Envers et contre tous

Chapitre 11LES SECOURS DU HASARD

Tellen’était pas la situation d’esprit dans laquelle se trouvaientMagnus et Carquefou, que nous avons laissés sur la grand-routeaprès leur rencontre avec l’homme à la jambe cassée.

Aux portes de la ville prochaine, où ilsétaient arrivés dans la nuit après une marche forcée, ils apprirentqu’on n’avait vu ni troupes de cavaliers, ni carrosses, niprisonniers.

– Voilà quatre jours, leur dit unbourgeois, que personne ne passe par ici. Il y a un régimentsuédois à deux lieues, vers le nord, un régiment croate à unelieue, vers le midi, si bien que personne n’ose s’aventurer sur lesroutes.

– Le coquin nous aurait-il trompés ?dit Carquefou, qui pensait au blessé.

– Non, il avait trop peur…, réponditMagnus. Le scélérat que nous poursuivons aura changé dedirection.

Ils revinrent tristement sur leurs pas. Toutindice s’effaçait. Ils marchaient au hasard dans un pays inconnu,et par des chemins hostiles où mille dangers pouvaient surgir àtoute minute. Combien de maraudeurs n’y rencontraient-ilspas ! Combien de partisans toujours en quête de belles armeset de bons chevaux ! Mais aucune considération ne pouvaitempêcher Magnus et Carquefou de persévérer dans leurs desseins, ets’ils pensaient par hasard aux périls dont leur entreprise étaitsemée, c’était seulement dans la crainte qu’un accident ne leurpermît pas d’y consacrer tout leur temps et tous leurs soins.

Ils exploraient chaque bourg, chaque village,chaque hameau ; le passage de Matheus n’avait pas laissé plusde trace que la fuite d’une anguille entre les roseaux d’un étang.Ces nouvelles déconvenues, bien loin d’abattre la résolution deMagnus, avaient pour effet de l’exaspérer. Il ne pouvait prononcerle nom de Matheus Orlscopp sans pâlir. Jamais haine pareillen’avait mordu son cœur.

Un soir qu’il dépêchait à la hâte un morceaude pain et une tranche de viande froide à la porte d’une taverne,Magnus remarqua une espèce de soldat qui le considéraitattentivement. Le vieux reître, qui ne cherchait qu’une occasiond’interroger les gens, se dirigeait déjà vers le soldat, lorsquecelui-ci se levant :

– Par hasard, camarade, dit-il,n’étiez-vous point à l’hôtellerie d’un coquin qu’on appelle maîtreInnocent, et n’y soupiez-vous pas avec deux gentilshommes le moisdernier ?

– Si vraiment… Lesconnaissez-vous ?… savez-vous où ils sont ? s’écriaMagnus.

– Je les connais pour de braves soldats…et moi qui ai contribué à les garrotter, ils m’intéressent plus queje ne saurais le dire.

– Ah ! vous étiez avec MathéusOrlscoop ! dit Magnus, qui mit la main sur la garde deBaliverne.

– Eh ! là ! là ! ne nousfâchons pas ! Je vous dis que ces braves jeunes gens m’ontgagné le cœur par leur vaillante humeur. Quant à ce Mathéus, c’estun bandit auquel je ne serais pas fâché de jouer un méchant tour…Il y avait dix pièces fausses dans les seize thalers qu’il madonnés…

– Jour de Dieu ! si vous me mettezsur ses traces, eussé-je mille ducats, ils sont à vous !

– Alors, camarades, tournez plus versl’occident. Le seigneur Mathéus a renoncé à son premier projetd’aller à Munich. Vous le trouverez, j’imagine, du côté deStolberg, et s’il vous plaît que je vous serve de guide, j’ai idéeque nous le rattraperons. Rudiger a bon pied et bon œil.

– Tope là, tu es à nous, je suis à toi,dit Magnus.

– Et à nous deux nous faisons la paire,ajouta Carquefou, qui donna une vigoureuse poignée de main à leurauxiliaire.

