Envers et contre tous

Chapitre 28LE MARAIS

Armand-Louis, le cœur tout gros de sa victoire,traversa les rangs de ses amis. Bon nombre d’entre eux manquaient àl’appel ; beaucoup d’autres, tout sanglants, ne pouvaient plussoulever le mousquet ou l’épée ; quelques-uns attendaient lamort, couchés dans leurs manteaux ; tous avaient les yeuxtournés du côté où le soleil venait de disparaître ; peut-êtrepensaient-ils à la France, cachée à l’horizon.

Aux premiers bruits de cette bataillefurieuse, Adrienne s’était élancée hors de la chaumière où dormaitun enfant ; Diane la suivit, haletante, les narinesgonflées.

Le garde-chasse, sombre et rêveur, marchaitderrière elles.

– Entends-tu ? c’est le canon !dit Mlle de Pardaillan.

– Oui, c’est le canon ! murmura legarde-chasse.

– Mais alors ils sont perdus !s’écria Mlle de Souvigny.

– Ah ! le boulet porte plus loin quel’épée ! Aujourd’hui ou demain ce sera fini ! poursuivitle garde.

Diane saisit le bras d’Adriennefiévreusement.

– J’ai toujours pensé, dit-elle, qu’unjour terrible arriverait où il faudrait faire appel à tout ce qu’ily a d’énergie dans le cœur d’une femme… Te sens-tu là cette mêmerésolution qui m’anime ?

– Je te comprends ! réponditAdrienne ; que Dieu me pardonne si c’est un crime, maisjamais, vivante, je ne retomberai entre les mains de Jean deWerth !

– Elles ont l’âge qu’avait ma pauvrefille ! murmura le garde.

Et une larme coula lentement sur sa joue.

Vers le soir, l’enfant queMlle de Souvigny avait, pendant trois jours,veillé comme une mère et bercé sur ses genoux, l’appela auprès deson lit.

– Embrassez-moi, lui dit-il, je dormiraitranquille.

Adrienne embrassa l’enfant, et tandis queDiane regardait par la fenêtre, le front pâle, écoutant lesclameurs de l’assaut, elle se mit à genoux près du lit, les mainsjointes :

– Seigneur, mon Dieu ! dit-elle, jeVous ai fait le sacrifice de ma vie ; sauvez celui dont Vouslisez le nom dans mon cœur.

Le garde, qui depuis quelques minutes sepromenait dans la chambre, s’approcha tout à coup, et lui touchantl’épaule du doigt :

– J’avais juré de laisser mourir dans cecoin de terre tous les vôtres comme sont morts mes deux fils,dit-il, mais vous avez rendu la vie à cet enfant… je vous sauverai,vous et tous ceux qui vous accompagnent.

Adrienne s’était levée et le regardait avecétonnement.

– Asa n’a jamais menti, poursuivit legarde ; vous avez ouvert le chemin de mon cœur à la pitié.Quand la nuit sera tout à fait venue, dites à celui qui était hierprès de vous de rassembler ses compagnons d’armes ; alors jeles sauverai, je vous le jure !

Cependant les dragons que la mort avaitépargnés creusaient çà et là des fosses et y ensevelissaient leurscamarades frappés dans la bataille.

M. de Collonges lui-même étaitgrave. Les fosses étaient nombreuses, et nombreux aussi lesblessés.

Il calculait combien d’heures encore ladéfense pouvait durer, et il en trouvait à peine un nombresuffisant pour faire un jour ou deux ; après quoi, personne neserait plus debout, tant la mort fauchait vite.

À ce moment et à la clarté des torches qu’onpromenait dans les endroits où la mêlée avait été la plus ardente,Adrienne parut, cherchant M. de la Guerche.

On s’écarta afin qu’ils restassent seuls.

D’une voix entrecoupée,Mlle de Souvigny raconta à M. de laGuerche l’entretien qu’elle venait d’avoir avec le garde.

– J’ai foi dans la parole de cet homme,dit-elle ; ainsi, réunissez les dragons et amenez-les sur laplace du village.

– Dieu est avec nous ! s’écriaArmand-Louis.

À ce cri, les dragons qui s’étaient éloignésaccoururent, et il leur fit part de la promesse faite par Asa àMlle de Souvigny.

Bientôt la nouvelle singulière qu’un hommeavait promis de sauver ce qui restait des huguenots circula debouche en bouche. Une heure après, l’escadron tout entier était enordre de bataille sur la grand-place du village.

Pour mieux dissimuler cette retraite,Armand-Louis et Renaud avaient eu soin d’allumer de grands feux lelong des abatis et du pont abandonné. Les sentinelles échangèrentun cri en s’éloignant, comme si leur veillée dût se prolongerjusqu’au matin, et ce fut sans bruit que les huguenots prirent leurordre de marche.

Carquefou jeta son chapeau en l’air.

– Encore une heure de cette vie émailléede balles, et la fièvre me tuait, dit-il.

Presque aussitôt le garde arriva portant destorches. Il en alluma une, et, s’approchant de M. de laGuerche :

– Divisez vos soldats en pelotons devingt hommes, dit-il, et que chacun de ceux qui marchent en têtedes pelotons s’arme d’une torche.

