Envers et contre tous

Chapitre 31UN TIGRE AUX ABOIS

Uneheure après, et tandis que Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan se dirigeaient vers le campdu roi sous l’escorte d’une garde d’honneur, quatre hommes bienmontés se lançaient sur les traces de Jean de Werth.

Qui les eût rencontrés eût prisM. de la Guerche et Renaud, Magnus et Carquefou, pourquatre gardes du corps de Son Excellence le duc de Friedland. Ilsen avaient l’uniforme, les armes, les couleurs. Magnus avait toutarrangé pour que le travestissement fût complet ; rien n’ymanquait, et ils poussaient hardiment vers les lignes ennemies.

Ils ne tardèrent pas à rencontrer des batteursd’estrade de l’armée impériale, auxquels ils se donnèrent pour descavaliers chargés d’une mission spéciale. Tout s’écartait devantleur uniforme redouté. Quelques-uns des soldats qu’ils avaientcombattus la veille leur donnèrent même des indications sur le lieuoù les quatre cavaliers seraient assurés de trouver Jean de Werth,pour lequel, disait Magnus, l’un d’eux avait des dépêchespressées : ils apprirent ainsi que toutes les bandesdispersées dans le pays avaient l’ordre de se réunir au gros del’armée.

Un aide de camp, avec lequel ils secroisèrent, leur annonça, en outre, que Jean de Werth avait reçudans la nuit une estafette du général en chef, et que, déçu dansson espoir d’atteindre certains huguenots qu’il poursuivait, il nesongeait plus qu’aux devoirs du capitaine. Il devait provisoirements’arrêter dans un village situé à l’extrême gauche de la ligned’opération et y attendre de nouvelles instructions.

– Je crois bien que ce sont précisémentces instructions que nous lui portons, répondit hardimentM. de la Guerche.

– Hâtez-vous, alors. Le général bavaroispourrait bien ne s’arrêter que quelques heures dans la maison où ilest descendu.

L’aide de camp salua M. de laGuerche de la main et disparut.

– Eh ! eh ! dit Carquefou, cevillage où on nous envoie m’a tout l’air d’une caverne.

– C’est pourquoi il faut y aller,répondit Renaud.

Armand-Louis y courait déjà.

Quand les quatre cavaliers y parvinrent, ilfaisait nuit close. On les laissa circuler librement au milieu desruelles encombrées de soldats de toutes armes. Une grande maison sevoyait au centre du village, toute resplendissante de lumières.Jean de Werth était là. Les quatre gardes du corps s’installèrentdans une cour voisine et vidèrent un sac d’avoine sous le nez deschevaux. Les pauvres bêtes n’étaient pas au bout de leursfatigues.

Vers minuit, Magnus, qui ne dormait jamais qued’un œil, vit arriver un courrier qui arrêta son cheval tout fumantdevant la maison du général bavarois. Ce courrier portait la livréede Wallenstein.

Magnus poussa du coude Carquefou.

– Procure-toi quelques flacons de vinvieux et deux ou trois brocs d’eau-de-vie, dit-il ; moi, jevais me mettre en sentinelle là-bas.

Lorsque Magnus parlait, Carquefou avait pourhabitude d’obéir sans raisonner. Tandis que Magnus se dirigeaitvers la porte que le courrier venait de franchir, Carquefous’enfonçait dans une ruelle voisine, bien déterminé à trouver lesflacons et les brocs tout pleins, fallût-il mettre au pillage lescaves de toutes les hôtelleries.

Bientôt après, le courrier sortit de chez Jeande Werth, Magnus l’aborda, et, l’ayant invité à se rafraîchir, leconduisit vers l’endroit où il avait laissé Carquefou.

Carquefou avait le vin et l’eau-de-vie.

– Eh ! Carquefou, dit Magnus, enfaisant sauter le goulot d’une bouteille, un ou deux coups ne vousferont pas de mal. Vous m’avez l’air d’un homme qui a trop courupour n’avoir pas soif.

– J’ai le gosier sec comme du vieux cuir,et le palais dur comme de la corne, répondit le cavalier, quisaisit la bouteille à deux mains et colla ses lèvres au goulot.