Rudiger, on s’en souvient, était l’un descavaliers que Mathéus avait congédiés au moment où il lui parut queleur sympathie pour M. de la Guerche et pour Renaudacquérait de trop grandes proportions.

Il prit un chemin de traverse, fit quatre oucinq lieues en plein bois, traversa une rivière à gué et retrouvales traces de Mathéus.

Magnus faillit l’embrasser.

– Ah ! si j’avais les milleducats ! dit-il.

Rudiger se mit à rire.

– Bah ! s’écria-t-il, cela me paraîtoriginal et divertissant de faire quelque chose pour rien. Ça mechange !

On poussa plus avant ; la confiance étaitrentrée dans le cœur des trois compagnons ; les chevauxeux-mêmes, comme s’ils avaient eu conscience de ce qui se passaitdans l’esprit de leurs maîtres, marchaient d’un pas plusélastique.

On resta dans la bonne voie pendant six lieuesencore ; puis les indices cessèrent tout à coup : Mathéuset sa troupe semblaient s’être évanouis comme une procession defantômes.

Magnus, Carquefou et Rudiger battirent lacampagne dans tous les sens et séparément, fouillant les cabanes etles auberges, et ne laissant pas passer un voyageur sansl’interroger. Rudiger était de cette race de chasseurs quis’acharnent sur une piste. Il rentra le soir au rendez-vous, l’airmorne et abattu.

– Ah ! le maudit renard, il a rompusa voie ! dit-il.

Magnus était pris d’une grandetristesse ; pour la première fois il sentait que le couragel’abandonnait. L’abattement de Carquefou n’était pas moindre.

– Bonté du ciel ! murmura-t-il, siMagnus pleure, tout est perdu !

Ils étaient alors dans la salle commune d’uneméchante hôtellerie où buvaient des rouliers, des chasseurs, desvoyageurs de toutes sortes. Une troupe de bohémiens s’étant arrêtéeà la porte, Rudiger sortit, emmenant Carquefou, pour se mêler àleur campement et les interroger.

Magnus, la tête dans ses mains, Baliverne surses genoux, resta dans son coin. Il lui semblait qu’il y avait ungouffre noir devant ses yeux.

Un jeune garçon d’une quinzaine d’annéesentra, tenant à la main un oiseau.

– Est-ce étonnant ! dit-il àl’hôtesse, qui dressait le couvert des voyageurs, voilà encore unoiseau qui porte au cou un bout de papier tenu par un fil. C’est letroisième que je prends depuis quinze jours. Tenez, voyez, il y ades mots écrits sur le papier.

L’enfant s’approcha d’une chandelle et ils’efforça de lire ce qu’il y avait sur le papier.

– C’est impossible ! dit-il, lapluie a lavé l’encre ; il n’y a qu’un mot que je puisdéchiffrer : toujours le même.

Il posa le papier sur le fourneau pour lefaire sécher ; quelqu’un ouvrit la porte, et un courant d’airporta le papier jusqu’aux pieds de Magnus.

Machinalement il le ramassa et le tordit entreses doigts.

– Regardez, reprit l’enfant, ne dirait-onpas qu’il y a là, tout au bas, trois mots. Il semble que ce soit lenom d’un homme. On lit aisément le premier : n’est-ce pasArmand ?… Puis le reste disparaît…

Magnus sauta sur ses pieds. Ses yeuxdévorèrent le papier, et il reconnut l’écriture de son maître.

– Armand… Armand-Louis de laGuerche ! c’est cela ! dit-il en pleurant.

Il embrassa le petit garçon, qui le regardaittout effaré.

Lorsque Rudiger et Carquefou entrèrent, ilstrouvèrent Magnus à genoux, la tête nue, les mains jointes, levisage rayonnant.

– Ô mon Dieu ! Vous êtes bon !Mon Dieu ! je crois en Vous ! disait-il.

– Qu’est-ce ? dit Rudiger.

Magnus sauta au cou de Carquefou.

– Ah ! cette fois, je letiens ! reprit-il.

– Qui ?

