Une Fille du Régent

Chapitre 24LA SORCIÈRE DE SAVENAY !

J’avais dix ans, et je vivais à Pontcalec, au milieu des bois,lorsqu’un jour, que nous avions résolu, mon oncle Crysogon, monpère et moi, d’aller faire une furetée de lapins à une garennedistante de cinq ou six lieues, nous trouvâmes, sur la bruyère, unefemme assise, et qui lisait. Si peu de nos paysans savent lire, quecette circonstance nous étonna fort. Nous nous arrêtâmes, enconséquence, devant elle, pour la regarder. Je la vois encore commesi c’était hier, quoi qu’il y ait près de vingt ans de cela. Elleportait le costume noir de nos Bretonnes, avec la coiffe blanche,et était assise sur une grosse gerbe de genêts en fleur qu’ellevenait de couper.

De notre côté, nous étions disposés ainsi : mon père étaitmonté sur un beau cheval bai-brun à crinière dorée ; mononcle, sur un cheval gris, jeune, vif et ardent, et moi sur un deces petits poneys blancs qui joignent aux ressorts d’acier de leursjarrets la douceur de la brebis blanche comme eux.

La femme leva les yeux de dessus son livre, et nous aperçutgroupés devant elle et la regardant avec curiosité.

En me voyant ferme sur mes étriers, près de mon père, quiparaissait fier de moi, cette femme se leva tout à coup, et,s’approchant de moi :

– Quel dommage ! dit-elle.

– Que signifie cette parole ? demanda mon père.

– Elle signifie que je n’aime pas ce petit cheval blanc,répondit la femme aux genêts.

– Et pourquoi cela, la mère ?

– Parce qu’il portera malheur à votre enfant, sire dePontcalec.

Nous sommes superstitieux, nous autres Bretons, vous le savez.De sorte que mon père, qui pourtant, vous le savez encore,Mont-Louis, était un esprit ferme et éclairé, s’arrêta, malgré lesinstances de mon oncle Crysogon, qui l’invitait à se remettre enmarche, et, tremblant à l’idée qu’il pourrait m’arriver quelquemalheur, ajouta :

– Cependant ce cheval est doux, bonne femme, et Clément lemanie très-bien pour son âge. Moi-même, j’ai souvent monté cettebonne petite bête pour me promener dans le parc, et ses alluressont d’une égalité parfaite.

– Je ne comprends rien à tout cela, marquis de Guer,répondit la bonne femme ; seulement, le bon petit cheval blancfera du mal à votre Clément : c’est moi qui vous le dis.

– Et comment pouvez-vous savoir cela ?

– Je le vois, répondit la vieille avec un accentsingulier.

– Mais quand cela ? demanda mon père.

– Aujourd’hui même.

Mon père pâlit ; moi-même j’eus peur. Mais mon oncleCrysogon, qui avait fait toutes les guerres de Hollande, et quiétait devenu esprit fort en se battant contre les huguenots, se mità rire à se renverser de cheval.

– Parbleu ! dit-il, voilà une bonne femme quicertainement s’entend avec les lapins de Savenay. Que dis-tu decela, Clément ? ne veux-tu pas retourner à la maison et tepriver de la chasse ?

– Mon oncle, répondis-je, j’aime mieux continuer ma routeavec vous.

– C’est que te voilà tout pâle et tout singulier. Aurais-tupeur, par hasard ?

– Je n’ai pas peur, répondis-je.

Je mentais ; car je sentais en moi-même un certainfrémissement qui ressemblait fort au sentiment que je tentais dedissimuler.

Mon père m’a avoué, depuis, que sans ces paroles de son frère,qui lui causèrent une fausse honte, et mes paroles, à moi, quichatouillèrent son amour-propre, il m’eût, ou renvoyé à pied à lamaison, ou fait donner le cheval d’un de ses gens. Mais quelmauvais exemple pour un enfant de mon âge, et surtout quel sujet deraillerie pour le vicomte, mon oncle !

Je restai donc sur le poney blanc. Deux heures après nous étionsà la garenne, et la chasse commença.

Tout le temps que dura la chasse, le plaisir nous fit oublier laprédiction ; mais la chasse terminée, quand nous nousretrouvâmes, mon père, mon oncle et moi :

– Eh bien, Clément, me dit mon oncle, te voilà encore surton poney ? Diable ! tu es un garçon hardi.

