Envers et contre tous

Chapitre 30À TOUTE OUTRANCE

M. de la Guerche, qui observaitl’ennemi, réunit les dragons autour de lui.

– Monsieur de Saint-Paer, dit-il, vousallez prendre cent hommes avec vous et pousserez droit jusqu’àl’extrémité du défilé. Peut-être, et c’est mon espoir,trouverez-vous les Suédois de l’autre côté de la montagne. AlorsMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny seront sauvées.M. de Chaufontaine et moi, avec M. de Voiras etM. de Collonges, nous soutiendrons le choc des Impériaux.Cinquante hommes suffiront pour garder ce passage.

– Que ne restez-vous auprès deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan vous-même ? s’écriaM. de Saint-Paer. À nous de combattre, à vous de lessauver !

– Si les Suédois ne sont pas derrière lamontagne, votre mission ne sera-t-elle pas la pluspérilleuse ? C’est avec l’épée qu’il faudra vous frayer unpassage jusqu’à eux.

M. de Saint-Paer allaitrépliquer.

– Ne m’avez-vous pas choisi librementpour votre chef ? reprit Armand.

– Oui.

– Alors, monsieur, obéissez. Ce n’estplus l’ami qui parle, c’est le capitaine.

Et comme M. de Saint-Paer attristéfronçait le sourcil, Armand lui saisit la main.

– Vous avez deux blessures, je le sais,monsieur ; laissez aux autres la chance de montrer plus tardde si glorieuses cicatrices.

Cependant les Impériaux accouraient, animésd’une soif de sang. Les adieux des dragons furent rapides, mornes,presque muets. Adrienne et Diane, qui ne savaient rien de ce quiavait été décidé, partirent étonnées de ne point voirM. de la Guerche et Renaud à leurs côtés ; aupremier coude que faisait le défilé dans la montagne,M. de Saint-Paer entendit comme un coup de tonnerrederrière lui : c’était la fusillade qui commençait.

– Dieu !… s’écria Adrienne, ils sebattent ! Ainsi qu’elle, Diane retint la bride de soncheval.

– Madame, dit M. de Saint-Paer,j’ai charge d’âme… j’ai répondu de votre salut sur mon honneur…marchons !

Les deux jeunes filles ramenèrent un voile surleur visage pour ne pas laisser voir qu’elles pleuraient, et tandisque leurs chevaux suivaient la rampe du défilé, le bruit de lafusillade, diminué lentement par la distance, mourait dansl’éloignement.

M. de Saint-Paer marchait ledernier, la tête basse.

On sait que des quartiers de rocher précipitéspar les huguenots embarrassaient le défilé ; mais dans lesintervalles ouverts parmi leurs décombres, deux ou trois hommespouvaient encore passer au risque de la vie.

Jean de Werth, fou de rage, lança lesImpériaux contre ce rempart improvisé.

Ils étaient mille d’un côté, cinquante del’autre ; mais la route étroite se tordait en longs replis.Deux hommes à peine pouvaient se présenter de front, et chaqueballe qui partait des rochers en renversait un. Une muraille decadavres s’éleva bientôt devant la muraille de pierre. LesImpériaux ne comptaient pas leurs morts ; ils montaienttoujours.

Les dragons étaient à pied, leurs chevauxcachés derrière l’angle énorme d’un rocher. Quand l’un d’eux étaitblessé, il s’asseyait sur une pierre et ne cessait de combattre quelorsque la vie tarissait avec le sang.

Parfois un élan plus furieux des Impériaux enportait quelques-uns sur la crête des rochers, ou les faisaitglisser entre les masses qu’aucun effort n’ébranlait, mais alors lapointe des épées et la crosse des mousquets les recevaient. Magnuset Carquefou s’étaient armés de longues piques avec lesquelles ilsperçaient d’outre en outre les assaillants.

– Voilà un exercice qui me rappelle lesiège de Berg-op-Zoom, où à grands coups de lance nous précipitionsles Espagnols dans les fossés pleins d’eau, dit Magnus.

– Hélas ! répliqua Carquefou, cescoups de pique me font penser à la cuisine du château deSaint-Wast ; mais là on ne lardait que d’honnêtes chapons… onavait bon appétit et on n’avait pas la chair de poule comme àprésent !

