Envers et contre tous

Chapitre 21UNE HALTE AUTOUR D’UN MUR

Lamarche de l’escadron se poursuivit hardiment et sans obstacle àtravers un pays que sillonnaient en tous sens des bandes de soldatsvenus de cent pays divers. Il n’était presque pas d’heure où l’onn’en rencontrât quelqu’une chevauchant dans la plaine. La plupartpassaient sans s’arrêter. Lorsque par hasard un capitainequestionnait Magnus, qui avait pris, ainsi que Rudiger, le chevalblanc et le clairon d’un trompette, ou quelquefois aussiM. de la Guerche, qui marchait à la tête des cavaliers,la réponse n’était jamais lente à venir.

On appartenait un jour au corps dufeld-maréchal Wallenstein, et l’on allait en garnison dans uneplace de la Souabe.

Le lendemain, on faisait partie des régimentsde M. de Pappenheim, et on était en marche pour lesfrontières de la Bohême, menacées par les Suédois.

Le jour suivant, on était au service du ducCharles de Lorraine, et on exécutait une marche de flanc.

Selon les occurrences et les officiers qu’onrencontrait, on était Italien, Espagnol, Hongrois ou Polonais.

Et l’on gagnait chaque jour du terrain.

Toutes les fois qu’on rompait une halte,Carquefou soupirait.

– Nous sommes comme des poissons quiauraient cent lieues de filets autour de leurs nageoires,disait-il, les mailles se resserrent.

Cette inquiétude qu’éprouvait l’honnêteCarquefou, d’autres la partageaient, mais en sens inverse. Il leursemblait que c’était un pèlerinage, quelque chose comme unepromenade pour voir des sites nouveaux.

Quelques gentilshommes murmuraient.M. de Collonges prit à partieM. de Chaufontaine.

– Monsieur le marquis, vous vous êtesjoué de notre crédulité, lui dit-il : où sont lespérils ? où sont les batailles ?

– Patience ! répondait Renaud,étonné qu’un tel mot pût sortir de ses lèvres.

– Vous nous aviez promis une tempête decoups d’épée, reprenait M. de Bérail : j’en chercheet je n’en trouve pas.

– M. de Pappenheim est-il unfantôme ? vous êtes tenu de nous le faire voir, ajoutaitM. d’Aigrefeuille.

– Ce n’est plus une expédition, c’est unvoyage… Que ne fait-on venir les carrosses ? s’écriaitM. de Saint-Paer.

– Avec quelques violons et des flûtes onferait un bal, poursuivait M. d’Arrandes.

Quelque chose de ces discours arrivait auxoreilles de Magnus, qui souriait.

– Messieurs, ne vous impatientez pas,disait-il alors, tout vient à point à qui sait attendre ;aller n’est rien, revenir c’est tout. Magnus a chanté beaucoup dechansons qui commençaient par un éclat de rire et finissaient parun De Profundis.

Un matin, il annonça aux dragons que lesfrontières de la Bohême étaient franchies.

– Si bien que nous sommes au cœur de laplace, reprit M. de Collonges.

– C’est-à-dire dans la fournaise,poursuivit Carquefou tristement.

– Maintenant, messieurs, je n’ai plusqu’une recommandation à vous faire, continua Magnus : uneimprudence et nous sommes tous morts.

– C’est court, mais c’est clair, réponditM. de Bérail, qui salua.

Rudiger, qui connaissait la Bohême comme unpropriétaire connaît son jardin, pour avoir fait la guerre sous lecomte de Thurn, fut expédié en éclaireur aussitôt qu’on se trouvadans le voisinage de Drachenfeld.

C’était, comme on a pu le voir, un homme de larace de Magnus, rompu à toutes les entreprises et toujours prêt àjouer sa vie sur un coup de dé. La surprise de vivre en compagniede gens pour qui l’honneur et le dévouement représentaient autrechose que des mots, n’était égalée que par son désir de les imiter.Il partit donc seul, à pied, sous la veste d’un bûcheron et la têtecoiffée d’un bonnet en peau de renard, tandis que les dragonsasseyaient leur bivac dans un bois.

