Un Homme d’Affaires

Chapitre 7LE BILAN

… Il y avait dix-huit mois que s’étaientpassées les scènes de cette tragédie familiale, où ceux qui croientaux origines animales de l’homme – cette vue grossière du péchéoriginel – reconnaîtront un cas d’atavisme féroce chez un de cescivilisés à  outrance, un de ces comblés de la société, siloin, semble-t-il, de la sauvagerie primitive. Ceux qui pensent que« ce monde », suivant une formule célèbre, « est un système dechoses invisibles, manifestées visiblement,» voudront y voir, dansle domaine de la vie privée, – mais qu’est-ce, l’humanité, sinondes millions et des millions de vies privées? – une application dela loi la plus mystérieuse et la plus certaine d’ici-bas : celle del’innocence payant pour le crime, et de la victime substituée : « Quœ non rapui, tune exsolvebam,» dit le Livre, – « j airendu ce que je n’ai pas volé… » On juge bien que ces deux points devue, l’un tout naturaliste, l’autre mystique, n’étaient pas ceux dela jolie Camille Favier et du sire de Longuillon, devenu récemment,de par la mort de son oncle, le prince de La Tour-Enguerrand. Ilétait trois heures de l’après-midi, et ils se retrouvaient, en têteà  tète, dans le petit salon-fumoir où s’était brocanté cemariage, qui avait dû, tout ensemble, ouvrir au brasseur d’affairesles portes du Jockey, assurer sa vengeance contre troisêtres qu’il haïssait et inaugurer la restauration du castel féodaldes La Tour-Enguerrand. Le mariage avait eu lieu, – c’était le seulpoint du programme qui se fût réalisé. En dépit d’un parrainage depremier ordre, le cercle de la rue Scribe était demeuré fermé auchâtelain de Malenoue, privé pour toujours de l’insigne honneur delire son nom suivi du J de ses rêves dans les annuairesélégants. Et depuis gue le vieux gentilhomme était allé rejoindre,au cimetière de Picpus, les La Tour-Enguerrand guillotinés en 1793,l’antique donjon avait été de nouveau abandonné à l’envahissement des herbes et des rats. Le prince Guy était partrop de son époque pour ne pas avoir arrêté les frais, aussitôtdélivré de son oncle, – le seul être au monde devant lequel il sefût toujours senti petit garçon. Cette mort avait eu pour effet dele rendre un peu plus  » moderne », plus « nouveau jeu » plus «dans le train », – jolis synonymes pour dire un peu plus cynique.Quand un homme du nom et de la tradition de celui-là s’est déclasséà ses propres yeux, il semble qu’il ait le besoin de devancerle mépris et comme de le déconcerter par cette fanfaronnade decorruption qui ne date pas d’hier, – Louis XIV la reprochaitdéjà  au Régent, – et voici les propos qu’échangeaient legrand seigneur et la comédienne, dressant, à  leur façon, lebilan définitif de ce que Casal avait très justement appelé lereport de l’homme d’affaires: – passif etactif.

– « Il faut que tu lui parles, « disaitle nouveau prince de La Tour-Enguerrand, « ça ne peut pas durerplus longtemps… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, je te ledemande, avec cent mille francs par an?… Et je sais qu’il a gagné,depuis ces dix mois, des sommes énormes dans les mines. Desforgesles chiffre à dix millions; mettons-en six, mettons-en deux;et il ne me donnerait pas seulement de quoi payer les maçons de LaTour-Enguerrand !… »

– « Hé! il s’en moque un peu, devotre bicoque? » répondit Camille. « Ce qu’il voulait,c’était le cercle… Vous ne le lui avez pas donné. Franchement,c’est lui qui est refait… Point de Jockey, et un gendre qui n’a pasattendu quinze jours pour retourner chez les demoiselles!… Oui ounon, avons-nous soupé chez Léa moins de deux semaines après tonmariage?… »

