Chapitre 29UN COMPAGNON DE BASTILLE.
Ainsi occupé, le jour, de ses interrogatoires et, la nuit, de lacorrespondance de ses voisins, perçant, dans les intervalles, untrou pour communiquer avec Pompadour, Gaston était plus inquietqu’ennuyé. D’ailleurs il avait découvert une autre source dedistractions. Mademoiselle de Launay, qui obtenait tout ce qu’elledésirait du lieutenant Maison-Rouge, pourvu qu’elle demandât leschoses qu’elle désirait avec un doux sourire, en avait obtenu dupapier et des plumes ; elle en avait naturellement envoyé auchevalier Dumesnil, lequel avait partagé son trésor avec Gaston,avec lequel il communiquait toujours, et Richelieu avec lequel ilétait parvenu à communiquer. Or Gaston avait eu l’idée, – lesBretons sont tous plus ou moins poëtes, – de faire des vers àHélène. De son côté, le chevalier Dumesnil en faisait pourmademoiselle de Launay, laquelle en faisait pour lechevalier ; si bien que la Bastille était devenue un véritableParnasse. Il n’y avait que Richelieu qui déshonorait la société enfaisant de la prose, et qui, par tous les moyens possibles,écrivait à ses amis et à ses maîtresses.
Le temps passait donc ; et puis d’ailleurs le temps passetoujours, même à la Bastille.
On avait demandé à Gaston s’il serait aise d’assister à lamesse, et comme, outre la distraction que la messe devait procurerà Gaston, il était essentiellement et profondément religieux, ilavait accepté de grand cœur. Le lendemain du jour où cetteproposition lui avait été faite, on vint donc le chercher.
La messe, à la Bastille, se célébrait dans une petite égliseayant, au lieu de chapelles, des cabinets séparés, lesquelsdonnaient par un œil-de-bœuf sur le chœur, de sorte que leprisonnier ne pouvait voir l’officiant qu’au moment de l’élévationet seulement par derrière. Quant à l’officiant, il ne voyait jamaisles prisonniers. On avait imaginé cette façon d’assister au servicedivin sous le règne du grand roi, parce qu’un jour un des détenusavait interpellé le prêtre et lui avait fait des révélationspubliques.
Gaston vit à la messe M. le comte de Laval etM. de Richelieu, qui avaient demandé d’assister auservice divin, non point comme Gaston par un sentiment religieux,mais, à ce qu’il paraissait, pour causer ensemble, car Gastonremarqua qu’agenouillés l’un près de l’autre, ils ne cessaient dechuchoter. M. de Laval paraissait avoir des nouvellestrès-importantes à communiquer au duc, et de temps en temps le ducjetait les yeux sur Gaston, ce qui prouvait qu’il n’était pasétranger à ces nouvelles.
Cependant, comme l’un et l’autre ne lui adressèrent la paroleque pour lui faire les politesses d’usage, Gaston se tint sur laréserve et ne leur fit aucune question.
La messe finie, on reconduisit les prisonniers chez eux :en traversant un corridor noir, Gaston croisa un homme quiparaissait un employé de la maison ; cet homme chercha la mainde Gaston et y glissa un petit papier.
Gaston mit nonchalamment la main dans la poche de sa veste et ylaissa le billet.
Mais, arrivé chez lui, aussitôt qu’il eût vu la porte serefermer sur son conducteur, il tira avidement le billet de sapoche. Il était écrit sur du papier à sucre avec la pointe d’uncharbon affilé, et contenait cette seule ligne :
« Feignez d’être malade d’ennui. »
Il sembla d’abord à Gaston que l’écriture du billet qui luiavait été remis dans le corridor noir ne lui était pasinconnue ; mais elle était si grossièrement tracée, qu’il luiétait bien difficile que les traits qu’il avait sous les yeuxpussent servir de guide à son souvenir. Il perdit donc peu à peucette idée, et attendit le soir avec impatience pour consulter lechevalier Dumesnil sur ce qu’il devait faire.
La nuit venue, il fit le signal d’usage ; le chevalier semit à son poste, et Gaston raconta ce qui lui était arrivé, endemandant à Dumesnil, qui avait un usage assez prolongé de laBastille, ce qu’il pensait du conseil que lui avait donné soncorrespondant inconnu.