– Eh ! parbleu !Mathéus !

– Tu l’as vu ?

– Non ! mais regarde. Va ! jete dis que je le tiens.

Carquefou craignit que le pauvre Magnus n’eûtperdu la raison ; tout à coup, le vieux reître, étalant devantlui un bout de papier tout sale et chiffonné :

– Ah ! le petit n’a pas pulire ! mais moi j’ai d’autres yeux. Lettre par lettre, j’aitout épelé, tout rétabli. Je savais bien que je leretrouverais !

Carquefou distinguait vaguement le nomd’Armand-Louis ; l’espoir, un espoir indéfinissable,commençait à le pénétrer.

Magnus venait de se retourner vers leurcompagnon, qui ne comprenait rien à cette scène.

– Connaissez-vous dans le pays le châteaude Rabennest ? dit-il.

– Certes ! un grand diable dechâteau au fond d’un bois.

– Et sur une montagne ?

– Avec trois grosses tours.

– Qu’on appelle la tour du Serpent, latour du Corbeau et la Grande-Tour ?

– Justement !

Magnus l’embrassa brusquement.

– À présent, camarade, s’il y a vraimentun cœur dans ta poitrine, tu vas nous être d’un grand secours,s’écria-t-il. Je connais le château. Dans quelle forteresse et dansquelle citadelle d’Allemagne n’ai-je pas mis les pieds !Celui-ci n’est pas le moins formidable. Je l’ai visité du temps quej’étais jeune ; il est tout plein de repaires et de cachotsensevelis dans les entrailles de la pierre ; les murs sontépais et hauts, les fossés profonds ; mais M. de laGuerche et M. de Chaufontaine y sont, et nous sommestrois ; donc nous les sauverons !

Carquefou courut à la maîtresse de la maison,la prit par la taille, l’embrassa sur les deux joues et se mit àdanser autour de la salle, en chantant à tue-tête :

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin ;

Si ça lui fait d’la peine

Ça nous fera du bien !

C’était un couplet qu’il venait d’improviseren l’honneur de Mathéus, et qu’il chantait dans un élan degaieté.

Le soir même, Magnus, Carquefou et Rudigercouchaient dans une chaumière située aux environs de la montagnesur laquelle on voyait le château de Rabennest.

Le cœur de Magnus se serra à la vue de cesnoires murailles, derrière lesquelles respirait Armand-Louis ;mais Carquefou, qui avait recouvré son appétit, commanda le plussucculent repas qu’il eût mangé depuis la fatale soirée passée chezmaître Innocent.

– Il n’y a rien de tel qu’un estomacplein pour ouvrir les idées, disait-il.

Magnus développa son plan de campagne à sesassociés.

– Rudiger, qui a été au service deMathéus, disait-il, devra nouer des intelligences dans laplace : il faut, à tout prix, qu’il ait le mot d’ordre.

– Je l’aurai.

– Moi, je connais un passage souterrain,grâce auquel on peut s’introduire dans le château en dépit desbandits qui le gardent. Ce souterrain a une issue dans la vallée.Combien de fois n’en ai-je pas profité pour emprunter au seigneurchâtelain des bouteilles de son meilleur vin et des quartiers devenaison que je ne lui ai jamais rendus !

– C’est dans les règles !interrompit Rudiger.

– J’en aurai bien vite retrouvél’entrée ; l’important pour nous est de bien savoir dans quelcoin Mathéus a caché M. de la Guerche etM. de Chaufontaine : est-ce tout en haut, sous lescombles, ou tout en bas, dans les caves ? voilà ce qu’il fautsavoir, pour ne pas nous heurter contre la garnison.

– Je le saurai, répondit Rudiger.

– Tu parles peu, l’ami, mais tu parlesbien.

– Et moi, que ferai-je pendant cetemps ? demanda Carquefou.

– Tu rôderas partout, comme un renard quicherche une poule ; tu feras en sorte d’entrer en relationavec l’un des habitants du château, et tu tâcheras de gagner saconfiance : deux renseignements valent mieux qu’un. Surtout,ne perds pas nos chevaux de vue : ils auront bientôt,j’espère, double charge à porter.