Cette accolade fraternelle disposa le courrieraux confidences ; il ne cacha pas aux deux bons compagnons quilui faisaient un si grand accueil qu’il était sur les dents pouravoir galopé tout le jour, et que la perspective de servir de guideà Jean de Werth pour une nouvelle expédition le consternait.

– Voilà trois nuits que je ne dors pas,dit-il.

– Bah ! le général vous donnera bienle loisir de faire un somme, répondit Magnus, qui lui passait unnouveau flacon.

– Point. Il s’agit de partir tout àl’heure ; les dépêches que je lui ai remises étaient fortpressées, et il n’est pas homme à perdre un long temps.

Magnus échangea un coup d’œil avecCarquefou.

Le cavalier buvait, fermait les yeux, buvaitencore, et bâillait à faire croire que ses mâchoires neparviendraient plus à se rejoindre.

– Le baron Jean de Werth est un peu commele duc de Friedland, poursuivit le cavalier ; tel général, tellieutenant ; avec eux, il faut qu’on marche droit, ou mourir…et c’est là ce qui m’attend.

– Vous m’intéressez, mon ami, repritMagnus ; si la chose pouvait vous être agréable, je connaisquelqu’un qui se chargerait peut-être de courir pour vous.

– Qui ?

– Moi !

Le cavalier ouvrit les yeux tout grands.

– Ce que j’en fais est par bonté d’âme,ajouta Magnus. Jean de Werth doit-il aller bien loin ?

– Au quartier général, mais en passantpar un gros bourg où il y a de l’artillerie ; les chemins sontmauvais ; il y a un pont à demi rompu sur une rivière… si jem’endors, bonsoir, je me casserai le cou.

– Mon ami, il ne faut rien casser, ditCarquefou.

– C’est imprudent, ajouta Magnus ;moi qui connais les chemins, j’enfilerai le pont tout droit.

Le courrier ne voyait plus clair ; satête alourdie roulait d’une épaule à l’autre ; cependant, unelueur de raison lui traversa l’esprit.

– Oui-dà ! reprit-il, vous êtes bienprompt à rendre service aux gens ! On a vu des loups quiempruntaient la peau du berger pour croquer les moutons.

Alors Magnus d’un air bonhomme :

– Vous n’êtes point sot, camarade,dit-il ; la vérité vraie, c’est qu’au désir de vous obliger sejoint celui de rentrer dans les bonnes grâces du feld-maréchalWallenstein. L’ami que vous voyez là, et qui ne vous laissera pasune goutte de cet excellent vin si vous n’y prenez garde, a commemoi commis certaines peccadilles qu’il faut racheter par un honnêteservice.

– On n’est pas parfait, dit Carquefou,qui ne cessait de verser des rasades à leur convive.

– C’est pourquoi, continua Magnus, nousvoulons ramener triomphalement Jean de Werth au quartier général.La chose faite, le pardon est au bout.

– Le pardon pour vous ; et pourmoi ? s’écria le cavalier.

– Il y aura cinq écus d’or, et lesvoilà !

Le courrier prit les cinq pièces d’or, les fittinter dans sa main, puis, riant d’un air bête et les yeux à demiclos :

– Eh ! ce n’est pas moi qu’ontrompe, dit-il ; je savais bien qu’il y avait une anguillesous roche !… Je suis bon diable : cassez-vous les reinsà ma place, et bonne chance !… Ah ! dispensez-vous deprévenir les camarades que j’ai laissés à l’entrée du village, ilsvoudraient leur part du gâteau.

Tout en parlant, le courrier glissait lesducats dans sa poche, qu’il avait grand-peine à trouver.

La porte de la maison que Jean de Werthoccupait s’ouvrit, et quelques hommes en sortirent, se dirigeant entoute hâte vers les écuries.

– Eh ! dit le courrier, qui nepouvait presque plus parler, voilà que le baron Jean de Werths’apprête ; il est en fer, cet homme-là. Ah ! j’oubliais…Il ne vous connaît pas, il pourra peut-être vous interroger ;s’il vous dit : Prague, vous répondrez : Friedland.