– Ma foi ! lui répondit le chevalier, quoique je nesache pas où le conseil peut vous mener, suivez-le toujours, car ilne saurait vous nuire ; on vous donnera moins à mangerpeut-être ; mais voilà ce qui peut vous arriver de pis.
– Mais, dit Gaston, si l’on s’aperçoit que ma maladie estfeinte ?…
– Oh ! quant à cela, répondit le chevalier Dumesnil,il n’y a point de danger : le chirurgien de la Bastille estparfaitement ignorant en médecine, et ne s’apercevra de votre malque pour faire ce que vous ordonnerez vous-même ; peut-êtrealors vous permettra-t-on la promenade au jardin ; alors vousserez bien heureux, car c’est une grande distraction.
Gaston ne voulut pas s’en tenir là et consulta mademoiselle deLaunay, laquelle, soit logique, soit sympathie, fut exactement dumême avis que le chevalier. Seulement elle ajouta :
– Si l’on vous met à la diète, dites-le-moi, et je vousferai passer des poulets, des confitures et du vin de Bordeaux.
Quant à Pompadour, il ne répondit rien ; le trou n’étaitpas encore percé.
Gaston fit donc le malade, ne mangeant rien de ce qu’on luiapportait, et vivant des libéralités de sa voisine, dont il avaitaccepté les offres.
Vers la fin du second jour, M. Delaunay monta lui-même. Onlui avait rapporté que depuis quarante heures Gaston n’avait rienmangé. Il trouva le prisonnier dans son lit.
– Monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous êtes souffrant,et je viens m’informer moi-même de l’état de votre santé.
– Vous êtes trop bon, monsieur, répondit Gaston ; ilest vrai que je suis souffrant.
– Qu’avez-vous ? demanda le gouverneur.
– Ma foi, monsieur, dit Gaston, je crois que vous ne mettezpas d’amour-propre à votre château : je m’ennuie à laBastille.
– Quoi ! depuis quatre ou cinq jours que vous yêtes ?
– Je me suis ennuyé dès la première heure.
– Et quel genre d’ennui éprouvez-vous ?
– Y en a-t-il plusieurs ?
– Sans doute ; on s’ennuie de sa famille.
– Je n’en ai pas.
– On s’ennuie de sa maîtresse.
Gaston poussa un soupir.
– On s’ennuie de son pays.
– Oui, c’est cela, dit Gaston, sentant bien qu’il fallaitqu’il s’ennuyât de quelque chose.
Le gouverneur parut réfléchir un moment.
– Monsieur, lui dit-il, depuis que je suis gouverneur de laBastille, je déclare que les seuls moments agréables que j’y aipassés sont ceux où j’ai été à même de rendre quelque service auxgentilshommes que le roi confie à mes soins. Je suis donc prêt àfaire quelque chose pour vous, si vous me promettez d’êtreraisonnable.
– Je vous le promets, monsieur.
– Je puis vous mettre en relations avec un de voscompatriotes, ou du moins avec un homme qui m’a paru parfaitementconnaître la Bretagne.
– Et cet homme est prisonnier comme moi ?
– Comme vous.
Un vague sentiment vint à l’esprit de Gaston que c’était cecompatriote dont parlait M. Delaunay qui lui avait faitremettre le billet dans lequel on l’invitait à faire le malade.
– Si vous voulez bien faire cela pour moi, dit Gaston, jevous en serai bien reconnaissant.
– Eh bien, demain je vous le ferai voir ; seulement,comme il m’est recommandé de le tenir fort sévèrement lui-même,vous ne pourrez passer qu’une heure avec lui ; et, comme il ya défense absolue pour lui de quitter sa chambre, c’est vous quil’irez trouver.
– Je ferai tout ce que vous désirerez, monsieur, réponditGaston.
– Alors, c’est décidé ; demain, à cinq heures,attendez-moi, moi ou le major de la place. Mais c’est à unecondition.
– Laquelle ?
– C’est que, dans l’attente de cette distraction, vousmangerez un peu aujourd’hui.
– Je ferai ce que je pourrai.
Gaston mangea un blanc de volaille et but deux doigts de vinpour tenir parole à M. Delaunay.
Le soir, il fit part au chevalier Dumesnil de ce qui s’étaitpassé entre lui et M. Delaunay.
