Envers et contre tous

Chapitre 6BADINAGES AUTOUR D’UN PÂTÉ

Tandisque ces choses se passaient dans un coin de Magdebourg, un moine,qui appartenait à l’ordre des capucins, rôdait autour de la maisonoù les fourriers de l’armée avaient marqué le logement de Jean deWerth. C’était un homme long comme un échalas, maigre comme lapatte d’un lièvre, sec comme un bout de ficelle, pâle comme unlinceul. Ses yeux mobiles ne perdaient rien de ce qui se faisaitautour de lui ; toujours en mouvement, sombres, avec deséclairs rapides, ils avaient quelque chose d’inquiet, de faroucheet de félin, qui rappelait les yeux des bêtes fauves. Quelquefoisle moine oubliait de répondre au salut obséquieux des soldatschargés de butin qui lui demandaient sa bénédiction ; d’autresfois, il leur envoyait un signe de croix jeté négligemment de lamain droite, et un sourire où l’on sentait la convoitise beaucoupplus que l’humilité. Jamais il ne s’éloignait de la maison, devantlaquelle allait et venait une sentinelle bavaroise.

La nuit venait, les bruits se taisaient ;quelques maisons, qui flambaient encore, projetaient une lueurrouge sur le ciel assombri. On entendit alors, dans la rue voisine,le pas de quelques hommes dont les lourdes bottes frappaient le solà coups pressés. Bientôt l’ombre du capucin se dessina sur le murd’un bâtiment que les reflets de l’incendie éclairaient ; ilse penchait en avant pour mieux voir.

– C’est lui ! murmura-t-il ;jouons serré, et une heure peut me rendre ce que la fortune m’afait perdre !

Jean de Werth arrivait en ce moment devant lamaison ; le capucin l’aborda, et, croisant les bras sur sapoitrine, il s’inclina d’un air de componction.

– Monseigneur Jean de Werth daignera-t-ilperdre cinq minutes de son temps précieux pour écouter un humbleserviteur de l’Église ? dit-il.

– Tout de suite ? demanda leBavarois.

– Tout de suite, si cela plaît à VotreSeigneurie.

Et plus bas, il ajouta :

– Il s’agit d’une personne que l’enferréclame et que monseigneur Jean de Werth honore d’une haineparticulière : j’ai nommé M. de la Guerche.

Jean de Werth enveloppa le moine d’un regardperçant.

– Un pâté de venaison, flanqué de quatrebouteilles dérobées aux renégats de Magdebourg, vous ferait-ilpeur, mon Père ? reprit-il.

– Bien que mon habit m’ait fait rompretout commerce avec les sensualités de ce monde, pour le service dela cause que nous défendons, vous par l’épée, moi par la parole, jeme soumettrai à l’épreuve du pâté.

– Et à la tentation desbouteilles ?

– Oui, monseigneur.

– Alors, suivez-moi, nous causerons ensoupant.

Le moine s’inclina jusqu’à terre et pénétra àla suite de Jean de Werth dans une salle basse que les Croates etl’incendie avaient respectée. Une table robuste, en bois de chêne,supportait sans faiblir le poids respectable d’un pâté qu’entouraitmodestement un assortiment complet de saucisses, de boudins etd’andouilles, d’où s’échappait une vapeur épicée. Quatre longuesbouteilles, au col mince, décoraient les quatre angles de latable.

Jean de Werth sourit.

– Allons ! dit-il, Magdebourg a dubon.

Puis montrant un siège au capucin, qui sesignait dévotement :

– Buvez et mangez, reprit-il.

Le moine leva les yeux vers le ciel.

– Ah ! dit-il d’une voix attendrie,quand on a travaillé tout le jour à la vigne du Seigneur, il estdoux, aux approches du soir, de reconnaître que les modestesefforts d’un serviteur indigne de l’Église n’ont pas étédésagréables à la Providence !

Ayant ainsi parlé, il releva les largesmanches de sa robe de bure et attaqua vigoureusement le pâté, sansnégliger les andouilles, qu’il arrosa d’une forte rasade de vin duRhin.

– Monseigneur, dit-il alors en soupirant,la parole des Pères de l’Église nous enseigne le pardon desoffenses ; mais, lorsqu’on a affaire à un pécheur endurci ettrop enfoncé dans les ténèbres de l’hérésie, la sainte inquisition,que je vénère, livre le misérable qui persévère dans l’erreur, à lasévérité du bras séculier.

– La sainte inquisition ne se trompejamais, répondit Jean de Werth, qui venait de pratiquer une brècheénorme dans les flancs du pâté.

– Il m’est donc venu à la pensée qu’il nefallait accorder ni pitié ni miséricorde à ce parpaillot maudit quiest connu parmi ses frères les hérétiques sous le nom de M. lecomte de la Guerche.

– Ni pitié, ni miséricorde, c’est biencela ; malheureusement, mon Père, vous n’ignorez pas queM. le comte de la Guerche a eu l’art infernal d’intéresser àson sort un puissant dignitaire de l’empire, M. le maréchalcomte de Pappenheim.