La tête du cavalier tomba sur son épaule, etil ferma les yeux.

– Vite, à présent ! murmuraMagnus.

Le courrier enfermé dans une écurie et couchésur une botte de paille, Magnus et Carquefou prévinrentArmand-Louis et Renaud, et tous quatre, à cheval, se tinrentimmobiles à la porte de Jean de Werth.

Le Bavarois parut ; au moment de sauteren selle, il jeta sur les quatre cavaliers un regard rapide ;il reconnut, à la clarté d’une torche que soulevait un palefrenier,l’uniforme des gardes du corps de Wallenstein, mais ne vit pasl’homme qui tout à l’heure était entré chez lui.

– Le messager ? dit-il, le pied surl’étrier.

Magnus se pencha vers Jean de Werth, etfaisant le salut militaire :

– Nous l’avons escorté ; il dort là,dit-il.

Puis, d’une voix plus faible et sans plier lapaupière sous le regard de Jean de Werth :

– Je m’appelle Prague, comme il s’appelleFriedland, reprit-il d’un air mystérieux.

– Partons ! dit le Bavarois.

Jean de Werth n’emmenait avec lui qu’unofficier.

Magnus et Carquefou prirent les devants,MM. de la Guerche et Renaud restèrent en arrière, et tousles six s’enfoncèrent dans la campagne, toute baignée des clartésde la lune.

Ils fendaient l’espace, penchés sur l’encoluredes chevaux, leurs longs manteaux de guerre drapés autour d’eux. Onvoyait, comme des ombres, passer dans la nuit les arbres, lesmaisons, les moulins ; quelques chiens saluaient leur fuite delongs aboiements. Jean de Werth échangeait quelques rares parolesavec son aide de camp.

Cependant, une ligne blanche qui s’élargissaità l’horizon annonçait l’approche du matin ; la pâle lueur quidescendait du ciel fit voir dans la campagne une rivière verslaquelle on courait, et sur cette rivière un pont aux arches à demirompues. Le clocher d’un bourg se montrait au loin. Au moment oùMagnus et Carquefou s’engageaient sur le pont, un coup de siffletretentit.

Tous deux s’arrêtèrent à mi-chemin des deuxrives ; Jean de Werth et son aide de camp retinrentmachinalement les rênes de leurs chevaux. Armand-Louis et Renaudfurent sur eux en un instant.

– Qu’est-ce donc ? demanda leBavarois.

– Il y a que je m’appelle Armand-Louis dela Guerche, et que voilà mon ami, M. le marquis Renaud deChaufontaine, qui veut bien me servir de témoin, dit Armand-Louisen se découvrant.

Jean de Werth regarda autour de lui.

– Ne cherchez pas, c’est inutile !dit Renaud ; Magnus et Carquefou, que je vous présente, fontbonne garde… Il n’y a personne aux environs, nous sommes quatre, etvous êtes deux : le plus simple est de dégainer.

– Maintenant, si ce duel n’est pas devotre goût, reprit M. de la Guerche, ou s’il vous répugned’en courir la chance, vous pouvez l’éviter en me remettant cettedragonne que je vois là.

Jean de Werth sourit, et d’un air dehauteur :

– Je croyais avoir affaire à un homme deguerre, dit-il, et non à un amoureux de comédie… Deux armées sonten présence qui vont jouer au jeu des batailles les destinées dedeux couronnes ; vous avez votre place marquée d’un côté commej’ai la mienne de l’autre… Laissez se vider la querelle d’unempereur et d’un roi ; après quoi, foi de gentilhomme, nousnous rencontrerons où votre bon plaisir le voudra.

Armand-Louis secoua la tête.

– Je vous tiens, je vous garde,dit-il ; si l’un de nous doit tomber, il n’y aura jamais qu’unsoldat de moins, et les deux armées peuvent se rencontrer.

La plaine était déserte, personne ne passaitsur les deux rives du fleuve. Le regard de Jean de Werth faisait letour de l’horizon et s’arrêtait sur le clocher du bourg oùl’appelait la mission militaire que lui avait confiéeWallenstein ; que n’eût-il pas donné alors pour voir sortir dece bourg un escadron enseignes déployées ! Mais déjàM. de la Guerche venait de tirer l’épée.