– Ma foi ! lui dit celui-ci, vous êtes bienheureux : le comte de Laval a eu la même idée que vous, et laseule chose qu’il ait obtenue c’est d’être transporté dans unechambre de la tour du Trésor, où il me disait qu’il s’ennuyait àmourir, n’ayant d’autre distraction que de causer avecl’apothicaire de la Bastille.
– Diable ! dit Gaston, comment ne m’avez-vous pas ditcela plus tôt ?
– Je l’avais oublié.
Ce ressouvenir tardif du chevalier avait un peu troublé Gaston.Placé comme il l’était entre mademoiselle de Launay, le chevalierDumesnil et le marquis de Pompadour, avec lequel il allaitincessamment entrer en relation, sa position, moins l’inquiétudeque lui inspirait son sort et surtout celui d’Hélène, étaittolérable. Si on le transportait ailleurs, il ne pouvait manquerd’être attaqué par la maladie qu’il avait feint d’éprouver.
À l’heure convenue, le major de la Bastille, suivi d’unguichetier, vint chercher Gaston, auquel on fit traverser plusieurscours, et qui s’arrêta enfin avec ses conducteurs devant la tour duTrésor. Chaque tour, on le sait, avait son nom particulier.
Dans la chambre numéro 1 était un prisonnier près duquel onintroduisit Gaston. Cet homme, le dos tourné à la lumière, dormaittout habillé sur son lit de sangle. Les restes de son dîner étaientencore près de lui sur une table de bois vermoulu, et son costume,déchiré en plusieurs endroits, indiquait un homme du commun.
– Ouais ! dit Gaston, ont-ils donc pensé que j’aimaisà ce point la Bretagne, que le premier croquant venu, parce qu’ilétait de Rennes ou de Penmark, pût être élevé au rang de monPylade ? Oh ! non pas ; celui-ci est un peu tropdéguenillé et me paraît manger trop ; mais, comme au bout ducompte il ne faut pas être capricieux en prison, essayons toujoursde cette heure. Je raconterai l’aventure à mademoiselle de Launay,et elle la rimera pour le chevalier Dumesnil.
Le major et les guichetiers partis, Gaston resta seul avec leprisonnier, qui commença par se détirer longuement, puis bâillatrois ou quatre fois, se retourna, regarda sans rien voir dans lachambre, et fit craquer son lit en se secouant.
– Bon ! qu’il fait froid à cette mauditeBastille ! murmura-t-il en se grattant le nez avec fureur.
– Cette voix, ce geste ! pensa Gaston ; mais non,c’est lui-même, et je ne me trompe pas.
Et il s’approcha du lit.
– Tiens, tiens, tiens ! dit le prisonnier en laissantglisser ses jambes en bas de son lit, sur lequel il demeura assis,regardant Gaston d’un air étonné ; vous ici, monsieur deChanlay ?
– Le capitaine la Jonquière ! s’écria Gaston.
– Moi-même, c’est-à-dire non pas, je ne suis plus ce quevous dites. J’ai changé de nom depuis que nous ne nous sommesvus.
– Vous ?
– Oui, moi.
– Et vous vous appelez ?
– Première Trésor.
– Vous dites ?
– Première Trésor, pour vous servir,chevalier. C’est une habitude à la Bastille, le prisonnier prend lenom de sa chambre ; cela épargne aux guichetiers ledésagrément de retenir des noms qu’ils n’ont pas besoin de savoir,et qu’il serait dangereux pour eux de ne pas oublier. Cependant ily a des cas où cela varie : lorsque la Bastille est troppleine et qu’on met deux ou trois prisonniers ensemble, ilsprennent des numéros en double emploi, exemple : on m’a misici, je suis Première Trésor ; on vous ymettrait avec moi, vous seriez Première Trésorbis ; on y mettrait Son Excellence avec nous, ilserait Première Trésor ter, etc. Les guichetiersont une espèce de petite littérature latine à cet usage.
– Oui, je comprends, répondit Gaston qui avait regardéfixement la Jonquière pendant toute cette explication ; ainsivous voilà prisonnier.
– Parbleu ! vous le voyez bien. Je présume que ni vousni moi ne sommes ici pour notre plaisir.
– Alors nous sommes découverts.
– J’en ai peur.
– Grâce à vous !