Le soir vint, puis l’ombre monta du fond de lavallée et enveloppa la montagne. Les coups devinrent moinsfréquents, et moins rapides les assauts. Les Impériaux semblaientlas de servir de pâture à la mort. Un dernier flot d’hommes vint sebriser contre la muraille derrière laquelle combattaient leshuguenots, et on entendit la voix des officiers qui commandaient laretraite.

– Où crois-tu que soient à présentMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan ? demandaM. de la Guerche à Renaud.

– Dans la plaine, sans doute, réponditcelui-ci.

L’ordre de monter à cheval passa doucement debouche en bouche. Chaque dragon quitta tour à tour son poste decombat. Armand-Louis, Renaud, Magnus et Carquefou se levèrent lesderniers sans bruit. Ils soupirèrent en regardant ceux qui ne lesimitaient pas ; ils savaient que ceux-là ne se relèveraientjamais.

M. de Voiras etM. de Collonges étaient à cheval : celui-là courbésur sa selle, la main serrée autour du pommeau ; l’autreferme, souriant, la tête haute.

On prit la bride des montures de ceux quiétaient morts, et Armand-Louis, qui restait en arrière, donna lesignal du départ.

Vingt hommes seulement se mirent enroute ; trente dormaient du sommeil éternel, la face tournéevers le ciel.

Les dragons laissaient derrière eux unemuraille infranchissable à la cavalerie ; mais, depuis que lanuit était venue, Jean de Werth, qui craignait une fuite semblableà celle qui les avait sauvés une première fois, lançait de quartd’heure en quart d’heure quelques hommes déterminés contre labarricade. Il jugeait de la présence des huguenots par les coupsqu’ils portaient aux siens.

La troupe ébranlée, Armand-Louis fit signe àRenaud, à Magnus et à Carquefou. Tous quatre revinrent sur leurspas et se blottirent dans les anfractuosités du rocher au moment oùun léger bruit leur donnait à penser qu’un nouvel assaut allaitêtre tenté.

L’œil aux aguets, ils virent des ombres semouvoir le long du défilé et s’approcher silencieusement de leurabri.

– Feu ! cria tout à coupM. de la Guerche.

Quatre coups partirent, quatre ombress’effacèrent. D’autres mousquets arrachés aux mains de ceux qui nerespiraient plus servirent à de nouvelles décharges. Lesassaillants reculèrent.

« Ils sont encore là ! pensa Jean deWerth. »

Sans perdre une minute, Armand-Louis se mit enselle avec Renaud, et, suivis de Magnus et de Carquefou, ilss’élancèrent dans la direction que suivaient M. de Voiraset M. de Collonges.

Carquefou promenait la main tout le long deson corps.

– Penses-tu que je sois vivant ?dit-il à Magnus.

– Presque, répondit le reître.

– Si tu me le jures, je le crois, mais çam’étonne !

Ils eurent bientôt rejoint la compagnie, quivenait de laisser une moitié des siens sur la brèche et tousatteignirent l’extrémité du défilé. De nouveaux horizonss’ouvraient devant eux. Le soleil, qui se levait, en éclairait lespaysages tranquilles. On voyait au loin des colonnes de fumée, etsur la lisière d’un champ la troupe de M. de Saint-Paer,en bon ordre, attendait M. de la Guerche.

– Ah ! voici les nôtres !s’écria joyeusement M. de Collonges, qui l’aperçut lepremier.

M. de Voiras, qui marchait la têtebasse depuis une heure, sourit et tomba de cheval.

– Adieu ! dit-il, du moins lesImpériaux ne m’auront pas vivant.

Et il rendit l’âme, la main sur la garde deson épée.

Tandis que M. de la Guerche etRenaud étaient auprès de Mlle de Souvigny etde Mlle de Pardaillan, assises à l’ombre d’unbouquet d’arbres, brisées de fatigue, dévorées par la fièvre,Carquefou regardait en arrière, et Magnus en avant.

Presque au même instant, l’on vit, du côté dela montagne, que les Français venaient de traverser en grande hâte,une troupe de cavaliers qui descendaient la rampe du défilé, etl’autre aperçut au loin, dans la plaine, un nuage de poussière d’oùpartaient mille éclairs.

– Là-haut Jean de Werth ! ditCarquefou.

– Là-bas l’inconnu ! dit Magnus.

– Et partout des coups à recevoir… Commec’est gai de voyager en Allemagne ! reprit Carquefou.

M. de Saint-Paer s’approcha deM. de la Guerche.

– Nos chevaux sont rendus, dit-il ;je vois de ce côté un rideau d’arbres derrière un ruisseau ;c’est là peut-être qu’il nous faudra mourir.