Jean de Werth l’imita.

– Vous avez dit que c’était un duel,reprit-il ; si je vous renverse, suis-je libre ?… Si jesuccombe, le capitaine Steinwald, qui m’accompagne, peut-il suivresa route ?

– Je le jure ! dit Armand-Louis.

– Alors, bataille !

Armand-Louis et Jean de Werth mirent pied àterre, et, ayant choisi une place unie au milieu du pont, les deuxadversaires croisèrent le fer.

Renaud se tenait debout à côté d’Armand-Louis,le capitaine Steinwald immobile auprès de Jean de Werth. Magnus etCarquefou gardaient les deux extrémités du pont.

Entre les deux combattants, même haine, mêmejeunesse, même ardeur, même force. La pointe des épées cherchait lecœur ; pas un mot, pas un cri, pas un soupir. On n’entendaitque le froissement de l’acier rencontrant partout l’acier. Leschances semblaient égales : ni l’un ni l’autre des deuxadversaires ne faiblissait, ni l’un ni l’autre ne reculait.

Mais ce n’était pas vainement queM. de la Guerche avait lutté contre Renaud et contreM. de Pappenheim. Quelle feinte ne lui était pasconnue ? Quelle ruse, quelle attaque ne savait-il pasdéjouer ? L’éclair de la colère passa sur le visage de Jean deWerth ; un instant son fer ne le couvrit pas tout entier, etl’épée d’Armand, plus prompte qu’un dard, lui traversa le bras.

La main du Bavarois s’ouvrit et son arme tombasur le pont. M. de la Guerche allait s’en saisir, lorsqueJean de Werth, la ramassant de la main qui restait libre, laprécipita dans le fleuve.

– Périsse l’épée qui m’a trahi, etpérisse la dragonne ! dit-il.

Mais d’un bond, et sautant par-dessus leparapet, Armand-Louis venait de suivre l’épée dans sa chute.

On le vit s’enfoncer dans l’eau bouillonnante,puis tout à coup reparaître, tenant d’une main l’épée où pendait ladragonne, et nageant de l’autre. Bientôt il eut gagné la rive.

Jean de Werth, pâle de fureur, soutenait d’unemain son bras vaincu.

– Vous êtes libre, monsieur, ditArmand-Louis.

Sautant alors sur son cheval, que Magnus luiavait amené, il laissa Jean de Werth au milieu du pont.

Et, tandis que sa course effrénée le ramenaitvers les lignes suédoises, Armand-Louis serrait sur son cœur ladragonne humide.

– Dieu bon, disait-il, Adrienne est àmoi !

Lorsque M. de la Guerche et Renaudarrivèrent au camp de Gustave-Adolphe, le comte de Brahé venait d’yrentrer avec les deux jeunes filles confiées à sa garde.

M. de Pardaillan, plus fort que lamaladie, était auprès du roi. N’ayant aucune nouvelle des deuxaventuriers, pas plus que de Mlle de Souvignyet de Diane, il n’avait plus qu’un espoir, celui de les venger etde mourir.

Un grand bruit éclata tout à coup devant satente, et le son de deux voix aimées fit bondir son cœur.

Comme il se levait tout tremblant, Adrienne etDiane tombaient dans ses bras.

– Vivantes toutes deux !s’écria-t-il.

Un ruisseau de larmes s’échappa de sesyeux.

– Monsieur le marquis, dit Renaud, je nedevais reparaître devant vous qu’avecMlle de Pardaillan ; ai-je tenu maparole ?

– Mon fils, embrassez-moi ! dit levieillard.

– Dieu ! s’écria Renaud, dont lesgenoux fléchissaient.

Mais déjà le père avait cédé la place augentilhomme et au soldat.

– Messieurs, repritM. de Pardaillan, les affaires de la Suède doivent passeravant nos affaires de famille. Donnez ces quelques heures à laprière et au sommeil. Demain le Dieu des batailles décidera du sortde Gustave-Adolphe ; moi aussi je monterai à cheval.

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