Je me mis à rire, et mon père aussi. En ce moment noustraversions une lande aussi plate et aussi unie que le carreau decette chambre. Pas d’obstacle à franchir, aucun objet capabled’effrayer des chevaux. Au même instant, néanmoins, mon poney fait,en avant, un bond qui m’ébranle ; puis, il se cabre violemmentet m’envoie, à quatre pas, rouler sur le sable. Mon oncle se mit àrire ; quant à mon père, il devint aussi pâle que lamort ; pour moi, je ne bougeai pas. Mon père sauta en bas deson cheval et me releva : j’avais la jambe cassée.

Dire la douleur de mon père et les cris de nos gens, cela seraitencore possible ; mais, quant au morne désespoir de mon oncle,il fut inexprimable : agenouillé près de moi, me déshabillantd’une main tremblante, me couvrant de caresses et de pleurs, il nedisait pas un mot qui ne fût une fervente prière ; et, pendanttout le trajet, mon père fut obligé de le consoler et del’embrasser ; mais à toutes ces caresses et à toutes cesconsolations, il ne répondait rien.

On fit venir le meilleur chirurgien de Nantes, lequel me déclaraen grand péril. Mon oncle demandait pardon toute la journée à mamère, et l’on remarqua que, pendant tout le temps que dura mamaladie, il avait entièrement changé de genre de vie : au lieude boire et chasser avec les officiers, au lieu de faire, sur sonlougre amarré à Saint-Nazaire, les belles parties de pêche dont ilétait si grand amateur, il ne quittait plus mon chevet.

La fièvre dura six semaines, et la maladie près de quatremois ; mais, enfin, je fus sauvé : je ne conservai mêmeaucune trace de l’accident. Lorsque je sortis pour la premièrefois, mon oncle m’accompagna en me donnant le bras ; mais,lorsque la promenade fut finie, il prit, les larmes aux yeux, congéde nous.

– Eh ! où allez-vous donc, Crysogon ? lui demandamon père tout étonné.

– J’ai fait vœu, répondit cet excellent homme, si notreenfant échappait à la mort, de me rendre chartreux, et je vaisexécuter cette promesse.

Alors ce fut un autre désespoir ; mon père et ma mèrejetèrent les hauts cris. Je me pendis au cou de mon oncle pour ledécider à ne pas nous quitter ; mais le vicomte était de ceshommes qui ne reculent jamais devant les paroles engagées et lesvigoureuses résolutions : les prières de mon père et de mamère furent vaines, et il resta inébranlable.

– Mon frère, dit-il, je ne savais pas que Dieu daignâtquelquefois se révéler aux hommes par des actes mystérieux. J’aidouté, je dois être puni. D’ailleurs, je ne veux pas que monplaisir en cette vie me prive d’un salut éternel.

À ces mots, le vicomte nous embrassa, mit son cheval au galop,et disparut ; puis il se renferma dans la Chartreuse deMorlaix. Deux ans après, les jeûnes, les macérations et leschagrins, avaient fait de ce bon vivant, de ce joyeux compagnon, decet ami dévoué, un cadavre anticipé et presque insensible. Enfin,au bout de trois ans de retraite, il mourut me laissant tous sesbiens.

– Diable ! voilà une effrayante histoire, dit duCouëdic en souriant ; mais elle a son bon et son mauvais côté,et la vieille avait oublié de te dire que ta jambe casséedoublerait ta fortune.

– Écoutez ! dit Pontcalec plus grave et plus sérieuxque jamais.

– Ah ! ah ! ce n’est point encore fini ? ditTalhouët.

– Nous sommes au tiers seulement.

– Continue ; nous écoutons.

– Vous avez tous entendu parler de l’étrange mort du baronde Caradec, n’est-ce pas ?

– Oui, notre ancien camarade de collége de Rennes, ditMont-Louis, que l’on a trouvé assassiné, il y a dix ans, dans laforêt de Châteaubriant.

– C’est cela. Écoutez ; mais faites attention que ceciest un secret, qui, jusqu’à présent, n’a été connu que de moi seul,et qui désormais ne doit être connu que de moi et de vous.

Les trois Bretons, qui, d’ailleurs, prenaient un grand intérêtau récit de Pontcalec, lui promirent que le secret qu’il allaitleur confier leur serait sacré.

