Les Mille et une nuits

CXVIII NUIT.

Le pourvoyeur, parlant au sultan deCasgar : « Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulantpas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda àses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec de l’alcali, dela cendre de la même plante et du savon, afin que le marchand selavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cetordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc commenous, lui dit-il, et mangez ; l’alcali, la cendre de la mêmeplante et le savon ne vous manqueront pas. »

« Le marchand, comme en colère de laviolence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu’ilporta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnancedont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surpritdavantage, nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts etpoint de pouce, et personne jusque-là ne s’en était aperçu,quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison pritaussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, luidit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il fautque ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à lacompagnie de l’entretenir. – Seigneur, répondit-il, ce n’est passeulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en aipas aussi à la gauche. » En même temps, il avança la maingauche et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable.« Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il, le pouce me manque demême à l’un et à l’autre pied, et vous pouvez m’en croire. Je suisestropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refusepas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience del’entendre. Elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’ellevous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mainsauparavant. » À ces mots il se leva de table, et après s’êtrelavé les mains six-vingts fois, revint prendre sa place, et nousfit le récit de son histoire dans ces termes :

« Vous saurez, mes seigneurs, que sous lerègne du calife Haroun Alraschid, mon père vivait à Bagdad, où jesuis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville.Mais comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait ladébauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu derecueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toutel’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avaitlaissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes, et, par messoins, ma petite fortune commença de prendre une face assezriante.

« Un matin que j’ouvrais ma boutique, unedame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque et suivie dedeux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied àterre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main et qui luidit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous veniezde trop bonne heure ; vous voyez bien qu’il n’y a encorepersonne au bezestan, et si vous aviez voulu me croire, vous vousseriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elleregarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avait pasd’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en mesaluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât enattendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à soncompliment comme je le devais. »

Scheherazade n’en serait pas demeurée en cetendroit, si le jour, qu’elle vit paraître, ne lui eût imposésilence. Le sultan des Indes, qui souhaitait d’entendre la suite decette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.

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