On attendit son retour jusqu’au soir. La nuitvint, et il ne reparaissait pas ; déjà Renaud se demandait siRudiger n’avait pas vendu le secret de leur expédition àMme d’Igomer, lorsqu’on le vit entrer au camp. Lepartisan avait la mine basse, le front soucieux.

– Eh bien ! quelles nouvelles ?dit M. de la Guerche.

– L’homme de Rabennest est à Drachenfeld,dit Rudiger.

– Mathéus Orlscopp ?

– Il a le commandement du château.

– Tant mieux ! s’écria Renaud, cettefois je le pendrai.

Au point du jour, on se remit en marche,Armand-Louis et Renaud, parfaitement déguisés, la barbe et lescheveux teints, chevauchaient en tête de la bande ; Rudigeravait conservé les vêtements d’un bûcheron. Magnus portait lecostume d’un charbonnier, et Carquefou celui d’un flotteur, laperche à croc de fer sur l’épaule, les grandes bottes autour desjambes ; tous trois marchaient à pied.

Vers midi, on aperçut sur la croupe d’unecolline les tourelles d’un château.

– Drachenfeld, dit tranquillementRudiger.

Ces trois syllabes firent passer le frissondans les veines de M. de la Guerche et de Renaud.Derrière ces murs formidables, Adrienne et Diane respiraient.

– À présent, messieurs, le siègecommence, reprit Magnus.

Et d’un pas lent, il se dirigea vers lapoterne du château.

Depuis le jour où elle avait reçu Renaud dansle pavillon de Nuremberg, Mme d’Igomer étaitretournée à Drachenfeld. Dès son retour, l’expression de son visageavait fait comprendre à Mlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan que quelque chose de graves’était passé ; mais elles n’en purent rien tirer. AvecMathéus, Thécla fut plus ouverte.

– Redoublez de surveillance,dit-elle : les loups savent où est la bergerie.

– Plaise à Dieu qu’ils y viennent !Ma seule crainte est qu’ils n’en trouvent la route trop difficile,répondit Mathéus.

– On dirait que vous ne les connaissezpas ! répliqua Mme d’Igomer.

Cependant, les jours se passaient sans qu’ondécouvrît rien qui fût de nature à justifier l’assurance deMme d’Igomer. Les émissaires expédiés par Mathéussur toutes les routes n’apercevaient aucun cavalier aux alluressuspectes, personne enfin qui pût éveiller ses soupçons.

Deux ou trois d’entre eux avaient rencontrél’escadron de M. de la Guerche ; mais quelleapparence que des capitaines d’aventure osassent paraître à la têtede trois cents hommes dans une province soumise aux lieutenants del’empereur !

On avait donc causé avec quelques dragons, eton n’avait pas seulement averti de leur présence le gouverneur deDrachenfeld.

Un matin, un charbonnier se présenta auchâteau et demanda à parler à l’intendant.

– Il y a dans un vallon, à une petitelieue d’ici, une troupe de cavalerie qui demande à déjeuner ici,dit-il ; ça m’a l’air de Polonais ou d’Espagnols qui ont grandappétit ; ils n’ont fait qu’une bouchée de tout ce qu’il yavait dans nos cabanes. Je me suis offert pour chercher desprovisions de bouche. Ces gens-là vont à l’armée. Voyez si ça vousconvient de les nourrir. J’ai vu une grosse bourse bien ronde dansla ceinture du chef. Les autres ont des sabres et des pistolets.Ils jurent qu’ils payeront tout.

L’intendant se rendit chez Mathéus ;Mathéus commanda à cinq ou six laquais de monter à cheval, etpartit pour voir quels hommes c’étaient que ces Polonais quipassaient pour des Espagnols.

Pendant ce temps, Magnus eut grand soin des’égarer dans le château, où il fureta d’un air bête dans tous lescoins. Il rencontra force gens de guerre, et ne vit pas plusMlle de Souvigny queMlle de Pardaillan.

L’intendant, qui le cherchait partout, letrouva couché sur le rempart, et fronça le sourcil.