– « Il ne lui manquerait plus que de meservir de la morale !… Et chez qui sommes-nous donc ici,belle-maman?… D’ailleurs, » ajouta-t-il, après s’être promené delong en large dans la chambre, «je ne sais pas pourquoi je ne tedirais pas la vérité. J’aurais encore soupé chez Léa le soir mêmeque j’aurais été dans mon droit, attendu que ma femme n’a jamaisvoulu être ma femme, entends-tu, jamais… C’est à ne pas ycroire, n’est-ce pas? C’est ainsi pourtant. Oh! elle ne m’a paspris en traître. Je n’ai rien à lui reprocher, elle a étéstrictement loyale. Le jour où nous nous sommes fiancés, elle ademandé à  me parler. Je lui ai donné ma parole de la laisserparfaitement libre, sous la condition que je serais parfaitementlibre aussi… Je n’ai pas cru que ce fût sérieux. Qui 1’aurait cruà  ma place? Je me suis dit: exaltation romanesque,enfantillage de petite fille, sentiment contrarié… Hé bien !Pas du tout, c’était très sérieux, – et

nous voilà !… »

– « C’est assez extraordinaire, eneffet, » répondit Camille, qui n’avait pas caché sa surprise, etelle rit du rire qu’elle avait quand elle soulignait une petiteinfamie bien constatée :

– « Pas le moyen, alors, d’avoir le bébéd’assurance, en cas de veuvage, pour hériter du beau-père… » Puis,s’étant levée à  son tour, elle se mit à  marcher dans lachambre, comme si cette révélation remuait en elle un monde depensées, et elle demanda : « Elle est très pieuse, Mme de LaTour-Enguerrand ?… »

– « Elle est en train de le devenir, »dit le prince.  » Tu m’avoueras que ça, c’est la guigne desguignes ! Un brave garçon rencontre une jeune fille élevéecomme toutes les jeunes filles, qui a de la branche, joue autennis, patine, monte à  cheval, sait mener, pédale, enfintout ce qu’il faut pour devenir une gentille camarade de fêtehonnête… Et il se réveille ayant épousé une femme qui a horreur dumonde, qui lésine sur sa toilette, qui ne rêve plus qu’œuvres,charités, retraites, – un tas de bêtises, quoi!… Si ça continue,elle finira par vivre comme une pauvresse. Et depuis qu’elle aperdu son vieil ami San Giobbe, la mère est pire… Et croirais-tucela encore, il n’y a pas moyen de décider mon beau-père à mettre ordre à ça ?… C’est plus prodigieux que tout. Il al’air d avoir peur de ma femme… J ai eu quelque temps l’espoir quecette toquade passerait, » continua-t-il. « Je tablais sur Clamand.Tu te le rappelles? Je ne t’ai pas conté, à  l’époque, qu’ilavait écrit une lettre indignée, lors du mariage? Très correcte, dailleurs… Je l’ai lue. .Je lis toutes les lettres. Cela fait partiede notre convention. Dans les rapports où nous sommes, c est bienle moins… Et sa lettre écrite, il avait changé du tout au tout… Ils’était jeté dans la haute noce. Il avait acheté ce que j’appelleune bonne inconduite soutenue… Toute la lyre. Il buvait. Il jouait.Il promenait des petites dames, enfin le grand battage d’un bonjeune homme en train de devenir un mauvais sujet, et qui veut qu’onle sache, par désespoir du beau mariage d’amour manqué, comme tudisais… Je comptais sur le dépit du côté de ma femme, car jecroyais bien que c’était Clamand le point faible. Oui, je lecroyais, et l’autre jour… »

– «  L’autre jour?…» interrogeaCamille, avec une curiosité qui aurait étonné La Tour-Enguerrands’il eût été capable de penser à  autre chose qu’au récit deses mécomptes conjugaux et financiers.