Les rangs de l’escadron se rompirent, etchaque peloton se forma en silence.

– À présent, suivez-moi, reprit Asa.

Il prit la tête de la colonne et se dirigeavers le marais, qui faisait au village une ceinture de joncs et deroseaux. Quelque temps, il chercha sur les bords où l’eau dormantes’aplatissait ; puis, s’arrêtant auprès d’un sauleéventré :

– C’est ici, dit-il.

Se tournant alors du côté deM. de la Guerche et montrant le marais, dont la surface,couverte çà et là d’herbes ? et de glaïeuls, ondulait sous lesouffle du vent :

– Le chemin du salut est là devantnous ; nul ne le connaît que moi, reprit-il. Je vais m’yengager le premier ; ces deux jeunes femmes me suivront ;les hommes viendront après.

– Et moi je passerai le dernier, ditM. de la Guerche.

– Que chacun de vous ait grand soin defaire marcher son cheval sur les traces du mien, reprit Asa. Sil’un de vous s’écartait du chemin que je suis, il disparaîtraitdans un gouffre. Le sentier n’est pas large, un homme seul peut ypasser de front. Que vos oreilles et vos yeux restent ouverts. Toutce que la vigilance peut garantir, je le promets, le resteappartient à Dieu.

– Mais ces torches ne révèleront-ellespas notre marche ? dit M. de Collonges.

– Regardez les feux qui courent sur lemarais. Combien de femmes ne se signent-elles pas quand ellesvoient leurs clartés errantes ! Croyez-vous que les torchesqui doivent guider vos pas en augmentent beaucoup lenombre ?

Ayant ainsi parlé, Asa poussa son cheval dansle marais ; l’eau jaillit sous les pieds de l’animal. Renaudarrêta le garde par le bras.

– Par le sang du Christ, ce n’est pas unetrahison ? dit-il.

Asa étendit la main vers Adrienne.

– Elle a sauvé mon enfant, et il doute demoi ! s’écria-t-il.

Il fit un pas au milieu des herbes ;Adrienne le suivit résolument, et toute la troupe s’engagea dans lemarais.

Le vent soufflait et agitait les touffesépaisses des roseaux, qui rendaient un murmure plaintif.Quelquefois un oiseau sauvage, réveillé par le passage descavaliers, partait en jetant un cri, et de son aile effarouchéeeffleurait le manteau d’un dragon. Bientôt le dernier soldat eutquitté le rivage, et M. de la Guerche le suivit.

Rien n’interrompit le silence dans lequels’endormit le village, si ce n’est parfois le cri des sentinellesimpériales.

La longue file des huguenots s’enfonçait deplus en plus dans le marais : ils marchaient lentement, lesuns derrière les autres, cherchant la trace de leurs pas, la têtede chaque cheval sur la croupe du cheval qui le précédait. Personnene parlait. Les torches secouées par le vent jetaient sur lasurface morne des eaux des clartés rouges qui se perdaient aumilieu des joncs. Il y avait des instants où les chevauxs’enfonçaient dans la vase jusqu’au jarret ; deux ou troisfois leur large poitrail disparut à demi dans un lit d’herbesflottantes ; mais au moment où le terrain semblait manquersous les pieds, ils rencontraient un sol ferme que la nappe deseaux dormantes cachait à tous les yeux.

Asa ne marchait pas toujours du mêmepas ; on le voyait quelquefois hésiter et regarder autour delui ; il se penchait alors sur l’encolure de son cheval,consultant la surface immobile du marais d’un œil perçant, sondaitla masse épaisse des roseaux, tournait à droite, puis à gauche,s’arrêtait l’espace d’une minute, ou, faisant de la main un signe àMlle de Souvigny, qui le suivait, il cherchaiten tâtonnant autour de lui, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la ligneinvisible du passage qui se tordait sous l’eau. Un sourireéclairait alors son pâle visage, et de nouveau il poussait samonture droit devant elle.

Cette longue traversée dura près de deuxheures. Enfin, un rivage boisé apparut aux clartés indécises desétoiles, un terrain plus solide sonna sous les pieds des chevaux,et un élan porta Asa sur la berge du marais. Il se retourna, etchaque dragon, tour à tour, aborda auprès de lui. Pas un dragon nes’était égaré. Armand-Louis, comme il était parti le dernier,arriva le dernier. Devant lui s’étendait la campagne, fermée auxregards par un rideau de forêts.

Un mouvement spontané poussa Adrienne et Dianedans les bras l’une de l’autre. Armand-Louis découvrit son front.Tous les cavaliers l’imitèrent, et un long soupir de bénédictionmonta vers Dieu. Tous ces braves soldats laissaient la mortderrière eux, et l’espérance semblait les appeler à l’autre bout del’horizon.

Asa étendit la main dans la direction dunord :

– Prenez ce sentier sur la droite,dit-il, vous le suivrez jusqu’à un endroit où deux routes secroisent ; engagez-vous du côté où vous verrez une croix depierre. Chaque pas que vous ferez dans cette voie vous éloignerades Impériaux.