– Monsieur, dit Magnus, j’ai cru que vousm’aviez oublié. Voilà une heure que je rôde pour chercher uneissue. Mettez-moi à la porte, s’il vous plaît. Pour sûr, lesEspagnols m’écorcheront tout vif si je ne leur apporte pas uneréponse.

L’intendant le poussa par l’épaule.

– La réponse ! ils l’ont déjà. File,animal ! dit-il.

Magnus traversa le pont-levis lestement, etarriva au bivac des dragons au moment où Mathéus en sortait.

Pour plus de sûreté, M. de Bérailavait pris le commandement à la place de M. de laGuerche. M. de Bérail, qui parlait l’italien etl’espagnol avec une grande facilité, se donna pour le capitained’une compagnie franche que l’on envoyait du Milanais à l’armée deWallenstein.

Mathéus lui adressa quelques questions, moinspeut-être dans la crainte d’une surprise que par habitude ;M. de Bérail eut réponse à tout et montra une grandeaisance. Ce jeu lui plaisait.

– Toute ma troupe a besoin de repos,dit-il en finissant ; si j’étais assuré d’avoir des vivres etdes fourrages, je resterais bien ici quelques jours.

– Vous aurez ce qu’il vous faudra,répondit Mathéus. En retour, si j’ai besoin de quelques cavalierspour battre le pays, vous me les fournirez.

Le gouverneur et le capitaine se séparèrent,enchantés l’un et l’autre.

– Il y avait là cependant une branchemorte au bout de laquelle il aurait fait belle figure ! ditRenaud, qui regardait Mathéus s’éloigner.

– Bah ! s’écriaM. de Collonges, la branche morte ne s’en irapas !

Magnus de retour, on tint conseil.

– Le campement est assuré pour huit joursau moins, dit M. de Bérail. C’est plus de temps qu’iln’en faut pour réduire la place.

– Surtout si nous montons à l’assaut dèsce soir, répondit M. de Saint-Paer. Mon épée se rouilledans le fourreau.

– Toi qui as vu Drachenfeld, qu’enpenses-tu ? demanda M. de la Guerche à Magnus.

– L’assaut est impossible. Il y a deuxcents hommes de garnison, sans compter les valets. J’ai vu descanons, des fauconneaux, des espingoles. Les fossés sont profonds,les murailles épaisses, les ponts-levis garnis de herses. Il fautque les lions fassent place aux renards ; mais nous serionsbien malheureux si nous ne trouvions pas un moyen de nousintroduire dans la forteresse.

– N’est-ce point ici comme au château deRabennest ? dit Carquefou, qui se mêlait volontiers auxconversations ; et ne connaîtriez-vous pas un souterraincomplaisant par lequel on eût commodité de se glisser dans l’unedes caves de Drachenfeld ?… J’aurais un sensible plaisir àsurprendre de nouveau le seigneur Mathéus dans son lit.

Magnus secoua sa tête grise.

– Hélas ! non ! il n’y a nitrou dans la muraille, ni soupirail au pied des tours, ni fissuredans le rocher… Mais puisque j’y suis entré une fois, nous yentrerons bien tous.