– « J’entre chez ma femme, bien parhasard, en revenant du cercle. Elle était avec sa mère. Elle avaitune lettre à  la main. Je vois Mme Nortier qui fait un gestepour la prendre, et ma femme, avec son grand air, – car elle esttrès princesse de La Tour-Enguerrand, à  travers ses gyries, -qui lui dit : – « Non, maman, je me suis engagée à  luimontrer toutes mes lettres, il verra celle-là  aussi… »C’était de Clamand. Il n’y en avait pas long. Il demandait pardonde l autre lettre, celle du mariage, et il annonçait son départpour l’Afrique, où il a obtenu une mission. J’ai eu un momentl’idée de lui envoyer une paire d’amis, et puis j’ai pensé :à  quoi bon?… J’ai réfléchi, et j’ai conclu : ce n’est pasClamand qu’il y a entre ma femme et moi… » Et, après un silence : «Qu’il y ait ce qu’il voudra, d’ailleurs, ça m’est égal, mais queNortier ne se paie pas plus longtemps ma tête ! Lui, refait?Allons donc ! Nous avons un connétable, trois maréchaux,quatre ambassadeurs, un cardinal; nous datons de 960. C’est unpaquet, que diable! et, sans moi, il n’aurait jamais trouvé deuxparrains au Jockey!… Ça vaut bien un petit un pour cent sur sesbénéfices de l’année. Je m’en contenterais… »

Et sur cette boutade, jetée enbouffonnant, le grand enfant corrompu qu’était l’héritier dégradéd’une héroïque lignée tira de sa poche un étui à  cigares. Ilen alluma un et offrit du feu à  Camille, qui, de son côté,avait pris sur la table, dans une coupe, un des papyrosrusses à  longs bouts dont elle avait l’habitude. Qu’il eûtété étonné, si les fameux rayons X, dont j’ai parlé à  proposde son entretien avec son futur beau-père, dans cette même pièce,eussent de nouveau fonctionné ! Et que le mari officiel deBéatrice soupçonnait peu les pensées de la comédienne, celles dederrière la tête! Le mot de l’énigme qu’il cherchait, sans letrouver, Camille, avertie par la sinistre expression des yeux deNortier, le jour où le mariage s’était conclu chez elle, l’avaitcherché, elle aussi, à  travers ces libres conversations dudemi-monde, où les hommes laissent échapper tant de confidences, enquestionnant un Casal, un Desforges, vingt autres, et elle l’avaitdeviné. Elle avait compris le procédé employé par le faux père pourcontraindre l’enfant de l’amant à ce mariage et le savantmécanisme de cette hideuse vengeance. Un étrange remords, comme enont quelquefois les filles, un de ces scrupules qui sont,à elles, le report de leur délicatesse et quiprennent, par contraste une espèce de pathétique, lui avait renduinsupportable d’avoir été mêlée à  cette vilaine histoire.Elle avait compris encore que, parmi toutes les blessures dontsaignait la victime, la seule qui put être pansée était celle quedevait lui avoir faite le mépris de Clamand. Et la comédiennegalante, la maîtresse du financier Nortier, l’anarchiste endiscours et en actions, était redevenue la petite Faviersentimentale, la Duchesse bleue des premières années. Elle avaittrouvé le moyen d’écrire à  Clamand, de le voir et de lui toutapprendre. Elle venait de savoir par La Tour-Enguerrand que soncalcul avait réussi et que la sacrifiée avait une plaie de moinsdans son cœur. Et elle pensait, en tirant des bouffées de sacigarette, avec un peu d’humidité dans ses beaux yeux bleus, et aucoin de la bouche ce demi-sourire d’une rosserie qui ne s’épargnepas elle-même :

– « Pauvre femme ! Voilà  laseule bonne chose qu’elle aura eue depuis bien longtemps! Et c’està  moi qu’elle le doit… » Puis, comme son regard avaitrencontré le rubis donné jadis par Nortier – on se rappelle – enguise de commission, elle ôta la bague de son doigt, et elle lajeta dans une coupe, en disant tout haut, pour ne pas se laisseraller à  son attendrissement: – « C’est égal, la vie estjoliment farce, tout de même!…»

 

 

Octobre 1900.

 

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer