Contes divers 1883

Contes divers 1883

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 M. Jocaste

Madame, vous rappelez-vous notre grande querelle, un soir, dans le petit salon japonais, à propos de ce père qui commit un inceste ? Vous rappelez-vous votre indignation, les mots violents que vous me jetiez, toute l’exaltation de votre colère, et vous rappelez-vous tout ce que j’ai dit pour défendre cet homme ? Vous m’avez condamné. J’en appelle.

Personne au monde, prétendiez-vous, personne ne pourrait absoudre l’infamie dont je me faisais l’avocat. Je vais aujourd’hui raconter ce drame en public.

Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un, non pour excuser le fait immonde et brutal, mais pour comprendre qu’on ne peut lutter contre certaines fatalités qui semblent des fantaisies horribles de la nature toute-puissante !

On l’avait mariée à seize ans, avec un homme vieux et dur, un homme d’affaires, avide de sa dot. C’était une mignonne créature blonde, gaie et rêveuse en même temps, avec de grands appétits de bonheur idéal. La désillusion lui tomba sur le cœur et le broya.Elle comprit tout d’un coup la vie, l’avenir perdu, le désastre de ses espérances, et un seul désir lui demeura dans l’âme, celui d’avoir un enfant pour occuper son amour.

Elle n’en eut pas.

Deux ans se passèrent. Elle aima. C’était un jeune homme devingt-trois ans, qui l’adorait à commettre toutes les folies pourelle. Elle résista cependant résolument et longtemps. Il s’appelaitPierre Martel.

Mais, un soir d’hiver, ils se trouvèrent seuls, chez elle. Ilétait venu prendre une tasse de thé. Puis ils s’étaient assis, toutprès du feu, sur un siège bas. Ils ne parlaient guère, harponnéspar le désir, les lèvres pleines de cette soif sauvage qui lesjette sur d’autres lèvres, les bras frémissants du besoin des’ouvrir et d’étreindre.

La lampe voilée de dentelles versait une lumière intime dans lesalon silencieux. Gênés tous deux, ils prononçaient parfoisquelques mots, mais quand les yeux se rencontraient, une secoussesoulevait leurs cœurs.

Que peuvent les sentiments appris contre la violence desinstincts ? Que peut le préjugé de la pudeur contrel’irrésistible volonté de la nature ?

Leurs doigts, par hasard, se touchèrent. Et cela suffit. Laforce brutale des sens les jeta l’un à l’autre. Ils s’étreignirentet elle s’abandonna.

Elle fut grosse. De son amant ou de son mari ? Lepouvait-elle savoir ? Mais de l’amant, sans doute.

Alors une épouvante la harcela ; elle se croyait certainede mourir en couches, et sans cesse elle faisait jurer à celui quil’avait ainsi possédée de veiller sur l’enfant durant toute sa vie,de ne rien lui refuser, d’être tout pour lui, tout, et même, s’ille fallait, de commettre un crime pour son bonheur.

Cette obsession touchait à la folie ; elle s’exaltait deplus en plus en approchant de sa délivrance. Elle succomba enaccouchant d’une fille.

Ce fut pour le jeune homme un désespoir épouvantable, undésespoir si furieux qu’il ne pouvait le cacher. Le mari,peut-être, eut des doutes ; peut-être savait-il que sa fillene pouvait être née de lui ! Il ferma sa porte à celui qui secroyait le père véritable et lui cacha l’enfant qu’il fit élever ensecret.

Et beaucoup d’années s’écoulèrent.

Pierre Martel oublia, comme on oublie tout. Il devint riche,mais il n’aima plus et ne se maria pas. Sa vie était celle de toutle monde, celle d’un homme heureux et tranquille. Aucune nouvellene lui venait plus de l’époux qu’il avait trompé, ni de la jeunefille qu’il supposait sienne.

Or, il reçut un matin une lettre d’un indifférent lui apprenant,par hasard, la mort de son ancien rival ; et un trouble vague,une sorte de remords l’envahit. Qu’était devenue cette enfant, sonenfant ? Ne pouvait-il rien pour elle ? Il s’informa.Elle avait été recueillie par une tante, et elle était pauvre,pauvre à toucher la misère.

Il voulut la voir et l’aider. Il se fit présenter chez la seuleparente de l’orpheline.

Son nom n’éveilla aucun souvenir. Il avait quarante ans etsemblait encore un jeune homme. On le reçut sans qu’il osât direqu’il avait connu la mère, de crainte de faire naître plus tardquelque soupçon.

Or, dès qu’elle entra dans le petit salon où il attendaitanxieusement sa venue, il tressaillit d’une surprise qui touchait àl’épouvante. C’était elle ! l’autre ! la morte !

Elle avait le même âge, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, lamême taille, le même sourire, la même voix. L’illusion si complètel’affolait ; il ne savait plus, il perdait la tête ; toutson amour tumultueux d’autrefois bouillonnait dans le fond de soncœur. Elle aussi était gaie et simple. Tout de suite amis et lamain tendue.

