Envers et contre tous

Chapitre 18LA PETITE MAISON DE NUREMBERG

Dans lasoirée, et tandis que M. de Chaufontaine se promenait delong en large, exhalant sa rage par des paroles entrecoupées,devant la maison qui leur avait été assignée pour logis, un page seprésenta et l’invita discrètement à le suivre :

– Où veux-tu me conduire ? demandaRenaud, qui n’avait pas l’esprit disposé aux aventures.

– Dans un lieu où vous ne serez pas fâchéde vous rendre, répondit le page.

Carquefou, qui grignotait une aile de perdreaudans le voisinage, leva le nez.

– Monsieur le marquis, dit-il, m’est avisque ce pays n’est pas sûr au coucher du soleil ; on racontepar ici des histoires farouches de démons et de lutins auxquels semêlent volontiers quelques sacripants… Restez au logis.

– Il s’agit deMlle de Pardaillan, murmura le page àl’oreille de Renaud.

– Eh ! que ne parlais-tu plusvite ! Marche ! je te suis !

Renaud ne marchait pas, il courait sur lestraces du messager, qu’il forçait de hâter le pas. Carquefou jetal’os qu’il rongeait.

– Il serait si facile cependant dedormir ! dit-il.

Il se leva en soupirant et suivit de loin sonmaître, qui n’avait garde de retourner la tête.

Il le vit sortir de la ville, s’enfoncer dansun chemin creux, gagner un petit bois au milieu duquel s’ouvraitune avenue, et disparaître subitement sous la porte d’un pavillonqui donnait sous une voûte épaisse de feuillage.

Carquefou fit le tour du pavillon en rasant lafutaie ; aucun filet de lumière n’en sortait : portes etfenêtres, tout était fermé hermétiquement.

– Hum ! fit Carquefou, on dirait lamaison d’une fée ou le repaire d’un ogre !

Il s’adossa contre un arbre en face de laporte par laquelle son maître venait d’entrer dans le pavillon, etattendit.

– Au moindre bruit, tant pis !reprit-il à voix basse, je monte à l’assaut.

Renaud cependant gravissait un escaliersombre ; le page le tenait par la main, et il sentait sous sonpied un tapis qui étouffait le bruit de ses pas. Le cœur luibattait à l’empêcher de respirer.

« Diane ! je vais revoirDiane ! pensait-il. »

Une portière s’ouvrit, et, dans un boudoiréclairé par une lumière timide, il aperçutMme d’Igomer. Renaud recula.

– Une femme vous fait donc peur, monsieurle marquis ? dit-elle.

– Je croyais qu’il s’agissait deMlle de Pardaillan… C’est une trahison !s’écria Renaud.

– On ne vous a pas trompé, c’est bien deMlle de Pardaillan qu’il s’agit ; mais jene sache pas qu’on vous ai dit que vous la verriez ?

Tout en parlant, Mme d’Igomertremblait ; jamais Renaud ne l’avait vue si pâle et sidéfaite, même au jour où il l’avait saluée pour la dernière foisdans le château de Saint-Wast.

Cette femme vindicative, qui obéissait àtoutes les inspirations de la haine, semblait avoir perdu presquetoute sa force ; la robe blanche qu’elle portait laissait voirl’agitation de son sein. La pâleur d’une morte couvrait son frontet ses joues. Cependant Renaud, qui la contemplait, soulevaitencore de la main un des pans de la portière, comme un homme prêt àse retirer.

– Que craignez-vous ? ditMme d’Igomer d’une voix douce, il n’y a qu’unefemme et un enfant.

– Ah ! cette femme, c’estvous ! dit Renaud.

– Si vous voulez dire par là que de moidépend le sort de Mlle de Pardaillan, c’estvrai, mais il dépend de vous que demain elle soit libre.

– De moi !… Que faut-ilfaire ?… Ah ! tout mon sang…

– Vous le donneriez pour elle, n’est-cepas ? poursuivit Mme d’Igomer enl’interrompant ; je le sais, mais pourquoi me le dire ?…Ah ! vous prenez une mauvaise voie pour cicatriser la blessurequi saigne là !

Thécla tomba accablée sur un fauteuil ;son visage avait la couleur de la neige ; des larmes (ellesn’étaient pas feintes cette fois) coulaient de ses yeux. Renauds’empara de ses mains et les sentit frissonner entre lessiennes.

– Si vous vouliez, reprit-il,j’emploierais ma vie entière à vous bénir !