Tandis que les dragons se concertaient sousles murs du château fort, le moine franciscain etMme de Liffenbach tour à tour ne laissaientpoint de répit aux deux cousines. Oraisons et admonestations sesuivaient. Malgré leur patience et leur bon courage, les forcescommençaient à trahir Adrienne et Diane. Elles avaient des accès defièvre et des heures d’abattement durant lesquelles elles sefuyaient l’une l’autre. Cette pensée que M. de la Guercheet M. de Chaufontaine les avaient oubliées se présentaitparfois à leur esprit ; c’était alors d’horriblestressaillements ; repoussée, cette pensée revenait à la chargecomme ces ennemis légers et tenaces qui harcèlent un bon chevaliererrant dans les sables. Peut-être aussi étaient-ils morts. Despleurs succédaient alors aux déchirements de leur cœur. On ne selassait pas non plus d’entretenir les prisonnières de Jean deWerth, et de M. de Pappenheim. Les fleurs qu’ellestrouvaient dans leur appartement, les fruits dorés qu’on leurprésentait dans des corbeilles d’argent, c’étaient eux qui les leurenvoyaient. Avec eux, elles auraient richesses, honneurs, plaisirs,le rang, la considération, tous les biens qu’on peut envier. Sielles s’obstinaient, au contraire, à les repousser, la solitudeserait leur partage jusqu’à ce que leur jeunesse s’éteignît dansles austérités glacées d’un cloître. Il ne fallait donc pasqu’elles se fissent aucune illusion. Il n’était pas question sansdoute de les marier par surprise et contre leur gré, l’interventiondu légat les avait délivrées de ce péril ; mais, après lelégat, le duc de Friedland ayant prononcé, on leur donnait un tempspour réfléchir : c’était comme une sorte de noviciat. Elles nesortiraient du château, où on leur ménageait encore quelquesplaisirs, que pour être ensevelies dans un couvent. Inflexibles,elles étaient leurs bourreaux et ne pouvaient s’en prendre àpersonne qu’à elles-mêmes du sort qui leur était réservé.

Ces discours revenaient sous toutes lesformes ; le moine franciscain les commentait d’une voixmielleuse ; Mme de Liffenbach lesdéveloppait d’un air d’autorité. On espérait ainsi lasser les deuxcousines et les amener par la fatigue et le désenchantement à unecapitulation qui devait combler tous les vœux deMme d’Igomer. Elle avait, pour l’attendrepatiemment, les longs plaisirs du supplice moral qu’elle infligeaitaux deux captives.

L’attente, l’inquiétude, le tourment de nerien savoir et de tout craindre, la persécution quotidienne, lesincertitudes versées par le temps goutte à goutte, le silence quidonne accès à toutes les chimères, la nostalgie, l’emprisonnementdans un château où tout parle de ceux qu’on déteste, des joursmonotones pleins de menaces, des plaisirs offerts par des mainsexécrées et auxquels il fallait se résigner au milieu de visagesennemis, l’imagination en proie à tous les songes et comme affoléede doucereuses exhortations chaque matin renouvelées et quiproduisaient sur l’esprit irrité des prisonnières la sensationcruelle, intolérable, d’une goutte d’eau tombant sans relâche surle front endolori d’un malade : cela valait les barbariescorporelles que Mathéus avait infligées à M. de laGuerche et à Renaud.

La femme délicate et nerveuse se montraitl’égale de l’homme farouche et brutal. Il s’adressait à la chair,elle flagellait le cœur.

– Si maintenantMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny meurent à la peine, disaitMme d’Igomer, ce ne sera pas de ma faute… Je ne lesai pas touchées et n’ai pas permis qu’on les touchât.

Le jour même où l’escadron deM. de la Guerche bivaquait sous les canons du château,Mme d’Igomer entra dans l’appartement des deuxcousines.

– Bonne nouvelle, leur dit-elle gaiement,Jean de Werth nous rendra visite bientôt… Il ne peut plus vivresans vous voir, ma chère Adrienne… Quand il saura que le Bavaroisest ici, je suis sûre que le comte de Pappenheim désertera pourtomber aux pieds de sa Diane bien-aimée… Apprêtez-vous l’une etl’autre à vous faire belles pour les recevoir.

Adrienne et Diane prirent aussitôt larésolution de ne plus porter que des vêtements simples ; maisau réveil, tous leurs ajustements de toile et de laine avaientdisparu, et elles n’eurent plus qu’à choisir entre la soie, ladentelle et le velours répandus à profusion sur les meubles.

Mme d’Igomer, qui les revit engrande toilette, battit des mains.

– Ah ! les coquettes, dit-elle,elles n’ont pas perdu une minute !

Attendrie par cet excès de zèle féminin,Mme d’Igomer leur fit confidence qu’elle seproposait de célébrer par des fêtes magnifiques l’arrivée de Jeande Werth.

– Vous en serez la reine, dit-elle àMlle de Souvigny.

Et se tournant versMlle de Pardaillan :

– Point de jalousie, ma chère Diane,ajouta-t-elle d’un air de bonté, votre tour viendra plus tard.

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