Armand-Louis regarda du côté de lamontagne.

– Jean de Werth ne peut avoir avec luiqu’une poignée d’hommes… donc le danger n’est pas de ce côté-là…,dit-il ; allons au-devant de cet escadron qui marche contrenous, et, l’épée au poing, dans un dernier effort, conquérons deschevaux pour remplacer ceux qui fléchissent sous l’éperon.

Les dragons serrèrent leurs rangs ; aumouvement de M. de la Guerche, qui tournait son épée versla plaine, tous avaient compris ce qu’il attendait d’eux. Unfrisson parcourut leur troupe vaillante, et tous s’apprêtèrent àbien tomber dans cette lutte suprême.

Aucun ne pensait en sortir debout.

Comme ils approchaient du ruisseau indiqué parM. de Saint-Paer, un coup de vent balaya le nuage depoussière que l’escadron soulevait dans sa marche. On vit leshommes, on vit les chevaux, on vit les armes.

– Les Suédois ! cria Magnus.

Un long frémissement parcourut les rangsdécimés des dragons de la Guerche.

– Vive le roi Gustave-Adolphe ! criala voix impétueuse d’Armand-Louis.

Et, comme si l’ardeur nouvelle qui animait leshuguenots eût passé de leur âme électrisée dans les flancs de leursmontures, chaque cheval, qu’on croyait à bout d’efforts, partit augalop.

Le ruisseau fut franchi, la prairie traversée,et M. de la Guerche tomba dans les bras deM. de Brahé, étonné de le voir.

Adrienne et Diane, à genoux sur la terre, enface du régiment ému, levaient leurs mains vers le ciel etrendaient grâces à Dieu.

Les Suédois agitaient leurs drapeaux et leursarmes ; les dragons avaient mis leurs chapeaux au bout desépées ; de longues clameurs retentissaient dans le ciel.

– Voilà notre Iliade terminée ! ditRenaud, qui baisait avec transport les mains de Diane. Maintenantque c’est fini, je puis l’avouer, j’ai eu bien peur.

– Nous sommes partis trois cents, et nousne sommes pas cinquante, ajouta M. de Saint-Paer.

Quand les dragons se retournèrent, Jean deWerth avait fait volte-face et longeait au pas le pied de lamontagne. Il portait l’épée au fourreau.

Armand-Louis le suivit quelque temps desyeux.

– Battez-vous la campagne en partisans oufaites-vous l’avant-garde d’un corps d’armée ? demanda-t-ilalors à M. de Brahé.

– L’armée du roi est tout entière iciprès, partie sur la gauche, partie en arrière, répondit Arnold.Celle du duc de Friedland occupe une position formidable sur ladroite. Gustave-Adolphe va à sa rencontre ; une bataille estimminente, bataille qui mettra en présence la Suède et l’Autriche,et qui décidera des destinées de l’Allemagne.

– Ah ! s’écria Renaud, nous arrivonsà temps !

– Un peu trop tôt, peut-être !murmura Carquefou timidement.

Renaud le regarda de travers.

– C’est une opinion personnelle, réponditCarquefou ; elle n’engage que moi.

Armand-Louis suivait toujours des yeux lapetite bande que menait Jean de Werth.

– À l’assurance de sa marche, à ladirection qu’il suit, je ne peux pas douter qu’il ne sache où ilva, reprit M. de la Guerche.

– Et vous ne vous trompez pas. Avant cesoir, il sera au quartier général de Wallenstein, à Lutzen.

Renaud, qui n’avait pas perdu un mot de cecourt dialogue, s’approcha de M. de la Guerche.

– Eh ! mon capitaine, tu questionnesM. de Brahé en homme qui a quelque projet en tête,dit-il.

Armand-Louis toucha légèrement du doigt lagarde de son épée.

– Il manque quelque chose à ce pommeau,dit-il.

– Une dragonne, peut-être ?

– Tu l’as dit.

– Et tu prétends la chercher où elleest !

Armand-Louis fit un signe de têteaffirmatif.

– C’est une folie, mais j’en suis, repritRenaud.

– À présent, plus un mot, poursuivitM. de la Guerche ; quatre yeux nous observent,quatre beaux yeux qui lisent dans nos âmes. Magnus et Carquefouseront du voyage.

– Eh ! tu sais bien que l’un ne vapas sans l’autre !

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