– Comment ! grâce à moi ! s’écria la Jonquière enjouant le plus profond étonnement. Ne plaisantons pas, je vousprie.
– Vous avez fait des révélations, traître !
– Moi ? allons donc, jeune homme, vous êtes fou, et cen’est pas à la Bastille qu’il fallait vous mettre, c’est auxPetites-Maisons.
– Ne niez pas, M. d’Argenson me l’a dit.
– M. d’Argenson ! Ah ! pardieu !l’autorité est bonne. Et savez-vous ce qu’il m’a dit, àmoi ?
– Non.
– Il m’a dit que vous m’aviez dénoncé.
– Monsieur !
– Eh bien, après, monsieur !… N’allons-nous pas nouscouper la gorge parce que la police a fait son métier en mentantcomme un affreux arracheur de dents ?
– Mais enfin sur quoi a-t-il pu découvrir…
– Je vous le demande. Mais il y a un fait, c’est que sij’avais dit quelque chose je ne serais pas ici. Vous m’avez peuvu ; mais cependant vous avez dû deviner que je ne suis pasassez bête pour faire des aveux gratis. Les révélations se vendent,monsieur, et même se vendent bien par le temps qui court, et j’ensais que Dubois a achetées ou aurait achetées fort cher.
– Peut-être avez-vous raison, dit Gaston après avoirréfléchi. En tous cas, bénissons le hasard qui nous rassemble.
– Je le veux bien.
– Vous n’avez pas l’air enchanté, cependant.
– C’est que je ne le suis que modérément, je l’avoue.
– Capitaine !
– Ah ! mon Dieu ! quel mauvais caractère vousfaites.
– Moi ?
– Oui. Vous vous emportez toujours. Je tiens à ma solitude,moi ; il n’y a que la solitude qui ne parle pas.
– Monsieur !
– Encore ! Voyons, écoutez-moi. Croyez-vous, commevous le dites, que ce soit le hasard qui nous rassemble ?
– Et que voulez-vous que ce soit ?
– Parbleu ! quelque combinaison inconnue de nosgeôliers, de d’Argenson, de Dubois peut-être.
– N’est-ce donc pas vous qui m’avez écrit unbillet ?
– Un billet ! moi !…
– Dans lequel vous me disiez de feindre une maladied’ennui.
– Et sur quoi vous aurais-je écrit cela ? avecquoi ? par qui ?
Gaston parut réfléchir, et ce fut pendant ce temps que laJonquière le regarda de son petit œil vif et perçant.
– Tenez, dit le capitaine au bout d’un instant, je crois,moi, tout au contraire, que c’est à vous que nous devons le plaisirde nous trouver réunis à la Bastille.
– À moi, monsieur ?
– Oui, chevalier, vous êtes trop confiant. Je vous donnecet avis dans le cas où vous sortiriez d’ici, et surtout dans lecas où vous y resteriez.
– Merci.
– Avez-vous remarqué si vous étiez suivi ?
– Non.
– Quand on conspire, mon cher, il ne faut jamais regarderdevant soi, mais derrière soi.
Gaston avoua qu’il n’avait pas pris cette précaution.
– Et le duc, demanda la Jonquière, est-il arrêté ?
– Je n’en sais rien. J’allais vous le demander.
– Peste ! cela deviendrait inquiétant. Vous avezconduit une jeune femme chez lui ?
– Vous savez cela ?
– Eh ! mon cher, tout se sait. Ne serait-ce point ellequi aurait parlé ? Ah ! mon cher chevalier, lesfemmes ! les femmes !
– Celle-là est une vaillante, monsieur ; et, pour ladiscrétion, le courage et le dévouement, j’en réponds comme demoi-même.
– Oui, je comprends : nous l’aimons, donc elle est demiel et d’or. Diable de conspirateur que vous êtes, allez, de vousaviser de mener les femmes chez le chef du complot !
– Mais je vous dis d’abord que je ne lui ai rien confié, etqu’elle ne peut savoir, de mes secrets, que ce qu’elle en asurpris.
– La femme a l’œil vif et le nez fin.
– Et, sût-elle, au reste, mes projets comme moi-même, jesuis convaincu qu’elle n’en eût pas ouvert la bouche.