– Je le sais, monseigneur, je le sais, etje vois en cela l’œuvre du démon ; mais les maléfices del’esprit des ténèbres ne prévaudront pas contre les armesspirituelles qu’il est de mon devoir d’employer, et nous vaincrons,s’il plaît à Dieu, l’obstination de ce huguenot.

– Le gobelet ?…

Le moine remplit son gobelet d’étain jusqu’aubord et l’avala d’un trait.

– M. le comte de la Guerche,reprit-il d’un air béat, partira certainement sous peu dejours ; il suivra naturellement la route qui, de Magdebourg,conduit par le plus court au camp de ce fils de Sennachérib et deNabuchodonosor, que les Suédois appellent entre euxGustave-Adolphe, et cela dans le but malicieux d’y chercher dessecours.

– C’est évident, et vous raisonnez, monPère, avec une lucidité d’esprit qui me charme.

– Or, en donnant aux armes spirituelles,dont je vous parlais tantôt, le secours des armes temporelles, onpourrait facilement mettre M. de la Guerche et soncompagnon, M. de Chaufontaine, hors d’état de nuire auxfils bien-aimés de notre sainte Église.

– Hors d’état, dites-vous ?

– Les chemins sont pleinsd’embûches ! Le sage ne peut jamais répondre dulendemain !

Le moine acheva de vider la bouteille et lafit sauter lestement par la fenêtre.

« Voilà un capucin qui a la main d’unreître », pensa Jean de Werth.

– Suivez bien mon raisonnement, reprit lemoine, dont l’esprit puisait des clartés nouvelles au fond dechaque bouteille qu’il égouttait. Ces mécréants, dont mes lèvres nesauraient prononcer les noms sans éprouver la sensation d’un ferchaud, partent un matin de Magdebourg l’âme remplie de noirsprojets ; ils en méditent la perpétration cheminfaisant ; mais Dieu, qui ne permet pas le triomphe desméchants, les fait entrer un soir dans une hôtellerie dont lepropriétaire est un saint homme, dévoué aux intérêts éternels de lareligion. On excite sa piété par une offrande, et il ouvre la portede sa maison au bras séculier.

– Sans que le nom et la réputation depersonne soient compromis ?

– Monseigneur prend-il cette robevénérable pour les langes d’un enfant ? Non, non, le bras quevoici a mis en pratique bien souvent la devise d’un philosophe dontle nom m’échappe : célérité et discrétion.

– C’est un bras vertueux et prudent.

Le capucin s’inclina et remplit son assietteaux dépens du pâté, qui menaçait ruine.

– J’imagine en outre, poursuivit-il, queVotre Seigneurie a horreur comme moi des violences inutiles et del’effusion du sang. Ce que nous voulons, c’est moins la mort dupécheur que sa conversion.

– Sans doute.

– Et puis un coup de poignard qui faitpasser de vie à trépas ne laisse point aux âmes le temps de serepentir et de se racheter par d’abondantes aumônes. Il faut que lespectacle des misères et des souffrances auxquelles elles vont êtrecondamnées attendrisse ces âmes et les dispose à la pénitence.Ainsi, votre huguenot mort, Mlle de Souvignypersévère dans son entêtement : qu’y gagnez-vous ? Leplaisir du triomphe. C’est quelque chose sans doute, mais ce n’estpas tout. M. de la Guerche, au contraire, enfermé dansquelque cachot profond, et suppliant cette personne obstinée derépondre aux vœux de Votre Seigneurie pour obtenir la délivrance deson corps misérable et soumis à des tortures quotidiennes, voilà lebeau ! Et c’est à quoi il faut que nos humbles efforts tendentsans relâche.

Jean de Werth regarda le moine avecadmiration. Il lui semblait que cet homme dont il ne connaissaitpas le nom dépassait l’infortuné Frantz Kreuss de cent coudées.

– Vous connaissez donc une hôtelleriedisposée à vous offrir l’hospitalité au prix d’une offrandepieuse ? reprit-il.

– Je la connais.

– Et votre bras se chargera d’ysurprendre M. de la Guerche et de le conduire en un lieuoù il aura loisir de se livrer à de longues méditations ?

– M. de la Guerche, et, si vousle permettez, M. de Chaufontaine aussi.

– Je le permets avec plaisir.

– Vous êtes un homme de bien, répliqua lemoine.

Puis, d’une voix douce, il appela un laquaiset lui commanda d’apporter quatre nouvelles bouteilles auxquellesil lui paraissait convenable d’ajouter le supplément d’unjambon.

– Je ne saurais trop admirer l’excellencede votre estomac et la force de votre appétit, dit Jean de Werth ensouriant.

– Ce sont là les privilèges d’uneconscience pure, répondit le capucin.

– Maintenant, dites-moi, mon Père, VotreSainteté se chargerait-elle de cette mission de confiance pourl’amour du prochain seulement ?

– Hélas ! non.

– Ah !