– Écoutez, réponditMme d’Igomer, je me croyais plus forte que je ne lesuis, plus enracinée dans ma haine… Je vous ai vu, et je ne saisquelle flamme a subitement amolli ce cœur qui n’a battu qu’unefois… que dis-je ? ne sais je pas quelle influence, quelcharme l’a vaincu ? Toute cette émotion que j’avais oubliéem’a tout à coup envahie… de longs mois de deuil, remplis parl’esprit de vengeance, se sont effacés, et de tout ce que j’aisouffert ou rêvé, de mes larmes d’ivresse et de désespoir, il n’estrien resté que vous…

Un instant Thécla se tut ; un mélanged’étonnement et de tristesse se répandit dans l’âme deRenaud : il allait répliquer, Mme d’Igomerl’arrêta :

– Connaissez-moi tout entière,poursuivit-elle ; ce que vous voudrez que je sois, je leserai ; je ne peux plus être à présent votre compagne dans lavie, la femme fière de marcher appuyée à votre bras ; je seraivotre servante, et nulle ne sera plus dévouée, plus humble, plusheureuse du sort que vous lui ferez… Si vous voulez que j’aimeMlle de Pardaillan, je l’aimerai… maisaimez-moi, ou, si cet effort vous est impossible encore, ne l’aimezplus du moins et renoncez à cette pensée maudite de lui donnervotre nom ! Ne vous rappelez-vous rien, dites, et me montré-jebien exigeante en vous demandant un peu de pitié ?Rappelez-vous ces heures passées l’un près de l’autre, pendant delongues nuits d’été ; rappelez-vous les serments d’autrefois…Ah ! si vous en avez perdu la mémoire, mon triste cœur en estencore brûlé, vous ne savez pas combien je vous aimais !Hélas ! je ne le savais pas moi-même ! Voyez ce que vousavez fait de moi et dans quel abîme je suis descendue ! Nedevez-vous rien à celle que vous avez abandonnée, et qui sans vous,peut-être… Mais je ne veux rien vous reprocher, je bénis ce mal quim’a fait vous connaître, qui m’a fait vous aimer !… Le bonheurque j’ai goûté jadis, je vous en demande l’ombre, lesouvenir ! À ce prix, il n’est rien que vous n’obteniez demoi. Mettez votre main dans la mienne, jurez-moi que jamaisMlle de Pardaillan ne s’appelleraMme de Chaufontaine, et ma confiance irajusqu’à vous dire : « Elle est libre ! »

– Mais je l’aime ! s’écriaRenaud.

– Quoi !… ditMme d’Igomer, vous êtes chez moi… elle n’est paslibre, et vous osez… ! Ah ! tenez, vous êtes bientéméraire ou bien fou !

– Écoutez-moi à votre tour… je vous ensupplie… Que vous a-t-elle fait ? N’est-elle pas innocente detout ceci ?

– Innocente ?… elle qui vous aarraché de mes bras !

– Punissez-moi donc si vous voulez, maisépargnez-la ! N’a-t-elle pas été pour vous bonne etconfiante ?… Elle n’a pas vingt ans… ne laissez pas sajeunesse se flétrir dans les larmes…

– Eh ! croyez-vous qu’elle seule aitpleuré !

– Ah ! vous êtes implacable !…Quoi ! la beauté, l’innocence, le malheur, ne peuvent rien survous ?… Pourquoi la frapper si je suis là ! Quelle honteme proposez-vous ? La trahir quand elle m’a dit :« Je vous aime !… »

– Ce mot, quelqu’un qui s’appelait Renaudne me l’avait-il pas dit ?

Ce dernier cri semblait rompre l’entretien,Mme d’Igomer s’était levée. Cette expression queM. de Chaufontaine lui avait vue au château deSaint-Wast, de nouveau il la retrouvait tout entière sur sonvisage ; Thécla ne gardait plus aucune trace des émotions quitout à l’heure l’avaient attendrie. Renaud sans répondre fit un pasvers la porte.

– Ainsi, ditMme d’Igomer, vous ne renoncez pas àMlle de Pardaillan ?

– Jamais !

– Alors, c’est elle qui renoncera àvous.

Renaud se retourna, prêt à l’interroger.

– Monsieur le marquis, je ne vous retiensplus, reprit Mme d’Igomer, qui, frappant sur untimbre, donna l’ordre au page de reconduireM. de Chaufontaine. Allons, murmuraMme d’Igomer, je laisserai faire MathéusOrlscopp.

Renaud trouva Carquefou adossé à l’arbre qu’ilavait choisi pour poste d’observation.

– Tout va mal, dit-il en répondant auregard interrogateur de Carquefou.

– Monsieur, aussi longtemps qu’on est envie, rien n’est désespéré, répliqua l’honnête philosophe.

Et comprenant que son maître n’était pas enhumeur de causer, il s’enveloppa dans son manteau et le suivitsilencieusement.

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