– Eh ! monsieur, sans compter la disposition qu’elle anaturellement à cet exercice, est-ce qu’on ne fait pas toujoursparler une femme ? On lui aura dit sans préparationaucune : « Votre amant, M. de Chanlay, va avoirle cou coupé, » – ce qui, du reste, est fort possible, soitdit entre parenthèses, chevalier, – si vous ne donnez quelquesexplications, – et je parie qu’elle parle encore.
– Il n’y a pas de danger, monsieur, elle m’aime trop.
– C’est pour cela, pardieu ! qu’elle aura jasé commeune pie et que nous voici tous les deux en cage. Enfin, ne parlonsplus de cela. Que faites-vous ici ?
– Je m’amuse.
– Vous vous amusez ! Ah ! bon, voilà de lachance !… Vous vous amusez ! et à quoi ?
– À faire des vers, à manger des confitures et à percer leplancher.
– Vous faites des trous dans le plâtre du roi ? dit laJonquière en se grattant le nez. Oh ! oh ! cela est bon àsavoir. Et M. Delaunay ne gronde pas ?
– M. Delaunay n’en sait rien, répondit Gaston ;d’ailleurs je ne suis pas seul, tout le monde ici perce quelquechose, l’un son plancher, l’autre sa cheminée, l’autre son mur.Est-ce que vous ne percez rien, vous ?
La Jonquière regarda Gaston pour voir s’il ne se moquait pas delui.
– Je vous dirai cela plus tard.
– Mais, voyons, reprit la Jonquière, parlons sérieusement,monsieur Gaston, êtes-vous condamné à mort ?
– Moi !
– Oui, vous.
– Comme vous dites cela !
– Mais c’est une habitude à la Bastille ; il y a icivingt condamnés à mort qui ne s’en portent pas plus mal.
– J’ai été interrogé.
– Vous voyez bien.
– Mais je ne crois pas que je sois encore condamné.
– Cela viendra.
– Mon cher capitaine, sans que cela paraisse, dit Gaston,savez-vous que vous êtes d’une gaieté folle ?
– Vous trouvez ?
– Oui.
– Et cela vous étonne ?
– Je ne vous savais pas si intrépide.
– Alors vous regretteriez la vie, vous ?
– Je l’avoue, car il ne me faut qu’une chose pour êtreheureux, c’est de vivre.
– Et vous vous êtes fait conspirateur ayant la chanced’être heureux ? Je ne vous comprends plus. Je croyais qu’onne conspirait qu’en désespoir de cause, comme on se marie quand onn’a pas d’autre ressource.
– Quand je suis entré dans cette conspiration, je n’aimaispas encore.
– Et une fois entré ?
– Je n’ai plus voulu en sortir.
– Bravo ! voilà ce que j’appelle du caractère. Vousa-t-on donné la question ?
– Non ; mais je puis dire qu’il s’en est fallu depeu.
– Alors vous l’aurez.
– Pourquoi cela ?
– Parce que je l’ai eue, moi, et qu’il y aurait injustice àce qu’on nous traitât différemment. Voyez comme tous ces drôles-làm’ont arrangé mes habits.
– Laquelle vous a-t-on donnée ? demanda Gastonfrissonnant encore au seul souvenir de ce qui s’était passé entrelui et d’Argenson.
– Celle de l’eau. On m’a fait boire un baril et demi. Monestomac était comme une outre. Je n’aurais jamais cru que lapoitrine de l’homme pouvait tenir tant de liquide sans éclater.
– Et vous avez beaucoup souffert ? demanda Gaston avecun intérêt mêlé d’anxiété personnelle.
– Oui, mais mon tempérament est robuste : lelendemain ; je n’y pensais plus. Il est vrai que depuis j’aibu beaucoup de vin. Si l’on vous applique à la question et que vousayez le choix, choisissez l’eau, cela nettoie. Toutes les boissonsqu’on nous donne quand nous sommes malades ne sont qu’un moyen plusou moins honnête de nous faire avaler de l’eau. Fagon dit que leplus grand médecin dont il ait entendu parler était le docteurSangrado. Malheureusement il n’a jamais existé que dans la tête deLesage : sans cela, il eût fait des miracles.
– Vous connaissez Fagon ? demanda Gaston étonné.
– Pardieu ! de réputation. D’ailleurs j’ai lu sesouvrages… Et comptez-vous persister à ne rien dire ?
– Sans doute.
