avez plaisantée.Vous m’avez fait tant de peine!… Mais c’est une douce peine,puisque vous venez de me faire tant de bien en me plaignant…»

– « J’ai compris que voussouffriez, » lui répondis-je, « il ne fallait pas beaucoupd’intelligence pour cela… Un peu de cœursuffisait… »

– « Un peu de cœur, » répéta-t-elle,avec cette espèce de mutinerie désenchantée qui m’était restée dansle souvenir comme le trait le plus charmant de sa nature, et elleinsista :

– « Un peu de cœur? Mais qui en apour nous, quand il ne s’agit pas de nous faire la cour?… Je n’aijamais eu beaucoup d’illusion sur ce que les hommes nous donnent,allez, à  nous autres. Si j’en avais eu, je les aurais toutesperdues le jour où j’ai eu Percy. C’est son prénom, celui de sonpère, qui était Anglais. Il est à  la Chambre des lords,aujourd’hui. Ce prénom, je le lui ai donné, par une dernièreespérance qu’un jour, si le père le rencontre, il comprenne… Pauvrepetit être ! Quand il a tressailli dans mon flanc, j’avaistant cru qu’il le porterait outre ce prénom, le nom de famille dece père. Et puis, quand j’ai couru dire à  cet homme : « Jecrois que je suis enceinte », je l’entends encore me répondre, -oh! c’était un Anglais très Parisien: « Pour une gaffe,Blanche, en voilà  une gaffe!…» Et quand j’ajoutai : « Maisc’est de toi!» il se mit à  rire, d’un rire qui me glace lesang après des années, rien que d’y songer… C’était trop naturelqu’il ne me crût pas. Il ne m’avait pas eue sage, et il ne vivaitpas avec moi, qui avais pourtant eu, pour une fois, la bêtised’aimer et d’être fidèle. Mais cela ne se prouve pas. Je n’essayaipas de lutter. J’ai la prétention d’avoir été un honnête homme tantque j’ai pu, si je n’ai pas été une honnête femme, et de n’avoirjamais commis une vilenie. J’ai toujours eu le tort d’être fière,car c’est un tort dans mon métier, parait-il!… Quand mon amant eutri de ce rire-là, je me serais tuée plutôt que d’accepter de lui unsou pour l’enfant… C’est bien mon fils, allez. C’est mon filsà  moi toute seule… J’avais à  cette époque une renteviagère que j’ai toujours. Elle m’a été donnée par un des Wérékiew,vous ne l’avez pas connu? Un drôle de garçon, très original, et quiavait, lui aussi, un peu de cœur. Il me l’avait envoyé, ce couponde rente, le môme jour qu’un buggy, dont j’avais eul’envie, en m’écrivant sur sa carte : « De la part du princeW…, une voiture et un garde-crotte pour vos malines. » – Vousvous rappelez les plaisanteries de Gladys et mon sobriquet? C’estvrai que ces pauvres douze mille francs par an m’ont souvent servide garde-crotte. Sans eux j’aurais été bien embarrassée alors.J’avais tout quitté pour cet amant dont j’étais enceinte, et je nevoulais pas le revoir… Mais j’ai été chic, » ajouta-t-elle enemployant, avec le plus coquet hochement de tête, cet abominableterme d’argot, « j’ai fait ma première vente et j’ai plongé. ToutParis m’a crue en bonne fortune dans quelque château de Pologne oude Hongrie. J’avais exécuté déjà  une fugue de ce genre. Enfait de château, j’étais tout bonnement en train d’accoucher dansune petite ville de province, dans le Nord, chez de braves gens quim’avaient loué un appartement meublé… Encore la destinée. Jepouvais tomber sur des maîtres chanteurs qui essayassent de savoirqui j’étais, d’où je venais. Ceux-là  ont tout cru – ou ilsont fait semblant de tout croire – de l’histoire que je leurracontai: je m’étais donnée à  eux pour la veuve d’un officierde marine mort dans un naufrage, Mme de La Charme. – La Charme,c’est mon village natal, pas bien loin d’Ingrande. J’avais espéréque ça me porterait bonheur. – Et voilà  comment Percy est né…»

– « Et à  la mairie, » luidemandai-je, « vous n’avez pas eu de difficulté? »

– « Ce fut tout un drame, »reprit-elle. « Je vous ai dit que ces gens étaient excellents.Quand j’ai vu qu’ils allaient, sur ma seule affirmation, déclarerl’enfant comme fils d’une veuve et faire un faux témoignage, c’aété plus fort que moi, je n’ai pas pu. Toujours le fond d’honnêtehomme. Je leur ai avoué qui j’étais et que je leur avais menti, ettout le reste. Ah! les braves cœurs! Eux aussi, ils ont eu pitié demoi, et c’est chez eux que mon fils a grandi. C’est eux qui mel’ont gardé jusqu’à  leur mort, il y a quatre ans… Des êtrescomme ceux-là, comme ce vieux mari et comme cette vieille femme, nedevraient jamais partir… »

– «  Vous me permettez unequestion? » interrogeai-je. « Vos hôtes ont dû, tels que vousme les décrivez, avoir l’idée que vous resteriez avec eux. Vousaviez, non pas la fortune, mais l’aisance. Ces pauvres douze millefrancs, comme vous dites, c’était la liberté, – de quoi élever cetenfant que vous aimez, de quoi… »

– « De quoi ne plus être une Mme deSaint-Cygne, » interrompit-elle, en continuant la phraseirréfléchie que j’hésitais à  finir. « Voilà ce que vouspensez et que vous n’osez pas me dire. Ah! pensez-le. Ah! dites-le.Vous avez raison, trop raison. C’est la plaie, cela. C’est lagrande plaie! » Et, avec une amertume infinie: « Que voulez-vous?Je n’ai pas pu… Il y a des femmes qui ne sont que des mères, mêmedans notre monde. II y a des femmes qui ne sont que des amoureuses,même dans le vrai monde. Moi, j’étais les deux. J’ai aimé mon fils,dès le jour où je l’ai eu entre mes bras, vivant, respirant,bougeant. Oui, je l’ai aimé, passionnément. Et puis, quand j’ai étéguérie de mes couches, quand j’ai revu, dans l’armoire à glace de ce modeste appartement, la Blanche mince et svelte quej’étais redevenue, une irrésistible nostalgie m’a saisie… De quoi?Ce n’est pas beau, mais il faut tout dire… La nostalgie du luxeauquel j’avais renoncé ces derniers mois, quand j’attendais monenfant. Sans taille, toute déformée, travaillée dans mon sang, dansma beauté, j’avais bien pu faire ce sacrifice. Maintenant que je meretrouvais telle que j’avais été avant la gaffe dont parlait monamant, plus jolie encore, avec quelque chose dans mes yeux etautour de mon visage qui m’étonna moi-même, je me sentis écrasée detristesse devant la médiocrité, la vulgarité des objets quim’entouraient… Le souvenir des raffinements parmi lesquels j’avaisvécu depuis des années s’empara de moi si fortement que ce futcomme une faim et comme une soif. J’éprouvai à  cette minuteque jamais, jamais je ne pourrais me passer de linge fin, de bas desoie, de dessous parfumés, de toilettes, de bijoux, de fleurs, desuccès aussi et de fêtes. J’avais le venin dans le sang. J’étaisune viveuse, – je le suis restée, tout en restant mère… C’estincompréhensible, c’est fou. Ce n’est pas ma faute, je suisainsi… »

 

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