– La dureté des temps est telle, qu’ellem’oblige à solliciter de mes services une récompense moinscéleste.

– Je vous écoute, mon Père ; j’aiidée que nous pourrons unir nos efforts pour le bien commun.

– C’est mon désir le plus vif… Je n’aipas toujours été, monseigneur, un serviteur infime de la sainteÉglise ; en d’autres temps j’ai porté l’épée… Si l’humilité nes’y opposait pas, j’ajouterais même que je ne la maniais pasmal.

– Je m’en suis douté en voyant le brasque vous me montriez tout à l’heure.

– Malheureusement le diable me soufflal’esprit de colère : une nuit que nous jouions aux dés avec unécuyer de Son Excellence le duc de Friedland… j’avais perdu… jetuai l’écuyer d’un coup de dague.

– Un mouvement de vivacité, mon Père.

– J’en ai demandé pardon aux saints etaux hommes… Il faudrait maintenant obtenir ma grâce de SonExcellence le duc de Friedland.

– C’est un soin dont je me charge.

– Plus tard, étant en voyage dans lePalatinat, je fis rencontre du trésorier de Son ÉminenceMonseigneur l’archevêque de Mayence ; nous dînâmes decompagnie sous une treille. Le lendemain on ne trouva plus ni letrésorier ni le trésor. De méchantes gens firent courir le bruitque j’étais pour quelque chose dans ce singulier événement. Ilserait à désirer que Son Éminence montrât l’exemple de l’oubli desinjures en ordonnant de suspendre toute recherche et de clore laprocédure.

– J’écrirai à Monseigneur l’archevêque deMayence.

– Plus tard encore, me trouvant enBavière, dans un château où l’on célébrait un mariage, une trouped’étudiants et de bohémiens enleva la fiancée dans ses habits denoces, chargés de pierreries. Un hasard malheureux m’avaitintroduit la veille dans cette compagnie de vagabonds, quis’étaient plu à me revêtir du titre de capitaine. La fiancéeretourna au château huit jours après et entra au couvent. Mais,hélas ! on ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues lespierreries.

– Ces choses-là s’égarent sifacilement !

– La calomnie osa m’accuser ! Ilserait opportun d’engager le maître du château, un comte duSaint-Empire, monseigneur, à ne plus penser à cette affaire qui luirappelle de si tristes souvenirs.

– J’en dirai un mot à l’électeurMaximilien, mon maître, et j’ose croire qu’il fera droit à marequête.

– J’ai bien encore quelques menuespeccadilles sur lesquelles ma conscience ne s’est pointendormie ; l’une entre autres a motivé une sentence de mortprononcée par le tribunal ecclésiastique de Trêves ; mais,grâce à l’intervention de mon saint patron, j’ai tué tant dehuguenots depuis lors, que le tribunal consentira, j’en suis sûr, àlever ma sentence si quelque âme charitable et puissante plaide macause.

– Je serai cette âme, si vous voulez.

– Il ne me reste à présent, monseigneur,qu’à vous présenter humblement une dernière prière. Je n’auraisplus de vœux à adresser au Ciel, si quelqu’un, ayant votre nom etvotre crédit, m’attachait à sa personne. La casaque va mieux à mataille que le froc ; non pas que je dédaigne ce pieuxvêtement, mais chacun a ses instincts, et les miens me poussentvers l’habit militaire. Ce qui n’empêche pas que, dans l’occasion,ma tête saura se courber sous un capuchon.

– Parbleu ! mon Père, depuis uneheure je pensais que vous étiez seul en état de remplacer unhonnête serviteur que j’ai perdu, le bon Frantz ; c’était unhomme habile, qui n’avait pas son pareil pour les entrepriseshasardeuses. Avide, c’est vrai, mais point scrupuleux. Je le pleurechaque jour. Vous êtes de sa race et de son rang, avec quelquechose de plus qui me séduit.

– Vous me flattez.

– Point. Je dis les choses comme ellessont ; peut-être même avez-vous l’esprit plus inventif, plusfertile en ressources, plus énergique et plus prompt.

– Ainsi, vous consentez ?

– Sans hésiter.

– Et je suis à vous ?

– Dès ce soir.

– Monseigneur, s’écria le moine, qui fitvoler par la fenêtre les quatre bouteilles vides, aussi vrai que ceverre fragile se brise en tombant, je jetterai à vos pieds, lespoings liés, la corde au cou, ces Français maudits qu’on appelleM. de la Guerche et M. de Chaufontaine !L’un est à vous, monseigneur, l’autre est à moi.

– Ah ! tu les hais donc aussi,toi ?

– Regardez cette cicatrice qui court surma poitrine ! Le poignard de l’un d’eux l’a faite ;fût-elle effacée, je n’oublierai jamais l’homme qui m’afrappé !

– Ton nom, mon brave ?

– Mathéus Orlscopp.

– À l’œuvre donc, Mathéus, et si turéussis, il n’y aura pas dans toute l’Allemagne de capitaine plusriche ni plus fortuné que toi !

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