– Vous avez raison. Je vous dirais bien, si vous regretteztant la vie que vous le disiez tout à l’heure, de dire quelquesmots tout bas en particulier à d’Argenson. Mais c’est un bavard,qui irait révéler votre confession à tout le monde.
– Je me tairai, monsieur, soyez tranquille. Il y a despoints sur lesquels je n’ai pas besoin d’être affermi.
– Je le crois, pardieu, bien ! Il paraît que vousmenez une vie de Sardanapale dans votre tour. Moi, je n’ai dans lamienne que M. le comte de Laval, qui prend trois lavements parjour. C’est un divertissement qu’il a inventé. Eh ! monDieu ! Les goûts sont si bizarres en prison ! Et puis, ilveut peut-être s’habituer à la question de l’eau, le dignehomme !
– Mais, reprit Gaston, ne me disiez-vous pas tout à l’heureque je serais certainement condamné ?
– Voulez-vous savoir toute la vérité ?
– Oui.
– Eh bien, d’Argenson m’a dit que vous l’étiez.
Gaston pâlit ; si brave que l’on soit, une pareillenouvelle produit toujours quelque émotion. La Jonquière remarqua cemouvement de physionomie, si léger qu’il fût.
– Cependant, dit-il, je crois que vous auriez la vie sauveen faisant quelques révélations.
– Pourquoi voulez-vous que je fasse ce que vous n’avez pasfait, vous ?
– Les caractères sont différents, et les positions aussi.Je ne suis plus jeune, moi ; je ne suis plus amoureux,moi ; je ne laisse pas de maîtresse dans les larmes, moi.
Gaston soupira.
– Vous voyez bien, continua la Jonquière, qu’il y a en nousdeux hommes bien différents. Où m’avez-vous jamais entendu soupirercomme vous soupirez en ce moment ?
– Si je meurs, dit Gaston, Son Excellence aura soind’Hélène.
– Et s’il est arrêté lui-même ?
– Vous avez raison.
– Alors ?
– Alors, Dieu sera là.
La Jonquière se gratta le nez.
– Décidément, vous êtes bien jeune, dit-il.
– Expliquez-vous.
– Supposons que Son Excellence ne soit point arrêtée.
– Eh bien ?
– Quel âge a Son Excellence ?
– Quarante-cinq à quarante-six ans, je présume.
– Supposez que Son Excellence devienne amoureux d’Hélène. –N’est-ce pas ainsi que vous nommez votre vaillante ?
– Le duc amoureux d’Hélène ! lui à qui je l’aiconfiée ! mais ce serait une infamie !
– Le monde est plein d’infamie ; il ne marche qu’aveccela.
– Oh ! je ne veux pas même m’arrêter à cettepensée.
– Je ne vous dis point de vous y arrêter, dit la Jonquièreavec son sourire diabolique ; je vous la donne, voilàtout ; faites-en ce que vous voudrez.
– Chut ! dit Gaston, on vient.
– Avez-vous demandé quelque chose ?
– Moi ? pas du tout.
– Alors c’est que le temps qu’on nous avait accordé pourvotre visite est écoulé.
Et la Jonquière se rejeta sur son lit avec précipitation.
Les verrous crièrent ; une porte s’ouvrit, puis une autre,enfin le gouverneur parut.
– Eh bien ! monsieur, dit le gouverneur à Gaston,votre compagnon vous convient-il ?
– Oui, monsieur, répondit Gaston, d’autant mieux que jeconnaissais M. le capitaine la Jonquière.
– Vous me dites là, répondit M. Delaunay en souriant,une chose qui rend ma tâche plus délicate. Mais cependant, puisqueje vous ai fait une offre, je ne reviendrai point sur mes pas. Jepermettrai une visite par jour, à l’heure qu’il vous plaira. Fixezl’heure : est-ce le matin ? est-ce le soir ?
Gaston, ne sachant ce qu’il devait répondre, regarda laJonquière.
– Dites cinq heures du soir, dit rapidement et tout bas laJonquière à Gaston.
– Le soir, à cinq heures, monsieur, s’il vous plaît, ditGaston.
– Comme aujourd’hui, alors ?
– Comme aujourd’hui.
– C’est bien ; il sera fait comme vous le désirez,monsieur.
Gaston et la Jonquière échangèrent un regard significatif, et lechevalier fut reconduit dans sa chambre.
