Envers et contre tous

Chapitre 7UN CHŒUR DE MOINES

L’entretien terminé et le souper fini, une vagueinquiétude traversa l’esprit de Jean de Werth ; il craignaitque sa nouvelle recrue ne fût plus en état de se lever aprèsl’effroyable quantité qu’elle avait absorbée. Quelle ne fut sasurprise de voir le capucin sauter sur ses pieds avec la dextéritéd’un chat, quand la dernière tranche de jambon eut suivi le dernierverre dans les profondeurs de son estomac ! Mathéus Orlscoppne paraissait pas plus gros que s’il eût vécu d’une croûte de paindur et d’une goutte d’eau. Maigre il était, maigre il restait.

– De l’or, à présent ! dit-il d’unevoix sonore.

Jean vida sa ceinture sur la table.

– Prenez ce qu’il vous faut, dit-il.

– Je prends tout, répondit Mathéus, quifit disparaître les pièces d’or dans ses poches. Voilà qui fermerales yeux et ouvrira les oreilles de maître Innocent.

– Ah ! il s’appelle Innocent,l’hôtelier que tu connais ?

– Oui, et jamais petit nom ne fut mieuxporté. Il ne fait jamais rien que pour rendre service auprochain.

Mathéus enjambait déjà la porte, lorsque Jeande Werth le saisit par le bras.

– Qui me répond de ta fidélité ?dit-il.

– Ceci, répliqua le capucin en posant ledoigt sur la cicatrice faite par le poignard de Renaud, et laconfession que je vous ai contée. Une petite moitié suffirait pourfaire pendre un honnête homme.

– File donc ! s’écria leBavarois.

Une heure après, un cavalier bien monté, etsuivi de deux valets qui se tenaient respectueusement à distance,sortait de Magdebourg. C’était Mathéus Orlscopp, qui voyageait engentilhomme.

En passant devant la maison du comte dePappenheim, il aperçut à l’étage supérieur une lumière quibrillait, et il entendit vibrer dans la nuit les accents purs etmélodieux d’une voix qui chantait un psaume de David.

Ce n’était pas la première fois que cette voixéclatante frappait son oreille ; elle lui rappelait l’aubergede la « Croix de Malte », dans le bourg de Bergheim.L’ombre élégante de deux cavaliers se dessinait sur la vitreétincelante.

– Chantez ! murmura Mathéus. Nousverrons bien si vous chanterez toujours !

Et il s’enfonça dans les ténèbres.

Armand-Louis et Renaud ne pouvaient s’arracherd’auprès de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan : au regret amer deles quitter s’ajoutait la mortelle angoisse de les laisser auxmains de celui qui avait été le rival de l’un d’eux et qui étaitencore leur ennemi. Si loyal qu’on le supposât, elles n’en étaientpas moins captives, et quel espoir avait-on de les délivrerjamais ? Renaud tordait ses moustaches, et de sourdesexclamations de colère s’échappaient de ses lèvres ;Armand-Louis marchait à grands pas, ou, muet et pâle de désespoir,il regardait le ciel.

– Vaincus ! répétait incessammentRenaud.

– Et toutes deux prisonnières !reprenait Armand-Louis. Il y avait des heures où les plus follesrésolutions leur traversaient l’esprit. Ils ne reculaient alorsdevant l’exécution que dans la crainte de compromettre davantageleurs compagnes. Seules, Adrienne et Diane se montraient plusfidèles à l’espérance.

– Que redoutez-vous ? disaitMlle de Souvigny d’une voix ferme. Vous ne mefaites pas l’injure de penser que mon cœur puisse changer ? Mavie a-t-elle été jusqu’à ce jour exempte de périls ? Mecroyez-vous trop faible pour ne pas supporter les rigueurs de cettenouvelle épreuve ? Mon âme saura les accepter toutes,croyez-le, et rester digne du nom que je porte. Quelques jours,quelques mois peut-être nous séparent. Qu’est-ce, en présence deslongues années que nous avons à parcourir ensemble ? Levezhaut le front, et attendez tout de l’avenir. Le Dieu qui m’a tiréedes mains de Mme d’Igomer, après nous avoirensemble ramenés d’Anvers, pensez-vous qu’il n’aura pas un regardde pitié pour nous ? J’ai meilleure confiance que vous en Sabonté. Un jour viendra peut-être où le souvenir de Magdebourg serapour vous et pour moi comme le souvenir de ces tempêtes dont lesmatelots parlent en souriant. Qu’il sera loin dans le passé !Donnez-moi votre main, Armand, et mettez votre espoir dans Celuiqui ne trompe pas !

Diane parlait le même langage à Renaud, maisavec une nuance d’ironie qui marquait les différences de soncaractère et de celui d’Adrienne.

