Contes et Nouvelles – Tome I

Contes et Nouvelles – Tome I

de Lev Nikolayevich Tolstoy

D’OÙ VIENT LE MAL
[Note – Traduction E. Halpérine-Kaminskyet R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.]

 

Un ermite vivait dans la forêt, sans avoir peur des bêtes fauves. L’ermite et les bêtes fauves conversaient ensemble et ils se comprenaient.

Un jour, l’ermite s’était étendu sous un arbre ; là s’étaient aussi réunis, pour passer la nuit, un corbeau, un pigeon, un cerf et un serpent. Ces animaux se mirent à disserter sur l’origine du mal dans le monde.

Le corbeau disait :

– C’est de la faim que vient le mal.Quand tu manges à ta faim, perché sur une branche et croassant,tout te semble riant, bon et joyeux ; mais reste seulement deux journées à jeun, et tu n’auras même plus le cœur de regarder la nature ; tu te sens agité, tu ne peux demeurer en place, tu n’as pas un moment de repos ; qu’un morceau de viande se présente à ta vue, c’est encore pis, tu te jettes dessus sans réfléchir. On a beau te donner des coups de bâton, te lancer des pierres ; chiens et loups ont beau te happer, tu ne lâches pas. Combien la faim en tue ainsi parmi nous ! Tout le mal vient de la faim.

Le pigeon disait :

– Et pour moi, ce n’est pas de la faimque vient le mal ; tout le mal vient de l’amour. Si nousvivions isolés, nous n’aurions pas tant à souffrir : tandisque nous vivons toujours par couples ; et tu aimes tant tacompagne, que tu n’as plus de repos, tu ne penses qu’à elle :A-t-elle mangé ? A-t-elle assez chaud ? Et quand elles’éloigne un peu de son ami, alors tu te sens tout à faitperdu ; tu es hanté par la pensée qu’un autour l’a emportée,ou qu’elle a été prise par les hommes. Et tu te mets à sarecherche, et tu tombes toi-même dans la peine, soit dans lesserres d’un autour, soit dans les mailles d’un filet. Et si tacompagne est perdue, tu ne manges plus, tu ne bois plus, tu ne faisplus que chercher et pleurer. Combien il en meurt ainsi parminous ! Tout le mal vient, non pas de la faim, mais del’amour.

Le serpent disait :

– Non, le mal ne vient ni de la faim, nide l’amour, mais de la méchanceté. Si nous vivions tranquilles, sinous ne nous cherchions pas noise, alors tout irait bien :tandis que, si une chose se fait contre ton gré, tu t’emportes, ettout t’offusque ; tu ne songes qu’à décharger ta colère surquelqu’un ; et alors, comme affolé, tu ne fais que siffler ette tordre, et chercher à mordre quelqu’un. Et tu n’as plus de pitiépour personne ; tu mordrais père et mère ; tu temangerais toi-même ; et ta fureur finit par te perdre. Tout lemal vient de la méchanceté.

Le cerf disait :

– Non, ce n’est ni de la méchanceté, nide l’amour, ni de la faim que vient tout le mal, mais de la peur.Si on pouvait ne pas avoir peur, tout irait bien. Nos pieds sontlégers à la course, et nous sommes vigoureux. D’un petit animal,nous pouvons nous défendre à coups d’andouillers ; un grand,nous pouvons la fuir : mais on ne peut pas ne pas avoir peur.Qu’une branche craque dans la forêt, qu’une feuille remue, et tutrembles tout à coup de frayeur ; ton cœur commence à battre,comme s’il allait sauter hors de ta poitrine ; et tu te mets àvoler comme une flèche. D’autres fois, c’est un lièvre qui passe,un oiseau qui agite ses ailes, ou une brindille qui tombe ; tute vois déjà poursuivi par une bête fauve, et c’est vers le dangerque tu cours. Tantôt, pour éviter un chien, tu tombes sur unchasseur, tantôt, pris de peur, tu cours sans savoir où, tu fais unbond, et tu roules dans un précipice où tu trouves la mort. Tu nedors que d’un œil, toujours sur le qui-vive, toujours épouvanté.Pas de paix ; tout le mal vient de la peur.

Alors l’ermite dit :

– Ce n’est ni de la faim, ni de l’amour,ni de la méchanceté, ni de la peur que viennent tous nosmalheurs : c’est de notre propre nature que vient lemal ; car c’est elle qui engendre et la faim, et l’amour, etla méchanceté, et la peur.

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