Quand il fut rentré chez lui, il s’aperçut que la vieillesouffrance s’était rouverte, et il pleura éperdument, la têteenfermée en ses mains, il pleura l’autre, hanté de souvenirs,poursuivi par les mots familiers qu’elle disait, retombé soudaindans un désespoir sans issue.

Et il fréquenta la maison qu’habitait la jeune fille. Il nepouvait plus se passer d’elle, de sa causerie rieuse, du bruit desa robe, des intonations de sa parole. Il les confondait maintenanten sa pensée et dans son cœur, la disparue et la vivante, oubliantla distance, le temps passé, la mort, aimant toujours l’autre encelle-ci, aimant celle-ci en souvenir de l’autre, ne cherchant plusà comprendre, à savoir, ne se demandant même plus si elle pouvaitêtre sa fille.

Mais parfois la vue de la gêne où vivait celle qu’il adorait decette passion double, confuse et incompréhensible pour lui-même, letorturait affreusement.

Que pouvait-il faire ? Offrir de l’argent ? À queltitre ? De quel droit ? Jouer le rôle de tuteur ? Ilsemblait à peine plus vieux qu’elle : on l’aurait cru son amant. Lamarier ? Cette pensée, surgie soudain en son âme, l’épouvanta.Puis il s’apaisa. Qui donc voudrait d’elle ? Elle n’avaitrien, mais rien.

La tante le regardait venir, voyant bien qu’il aimait cetteenfant. Et il attendait. Quoi ? le savait-il ?

Un soir, ils se trouvèrent seuls. Ils causaient doucement, côteà côte, sur le canapé du petit salon. Tout à coup il lui prit lamain dans un mouvement paternel. Et il la garda, troublé du cœur etdes sens malgré sa volonté, n’osant plus repousser cette mainqu’elle lui abandonnait, et se sentant défaillir s’il la gardait.Et brusquement elle se laissa tomber dans ses bras. Car ellel’aimait ardemment, comme sa mère l’avait aimé, comme si elle eûthérité de cette passion fatale.

Éperdu, il posa ses lèvres dans ses cheveux blonds, et commeelle relevait la tête pour s’enfuir, leurs deux bouches serencontrèrent.

On devient fou en certains moments. Ils le furent.

Quand il se retrouva dans la rue, il se mit à marcher devant luisans savoir ce qu’il allait faire.

Je me rappelle, madame, votre cri indigné : « Il n’avait plusqu’à se tuer ! »

Je vous ai répondu : « Et elle ? fallait-il qu’il la tuâtaussi ? »

Cette enfant l’aimait avec égarement, avec folie, de cettepassion fatale et héréditaire qui l’avait abattue, vierge ignoranteet éperdue sur la poitrine de cet homme. Elle avait agi ainsi danscette irrésistible ivresse de l’être entier qui ne sait plus, quise donne, que l’instinct tumultueux emporte, jette à l’étreinted’un amant, comme il jette la bête au mâle.

S’il se tuait, que deviendrait-elle ?… Ellemourrait !… Elle mourrait déshonorée, désespérée,abominablement torturée.

Que faire ?

L’abandonner, la doter, la marier ?… Elle mourraitencore ; elle mourrait de chagrin, sans accepter son argent niun autre époux, puisqu’elle s’était livrée à lui. Il avait brisé savie, détruit tout bonheur possible pour elle ; il l’avaitcondamnée à l’éternelle misère, l’éternel désespoir, aux flammeséternelles, à l’éternelle solitude ou à la mort.

Et puis, il l’aimait aussi, lui ! Il l’aimait avec horreur,maintenant, mais aussi avec emportement. C’était sa fille, soit. Lehasard des fécondations, la loi brutale de la reproduction, uncontact d’une seconde avaient fait sa fille de cet être qu’aucunlien légal n’attachait à lui, qu’il chérissait comme il avait chérisa mère, et même plus, comme si deux passions se fussent accumuléesen lui.

Était-elle bien sa fille d’ailleurs ? Et puis,qu’importe ? Qui donc le saurait ?

Et le souvenir ardent lui revenait des serments faits à lamourante. « Il avait promis qu’il donnerait toute sa vie à cetteenfant, qu’il commettrait un crime s’il le fallait pour sonbonheur. »

Et il l’aimait, se plongeant dans la pensée de son forfaitabominable et doux, déchiré de douleur et ravagé de désirs. Quidonc le saurait ?… puisque l’autre était mort, lepère !

« Soit ! se dit-il ; ce secret infâme pourra me romprele cœur. Comme elle ne le saurait soupçonner, j’en porterai seul lepoids. »

Il demanda sa main, et l’épousa.

Je ne sais s’il fut heureux, mais j’aurais fait comme lui,madame.

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