– Eh bien, dit Pontcalec, cette grande amitié de collége,dont parle Mont-Louis, avait subi, entre Caradec et moi, quelquealtération à propos d’une rivalité. Nous aimions la même femme, etj’étais le préféré.

Un jour, j’avais décidé d’aller chasser le daim dans la forêt deChâteaubriant. Dès la veille, j’avais fait partir mes chiens et monpiqueur, qui devait détourner l’animal, et moi-même je m’acheminaisà cheval vers le rendez-vous, lorsque, sur la route, je vis marcherdevant moi un énorme fagot ; cela ne m’étonna point ;vous savez que c’est l’habitude que nos paysans portent sur leurdos des fagots plus gros et plus grands qu’eux, de sorte qu’ilsdisparaissent derrière leur charge, qui semble alors, quand on lesregarde de loin et qu’ils vous devancent, marcher toute seule.Bientôt le fagot qui me précédait s’arrêta ; une bonnevieille, en se tournant de mon côté, dessina son profil, et, sefaisant un point d’appui de sa charge même, se redressa sur lerevers de la route. À mesure que j’approchais, mes yeux nepouvaient se détacher de la bonne femme ; enfin, longtempsavant que je fusse arrivé devant elle, j’avais reconnu la sorcièrequi m’avait, sur la route de Savenay, prédit que mon petit chevalblanc me porterait malheur.

Mon premier mouvement, je l’avoue, fut de prendre un autrechemin, afin d’éviter la prophétesse de malheur ; mais ellem’avait déjà aperçu, et il me sembla qu’elle m’attendait avec unméchant sourire. J’avais dix ans de plus que lorsque sa premièremenace m’avait fait frissonner. J’eus honte de reculer, et jecontinuai mon chemin.

– Bonjour, vicomte de Pontcalec, me dit-elle, comment seporte le marquis de Guer ?

– Bien, bonne femme, lui répondis-je, et je serai asseztranquille sur sa santé jusqu’au moment où je le reverrai, si vousm’assurez qu’il ne lui arrivera rien pendant mon absence.

– Ah ! ah ! dit-elle en riant, vous n’avez pasoublié la lande de Savenay. Vous avez bonne mémoire, vicomte ;mais cela n’empêche pas que, si je vous donnais aujourd’hui un bonconseil, vous ne le suivriez pas plus que la première fois. L’hommeest aveugle.

– Et quel est ce conseil, voyons ?

– C’est de ne pas aller à la chasse aujourd’hui,vicomte.

– Et pourquoi cela ?

– C’est de retourner à Pontcalec sans faire un pas deplus.

– Je ne puis. J’ai donné à quelques amis rendez-vous àChâteaubriant.

– Tant pis, vicomte, tant pis : car il y aura du sangde versé à cette chasse.

– Le mien ?

– Le vôtre et celui d’un autre.

– Bah ! vous êtes folle.

– C’est ce que disait votre oncle Crysogon. Commentva-t-il, votre oncle Crysogon ?

– Ne savez-vous pas qu’il est mort, voilà bientôt sept ans,à la Chartreuse de Morlaix ?

– Pauvre cher homme ! dit la bonne femme ; ilétait comme vous, il a été longtemps sans vouloir croire ;mais enfin il a cru ; seulement c’était trop tard.

Je frissonnais malgré moi ; mais une mauvaise honte medisait au fond du cœur qu’il était lâche à moi de céder à depareilles craintes, et que, sans doute, le hasard seul avaitréalisé la première prédiction de la prétendue sorcière.

– Ah ! je vois bien qu’une première expérience ne vousa pas rendu plus sage, mon beau jeune homme, me dit-elle. Eh bien,allez à Châteaubriant, puisque vous le voulez à toute force ;mais au moins renvoyez à Pontcalec ce beau couteau de chasse sibrillant.

– Et avec quoi monsieur coupera-t-il le pied du daim ?dit mon domestique qui me suivait.

– Avec votre couteau, dit la vieille.

– Le daim est un animal royal, répondit le domestique, etil veut avoir le jarret coupé avec un couteau de chasse.

– D’ailleurs, repris-je, n’avez-vous pas dit que mon sangcoulerait ? cela veut dire que je serai attaqué ; et, sil’on m’attaque, il faut bien que je me défende.

– Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit lavieille ; mais ce que je sais, c’est qu’à votre place, monbeau gentilhomme, j’écouterais la pauvre vieille ; que jen’irais pas à Châteaubriant, et que, si j’y allais, ce serait aprèsavoir renvoyé mon couteau de chasse à Pontcalec.

– Est-ce que monsieur le vicomte écoutera cette vieillesorcière ? me dit mon domestique, qui sans doute avait peurd’être chargé de rapporter à Pontcalec l’arme fatale.

Si j’avais été seul, je serais revenu ; mais devant, mondomestique, étrange faiblesse de l’homme ! je ne voulus pasavoir l’air de reculer.

– Merci, ma bonne femme, lui dis-je ; mais je ne voisvéritablement, dans ce que vous dites, aucune raison de ne pasaller à Châteaubriant. Quant à mon couteau de chasse, je le garde.Si je suis attaqué, par hasard, il me faut bien une arme pour medéfendre.

– Allez donc, et défendez-vous, dit la vieille en branlantla tête ; on ne peut fuir sa destinée.

Je n’en entendis pas davantage, car j’avais mis mon cheval augalop ; cependant, au moment d’entrer dans un coude du chemin,je me retournai et je vis la bonne femme qui, ayant chargé sonfagot, avait lentement repris sa route.

Je tournai le coude et la perdis de vue.

Une heure après, j’étais dans la forêt de Châteaubriant, et jevous rejoignais, Mont-Louis et Talhouët, car vous étiez tous lesdeux de cette partie.

– Oui, c’est vrai, dit Talhouët, et je commence àcomprendre.

– Moi aussi, dit Mont-Louis.

– Mais moi, je ne sais rien, dit du Couëdic. Continuezdonc, Pontcalec, continuez.

– Nos chiens lancèrent le daim, et nous nous lançâmes,nous, sur leur trace ; mais nous ne chassions pas seuls dansla forêt, et l’on entendait au loin le bruit d’une autre meute, quiallait se rapprochant de nous. Bientôt nos deux chasses secroisèrent, et quelques-uns de mes chiens, se trompant de voie,partirent sur celle du daim chassé par la meute rivale. Jem’élançai après les chiens pour les rompre, ce qui m’éloigna devous autres, qui suiviez la partie de la meute qui n’avait pas faitdéfaut. Mais quelqu’un m’avait prévenu : j’entendis mes chienshurler sous les coups de fouet qu’on leur distribuait. Je redoublaide vitesse, et trouvai le baron de Caradec qui frappait sur eux àcoups redoublés. Je vous ai dit qu’il y avait entre nous quelquesmotifs de haine ; cette haine ne demandait qu’une occasionpour éclater en effets. Je lui demandai de quel droit il sepermettait de frapper mes chiens ; sa réponse fut plushautaine encore que ma demande. Nous étions seuls ; nousavions vingt ans, nous étions rivaux, nous nous haïssions ;chacun de nous avait une arme au côté ; nous tirâmes noscouteaux de chasse, nous nous précipitâmes l’un sur l’autre, etCaradec tomba de son cheval percé de part en part.

Vous dire ce qui se passa en moi lorsque je le vis tomber et setordre sur la terre qu’il ensanglantait dans les douleurs del’agonie, serait chose impossible. Je piquai mon cheval des deux,et pointai comme un fou à travers la forêt. J’entendais sonnerl’hallali du daim, et j’arrivai un des premiers. Seulement je merappelle, – vous le rappelez-vous, Mont-Louis ? – que vous medemandâtes d’où venait que j’étais si pâle.

– C’est vrai, dit Mont-Louis.

– Alors je me souvins du conseil de la sorcière, et mereprochai bien amèrement de ne pas l’avoir suivi : ce duelsolitaire et mortel me semblait quelque chose de pareil à unassassinat. Nantes et ses environs m’étaient devenusinsupportables, car tous les jours j’entendais parler de ce meurtrede Caradec. Il est vrai que personne ne me soupçonnait ; maisla voix secrète de mon cœur criait si fort, que, vingt fois, je fussur le point de me dénoncer moi-même.

Ce fut alors que je quittai Nantes, et que je fis le voyage deParis, non sans avoir cherché à revoir la sorcière ; mais jene connaissais ni son nom ni sa demeure, et je ne pus laretrouver.

– C’est étrange, dit Talhouët. Et depuis, l’as-tu revue,cette sorcière ?