Cependant les dragons, qui s’étaient rangés enordre de bataille, secouaient leurs manteaux ruisselants.M. de la Guerche tira une longue bourse de sa poche etvoulut la glisser dans la main du garde ; mais, dès lespremiers mots, le sombre catholique l’arrêta.

– Vous ne me devez rien, dit-il ;j’ai pensé à une femme et point à vous ; Dieu m’est témoin quesi vous aviez été seul, j’aurais laissé le village s’abîmer sousses ruines avant de rien tenter pour votre salut.

Asa passa la main dans ses cheveux mouilléspar l’humidité du marais, et, promenant ses regards sur lescavaliers :

– Une chose m’étonne, c’est d’avoir pu,moi Asa Herr, tirer du feu des soldats qui servent sous lescouleurs suédoises ; puissent les os de mes fils me lepardonner ! Adieu, maintenant !

Il saisit la main deMlle de Souvigny, la porta respectueusement àses lèvres et rentra d’un bond dans le marais.

Au bout d’une minute, sa silhouette noires’était effacée dans la nuit.

Armand-Louis se rapprocha d’Adrienne.

– Votre bonté a plus fait pour notresalut que notre courage, dit-il.

Et il poussa d’un pas résolu dans le sentierque lui avait indiqué Asa.

Le lever du jour les surprit devant la croixde pierre, à l’intersection des deux routes. Aussi loin que la vuepouvait s’étendre, on n’apercevait ni cavaliers ni fantassins.

– Messieurs, dit gaiementM. de Collonges, nous voici comme Ulysse quand il se futéchappé de l’antre de Polyphème. Galopons un peu pour nousréchauffer.

Tandis qu’ils poussaient vers le nord, Jean deWerth ordonnait à ses batteries de recommencer leurs feux.

Logés dans les enclos et les vergers, sesmousquetaires attendaient la riposte des protestants. Étonné de nerien voir et de ne rien entendre, Jean de Werth conduisit unereconnaissance jusqu’à l’abatis.

Aucune balle ne partit du milieu desbranches.

Le capitaine, qui se connaissait enstratagèmes, craignit une embûche, il fit ranger sa troupe derrièreun pli de terrain et commanda aux batteries de redoubler leursfeux.

Dans le village, même silence et mêmeimmobilité.

Quelques partisans plus hardis escaladèrent unmur autour duquel la veille bon nombre de leurs camarades avaienttrouvé la mort, et s’aventurèrent jusqu’aux abords des positionsqu’ils n’avaient jamais pu franchir.

Mme d’Igomer, qui les vit toutà coup s’éparpiller comme une volée d’oiseaux pillards derrièrel’abatis qui masquait l’entrée du village, lança son cheval, quifrémissait d’impatience, et, sautant par-dessus les obstacles,arriva en quelques bonds au milieu d’eux.

La grand-rue si longtemps et si héroïquementdéfendue par les dragons, s’ouvrait devant elle. Quelques femmess’y promenaient, puisant de l’eau aux fontaines.

En une seconde, elle eut atteint les limitesdu village. Partout des flaques de sang, partout des monticules deterre fraîchement remuée, nulle part de soldats.

Au loin, la route était déserte.

– Mais où sont-ils donc ?s’écria-t-elle, tourmentée par une rage intérieure qui la rendaitfolle.

Il y avait alors deux ou trois heures déjà quele garde était rentré dans sa cabane.

Jean de Werth avait suiviMme d’Igomer à la tête d’un régiment.

– Comprenez-vous rien à cela ? luidit sa compagne ; je vous dis que Satan les protège !

Mais Jean de Werth ne croyait pas à cesmystérieuses protections.

Bien sûr que les protestants ne s’étaient paséchappés par la route qui rampait dans la vallée, il arrêta unpaysan :

– Sais-tu si le marais est praticable enquelque endroit ? dit-il.

– Nos pères ont parlé d’un sentier qu’ony voyait autrefois, répondit le paysan, qui tremblait. Mais lesecret s’en est perdu depuis de longues années. Le garde Asa, autemps où il était jeune, l’a parcouru quelquefois pour surprendredes canards. J’étais moi-même tout petit alors. Que de gens se sontnoyés en essayant de l’imiter.

Jean de Werth voulut voir Asa et se fitconduire à sa demeure.

– On assure que tu connais le sentier quipasse au travers du marais, dit-il ! on distingue des pasnombreux de chevaux sur les bords. Est-ce toi qui as servi de guideaux huguenots ?

– Moi ! répondit le garde ;j’ai veillé cet enfant toute la nuit ; et mes deux fils sontmorts en combattant les Suédois, l’un à Leipzig, l’autre au passagedu Lech.

– Et tu penses que si les huguenotsmaudits que nous poursuivons ont mis le pied dans ce marais, sansguide, personne d’entre eux n’en sortira vivant ?

– Personne !

Jean de Werth se retira.

– Ô mes fils ! murmura le garde.

Et il embrassa l’enfant, qui dormait.

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