– N’êtes-vous donc plus l’homme que j’aiconnu disait-elle, le chevalier amoureux de périls et prompt àcourir sus aux aventures ? Par hasard, votre dévotion à sainteEstocade se serait-elle amoindrie ? Ne croyez-vous plus cettebienheureuse personne en état de faire des miracles ? Ellevous a cependant laissé votre dague et votre épée, et n’a pas, queje sache fait disparaître l’héroïque Carquefou ! Renoncez-vousà pourfendre les gens, ou bien avez-vous cette pensée que votreconstance n’est pas d’un caractère à supporter quelques semainesd’absence ? Parlez, monsieur, parlez, et s’il faut que jedésespère, laissez-moi le temps de m’habituer aux larmes ! Àvrai dire, je lui faisais l’honneur de la croire d’un tempéramentplus robuste. Voulez-vous me laisser, en partant, cette pensée quevous êtes semblable à la feuille du saule, que le moindre zéphyrfait trembler, ou bien craignez-vous de perdre votre mémoire,chemin faisant, comme un enfant perd sa toupie ? Meprenez-vous pour un feu follet que le matin fait disparaître, et nevous sentez-vous plus maintenant la force de crier :Chaufontaine à la rescousse !

Renaud jurait que dix millions d’annéespassées loin de Mlle de Pardaillann’ébranleraient en rien sa constance, et qu’il était toujours leserviteur le plus croyant de sainte Estocade. Armand-Louis, de soncôté, remerciait Adrienne à genoux de lui avoir rendu le courage etl’espoir, et ce fut au milieu de ces alternatives d’abattement etde résignation que l’on attendit le moment des adieux.

L’armée du comte de Tilly, repue d’orgies etgorgée de butin, allait quitter ce monceau de ruines qui futMagdebourg. Elle devait commencer dès le lendemain sa campagnecontre l’armée de Gustave-Adolphe.

M. de Pappenheim leur en donnalui-même la nouvelle. L’heure était donc proche où il fallait seséparer. M. de la Guerche et M. de Chaufontainele savaient : ils s’y étaient préparés, et aux premiers motsdu grand maréchal, ils crurent que leur cœur allait cesser debattre.

– Vous dire adieu !… Vousquitter !… Cela se peut-il ! s’écria Armand-Louis.

– Ah ! Diane !… dit le pauvreRenaud, et il ne put continuer.

Adrienne abrégea cette heure fatale en seprécipitant dans son oratoire, où Diane la suivit.

Penchée à la fenêtre, derrière un épaisrideau, elle regardait dans la rue ; elle avait été forteaussi longtemps qu’elle avait dû raffermir le cœur déchiré deM. de la Guerche : pas une larme alors, mais unaccent viril, un sourire confiant, un visage tout illuminé par lesflammes de l’amour et de la foi ; mais quand elle les vitdisparaître derrière l’angle du mur, une pâleur mortelle serépandit sur tous ses traits, et des larmes l’inondèrent.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle lesmains jointes et dans l’attitude de la prière, mon Dieu, ayez pitiéde moi !

Derrière elle, et prosternée, sanglotait larieuse Diane de Pardaillan.

Le comte de Pappenheim, à la tête d’une bandede cuirassiers, voulut faire escorte lui-même aux deuxgentilshommes. Il avait la parole du comte de Tilly, mais ilajoutait plus de confiance aux épées et aux cuirasses de sessoldats. Un temps ils coururent sur la route, qui fuyait sur lenord, le grand maréchal en tête, et derrière eux l’escadron de sescavaliers. Quand on fut à deux heures de Magdebourg, ils’arrêta.

– Adieu, maintenant, dit-il ; vousêtes libres, la campagne est ouverte !

Quelque temps Armand-Louis et Renaudmarchèrent en silence ; leurs mains retenaient leurs chevauxcomme s’ils eussent compté les pas qui les séparaient des deuxcaptives. Au loin, de grands nuages de poussière voilaient la routeque suivait l’armée impériale. Un dôme de fumée opaque planaitau-dessus de Magdebourg. Partout des arbres abattus ou calcinés,des chaumières brûlées, des hameaux saccagés, des moissons fouléesaux pieds ; mais ce deuil de la nature n’égalait pas encore ledeuil de leur âme.

Le premier, Renaud fit sentir l’éperon à soncheval.

– Au galop ! à présent,s’écria-t-il : plus vite nous irons, plus vite nousreviendrons !

Armand-Louis se pencha sur l’encolure de soncheval, et, suivis de Magnus et de Carquefou, les deux amiscoururent vers le point de l’horizon derrière lequel ils devaienttrouver Gustave-Adolphe et les Suédois.

– Ah ! disait M. de laGuerche entre ses dents, s’il leur faut un guide pour les menerjusqu’à Vienne, je suis là !