– Attends, attends donc ! dit Pontcalec, car voici lachose terrible. Cet hiver, ou plutôt l’automne dernier, je dishiver, parce qu’il neigeait ce jour-là, bien que nous ne fussionsencore qu’en novembre, – je revenais de Guer, et j’avais ordonnéhalte à Pontcalec-des-Aulnes, après une journée pendant laquellej’avais chassé, avec deux de mes fermiers, la bécassine au marais.Nous arrivâmes transis de froid au rendez-vous, et nous trouvâmesun grand feu et un bon souper préparés.

En entrant, et pendant que je recevais les saluts et lescompliments de mes gens, j’aperçus, dans le coin de l’âtre, unevieille femme qui semblait dormir. Un large manteau de laine griseet noire enveloppait le fantôme.

– Qui est là ? demandai-je au fermier d’une voixaltérée, et en frémissant malgré moi.

– Une vieille mendiante, que je ne connais pas et qui al’air d’une sorcière, me dit-il ; mais elle était exténuée defroid, de fatigue et de faim. Elle m’a demandé l’aumône, je lui aidit d’entrer, et je lui ai donné un morceau de pain, qu’elle amangé en se chauffant ; après quoi elle s’est endormie.

La figure fit un mouvement dans le coin de la cheminée.

– Que vous est-il donc arrivé, monsieur le marquis, demandala femme du fermier, que vous êtes tout mouillé et que vosvêtements sont souillés de boue jusque sous les épaules ?

– Il y a, ma bonne Martine, répondis-je, que vous avezfailli vous chauffer et dîner sans moi, quoique vous ayez allumé cefeu et préparé ce repas à mon intention.

– Vraiment ! s’écria la bonne femme effrayée.

– Oh ! monsieur a manqué périr, dit le fermier.

– Et comment cela, Jésus Dieu ! mon bonseigneur ?

– En terre, tout vivant, ma chère Martine. Vous connaissezvos marais, ils sont pleins de tourbières ; je me suisaventuré sans sonder le terrain, et, tout à coup, ma foi, j’aisenti que j’enfonçais bel et bien ; de sorte que, sans monfusil, que j’ai mis en travers et qui a donné le temps à votre marid’arriver et de me tirer d’affaire, je me noyais dans la boue, cequi est non-seulement une cruelle, mais, bien pis que cela, unesotte mort.

– Oh ! monsieur le marquis, dit la fermière, au nom devotre famille, ne vous exposez pas ainsi.

– Laissez-le faire, laissez-le faire ! dit d’une voixsépulcrale l’espèce d’ombre accroupie dans le coin de la cheminée…Il ne mourra pas ainsi ; je le lui prédis.

Et, rabattant lentement la coiffe de sa mante grise, la vieillemendiante me montra le visage de cette femme qui, la première fois,sur la route de Savenay, la seconde, sur celle de Châteaubriant,m’était apparue pour me faire de si tristes prédictions.

Je restai immobile et comme pétrifié.

– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas ? me dit-ellesans s’émouvoir.

Je baissai la tête en signe d’assentiment, mais sans avoir lecourage de répondre. Tout le monde faisait cercle autour denous.

– Non, non, continua-t-elle, rassurez-vous, marquis deGuer, vous ne mourrez pas ainsi.

– Et comment le savez-vous ? balbutiai-je avec lacertitude intérieure qu’elle le savait.

– Je ne puis vous le dire, car je l’ignore moi-même ;mais vous savez bien que je ne me trompe pas.

– Et comment mourrai-je ? demandai-je en rappelanttoutes mes forces pour lui faire cette question et tout monsang-froid pour écouter sa réponse.

– Vous mourrez par la mer, marquis, me répondit-elle.

– Comment cela ? demandai-je, et que voulez-vousdire ?

– J’ai dit ce que j’ai dit, et ne puis m’expliquerdavantage ; seulement, marquis, c’est moi qui vous le dis,défiez-vous de la mer.

Tous mes paysans s’entre-regardèrent d’un air effrayé ;quelques-uns marmottèrent des prières, d’autres firent le signe dela croix. Quant à la vieille, elle se retourna dans son coin,recouvrit sa tête de sa mante, et, comme si nous eussions parlé auxdolmens de Carnack, elle ne répondit plus une seule parole.

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