– Il est juste alors qu’ils aient doubleration à digérer.

Tandis que Carquefou se dirigeait versl’écurie, Rudiger prenait résolument le chemin du château, etMagnus s’enfonçait dans le taillis qui couvrait le fond de lavallée.

Au bout d’une heure de recherche, il arriva aupied d’un énorme rocher dont la base se perdait dans un fourréinextricable de ronces et de houx. Un gros genévrier croissait dansune fente du rocher.

« Ce doit être là », pensaMagnus.

Il écarta le rideau de broussailles quiobstruait le sol, et sous un enfoncement où l’on n’aurait riendeviné si l’on n’avait rien su, il découvrit une ouverture basse,voilée de longues herbes.

Il se pencha et disparut dans cette ouverture.Elle donnait accès dans un couloir étroit, qui s’enfonçait, enrampant, dans l’intérieur de la montagne. Magnus alluma unelanterne dont il s’était pourvu, et s’avança lentement. Au bout dequelques centaines de pas, il se trouva en face d’un mur quisemblait impénétrable.

Magnus l’examina longtemps, promena salanterne sur les parois humides de la pierre, et finit pardécouvrir un clou dont la tête sortait du mur. Il appuya la mainfortement dessus, et l’une des assises du mur, lentement ébranlée,tourna sur elle-même. Un air frais frappa Magnus au visage, et laclarté de sa lanterne, qu’il éleva au-dessus de sa tête, lui fitapercevoir, enfoncée dans les ténèbres, une cave immense danslaquelle plongeaient les fondements de l’une des tours.

Des tonneaux et de petits barils étaientrangés le long du mur. Les uns contenaient de la bière et du vin,les autres de la poudre.

– C’est bien cela, murmura Magnus.

Il sortit de la cave, repoussa la large pierredans son alvéole, descendit le couloir sombre, et regagnal’ouverture secrète, où la lumière écarlate du soleill’éblouit.

« Si cependant je n’avais pas étémaraudeur, pensa-t-il, jamais je n’aurais découvert cetteissue ! »

Quand il reparut dans la chaumière oùCarquefou prodiguait l’avoine aux chevaux, il y trouva Rudiger quise frottait les mains d’un air joyeux.

– Le seigneur Mathéus a le don charmantd’offenser qui le sert, dit-il : il brutalise les gens et lespaye mal, c’est trop ! La conséquence de cette sottise est quel’un des habitants du château m’a livré le mot de passe.

– C’est… ?

– Agnus Dei et Wallenstein.

– Le coquin ! Il mêle ensemble lareligion et la politique !… Patience ! il n’aurapeut-être pas longtemps à se livrer à ces fantaisies.

– De plus, quelques camaradesd’autrefois, que j’ai rencontrés là-haut, m’ont fait bon accueil…j’ai toute liberté d’aller et de venir à ma guise.

– Il fait bon quelquefois de fréquenterla mauvaise compagnie, observa philosophiquement Carquefou.

– Mais l’endroit où sont enfermés lesprisonniers ? demanda Magnus.

– L’un d’eux a été descendu aujourd’huidans le cachot de la tour du Serpent, celui qu’on appelle lachambre rouge : un grand, mince et blond.

– M. de la Guerchealors !

– C’est possible ! L’autre, le brun,a été transféré dans une partie du château qu’on n’amalheureusement pas pu m’indiquer.

– Parbleu ! s’écria Carquefou, voilàun poignard qui saura faire parler Mathéus, fût-il plus muet que latombe et plus sourd que le vent !

Magnus posa la main sur le bras deCarquefou.

– Ainsi, tu ne veux pas attendre ?dit-il.

– Attendre ! Ils sont vivants :qui sait ce qu’une heure de répit laissée à ce misérable peut luiapporter de mauvaises inspirations !… Non ! non !nos maîtres sont là-haut ! à l’œuvre !

– À l’œuvre donc ! répétaMagnus.

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