Un soir, et après une longue traite dont leursmontures seules sentaient la fatigue, ils arrivèrent en vue d’uneauberge assise au bord de la route, sur la lisière d’un maigrechamp de sarrasin. Quelques bottes de fourrage fraîchement coupéembaumaient l’air ; les chevaux hennirent en secouant latête.

– Pauvres bêtes ! elles sentent lesouper ! dit Carquefou, qui avait une grande compassion pourles peines de l’estomac.

Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes devant laporte de l’auberge. C’était un vaste bâtiment, dont les muraillesnoires conservaient encore quelques traces de l’incendie qui avaitdévoré le château auquel autrefois elles se reliaient. On en voyaitles ruines éparses çà et là, et au travers de ces décombres, desarbres fruitiers et des plantes potagères. Point d’enseigneau-dessus de la porte principale, mais des branches de pindesséchées. Une treille s’étendait sur l’un des côtés de cebâtiment, et, sous cette treille, un moine lisait son bréviaire, encompagnie de deux frères lais, qui marmottaient des prières enégrenant leur chapelet.

L’hôte accourut et saisit l’étrier deM. de la Guerche.

C’était un homme petit, à figure de chat, avecdes cheveux taillés en brosse et de larges mains crochues,pareilles aux serres d’un milan.

Il jeta un regard de fin connaisseur sur leschevaux.

– Voilà des animaux fourbus,dit-il ; si Vos Seigneuries ont besoin de coursiers frais,robustes et légers, elles trouveront à s’arranger ici.

– Ah ! nous sommes un peumaquignons ? répondit Renaud, qui venait de mettre pied àterre.

– On rencontre beaucoup de pauvres bêtesqui errent sans maître, cela fend le cœur, reprit l’hôtelier :je les recueille pour le service des honnêtes gens qui hantent mamaison.

Carquefou, qui avait déjà rendu visite àl’office et à la cuisine, parut sur le seuil de la porte :

– On n’a jamais vu auberge si peuplée demoines, dit-il : j’en ai compté trois autour d’une chaudièrequi répand une aimable odeur de choux et de lard ; deux dansle jardin, et deux autres encore qui méditaient devant le cellier,sans compter les quatre qui sont en prières en ce moment sous latreille.

– Ce sont des pères capucins qui serendent en pèlerinage à Cologne et qui arrivent du fond de laPoméranie, dit l’aubergiste. Leur passage répandra certainement lesbénédictions du Seigneur sur ma pauvre maison.

– Holà ! maître Innocent ! criacelui des moines qui paraissait le Supérieur, faites préparer monsouper : quelques lentilles cuites à l’eau et une poignée denoisettes.

– Hum ! fit Carquefou, que voilà unrégime propre à faire prendre la vie en dégoût !

– Je ne veux ni vin ni bière, ajouta lemoine : l’eau de la fontaine qui coule au fond du jardinsuffira pour étancher ma soif.

Le moine, ayant son froc rabattu sur les yeux,passa les mains croisées sur sa poitrine, et s’enfonça dans lejardin, suivi des deux frères lais.

Maître Innocent se précipita vers la cuisine,et en sortit un moment après avec un plat de lentilles qui fumaienttristement, et une assiette au milieu de laquelle couraientquelques noisettes. Il resta près d’un bon quart d’heure à servirce maigre repas, et comme Carquefou, que la faim rendait grondeur,lui en faisait l’observation :

– Ah ! monsieur, répondit maîtreInnocent, le saint homme me nourrissait du pain de la paroledivine !

Bientôt après, l’aubergiste fit voir àCarquefou que sa maison n’avait pas que des lentilles et desnoisettes. À la vue du festin, qui répandait partout les arômes lesplus délicats, l’honnête serviteur soupira.

– Ah ! comme nous mangerions de bonappétit, si nous n’étions pas si tristes ! dit-il.

Armand-Louis et Renaud avalèrent à la hâtequelques morceaux et n’échangèrent pas dix paroles, encore serapportaient-elles toutes à la délivrance deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan. C’était leur unique souci,leur unique pensée.

– Que les chevaux soient prêts demain àla première pointe du jour, dit M. de la Guerche.

L’hôte prit un flambeau et conduisit lesjeunes gentilshommes à leurs chambres. L’une donnait sur le jardin,l’autre sur la route, aux deux extrémités d’un long corridor.

– J’aurais voulu vous réunir dans la mêmealcôve, dit-il, mais les saints pères capucins occupent toutes leschambres à deux lits, ainsi que toutes celles qui vousséparent ; mais j’ai pris soin que rien ne manquât à VosSeigneuries ; voyez, les draps sont blancs.

– C’est bien ; une nuit est bientôtpassée, dit Renaud, qui souhaita le bonsoir à son ami.

L’hôte frissonna en le voyant placer son épéenue près du lit, à portée de sa main, et se retira lentement.

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