Envers et contre tous

Chapitre 23LA POTERNE DE DRACHENFELD

Lelendemain, vers la première heure du soir, Armand-Louis, qui dufond de la forêt ne quittait pas de vue le château de Drachenfeld,aperçut, au sommet d’une tour basse et trapue qu’habitaitMlle de Souvigny, une lumière qui brillaitpareille à une étoile.

– Regardez, dit-il à Magnus.

– Eh ! eh ! la bohémienne n’apas perdu son temps, répondit Magnus.

Tous deux prévinrent Renaud, et les dragonsfurent avertis qu’il pourrait bien se faire qu’on levât lecampement dans la nuit.

– Tant mieux, réponditM. de Collonges, je commence à me fatiguer de tuer tantde Croates.

Bientôt après, une bande de huguenots, à latête desquels se glissaient M. de la Guerche et Renaud,suivis de Magnus, de Carquefou et de Rudiger, s’établit sur lalisière du bois. Derrière eux, à une petite distance, quelquesdragons tenaient en main des chevaux sellés et bridés.

M. d’Aigrefeuille en avait lecommandement.

Au premier tumulte, au premier cri, il avaitordre de se porter en avant.

Le reste de la bande se coucha à plat ventredans la bruyère, derrière un rideau de broussailles, de manière àtout voir sans être vu ; un peu en avant et protégés par unpli de terrain, d’où leur tête sortait du milieu des herbes, setenaient M. de la Guerche et Renaud avec leurs troisserviteurs. La nuit était claire et limpide.

Armand-Louis et Renaud étaient à leur poste àpeine depuis un quart d’heure, lorsque des pas légers éveillèrentleur attention. Une femme passait à quelques pas d’eux, enveloppéed’une mante, et se dirigeait vers le château.

– Yerta ! murmura Magnus à l’oreillede M. de la Guerche.

La bohémienne s’effaça dans l’ombre noire queprojetaient les murailles du château, et, derrière elle, rampantcomme des couleuvres sur la bruyère, Magnus et Carquefou setapirent contre le rebord du fossé. Rudiger faisait le guet nonloin de là.

Couchés tout auprès d’eux, et retenant leurhaleine, Armand-Louis et Renaud regardaient la poterne, dont lavoûte était semblable à une tache noire sur la base obscure desremparts.

Yerta s’y arrêta une seconde, glissa la clédans la serrure et ouvrit la petite porte.

Peut-être n’allait-elle pas la refermer,lorsqu’une sentinelle se présenta.

– Dux ! dit-elle d’une voixétouffée.

– Et imperator ! réponditla sentinelle.

Yerta repoussa la porte sur ses gonds de fer,et s’engagea sous la voûte.

Patricio Bempo, qui ne dormait pas, avait toutentendu, et le pas furtif de Yerta, et le bruit léger de la portetournant sur son axe, et le murmure des deux voix.

– Elle ! c’est elle !dit-il.

Déjà Yerta était au sommet de l’étroitescalier en spirale qui conduisait à l’appartement de Patricio.Elle en franchit le seuil d’un bond, traversa la chambre et ouvritle balcon.

Patricio l’y suivit les bras tendus. Labohémienne était horriblement pâle. Ses yeux étincelants venaientde parcourir la forêt sombre et pleine de silence, les glacis, lesfossés au bord desquels on apercevait vaguement des formes confuseset pareilles à des troncs d’arbres renversés, la tour basse oùtremblait la flamme d’une lampe ; elle se pencha sur labalustrade, et l’on entendit au pied du mur le tintement d’unmorceau de métal tombant sur un caillou.

– Qu’est-ce ? dit PatricioBempo.

– Le cercle d’or que j’avais au bras etqui vient de m’échapper ! répondit Yerta.

Patricio l’entoura de ses bras et voulutl’entraîner hors du balcon. Yerta le retint doucement auprèsd’elle :

– Non ! dit-elle ; il fait bonici !

Et d’une voix qui tremblait, la tête appuyéesur l’épaule de Patricio, elle se mit à chanter :

J’aime ! dit le noir phalène

À l’haleine

Qui pleure autour des roseaux.

J’aime ! dit le flot superbe

Au brin d’herbe

Qui palpite au fond des eaux.

La brise légère emporta le son dansl’espace ; la lumière s’agita derrière l’étroite fenêtre de latour, et Yerta, que Patricio contemplait avec enivrement,continua :

J’aime ! dit le vent qui passe

À l’espace

Où brille le grand soleil.

J’aime ! dit la fleur d’automne

Qui frisonne

Aux baisers du soir vermeil.

Une ombre passa devant la fenêtre où brillaitla lampe solitaire, et le gravier cria furtivement au pied de lamuraille.

– On a marché, dit Patricio, qui sepencha sur le balcon.

– Vous entendez le pas d’un chevreuildans la forêt et vous ne voyez plus celle qui est auprès de vous,murmura Yerta.

Patricio sentit le feu d’un baiser effleurersa joue, et tout frémissant, il emporta la bohémienne dans sesbras.

– Ah ! dit-elle, on ne dira plus queje n’aime pas !

Et ses joues se couvrirent de larmes.

Cependant Magnus, qui lentement, et sans faireplus de bruit qu’un lézard, s’était rapproché de la poterne, avaitramassé la clé qui s’était échappée des doigts de la bohémienne, etla glissait dans la serrure. La chose faite, Armand-Louis voulutpasser le premier.

– Non pas vous ; moi d’abord,répondit Magnus. Il y a peut-être un poignard derrière cette porte,et le coup qui vous frapperait, frapperait aussiMlle de Souvigny.

– Dux ! cria tout à coupune sentinelle qui parut à la meurtrière.

– Et imperator ! réponditArmand-Louis.

La sentinelle releva son mousquet, et ilsentrèrent.

Un soldat se promenait dans le couloir sombre,mal éclairé par une lanterne fumeuse qui pendait à la voûte.

Le même mot sortit de ses lèvres, le même motlui répondit.

Il compta quatre hommes ; au cinquième ilfronça le sourcil.

– Oh ! oh ! dit-il, legouverneur sait-il que vous êtes ici ?

– Il le sait, dit Magnus, qui se penchavivement à l’oreille de Rudiger et lui parla bas.

Le Polonais courba la tête en signed’assentiment et il laissa ses compagnons s’engager sous lavoûte.

La poterne était encore ouverte.

– Eh ! camarade, vous ne fermez doncpas ? reprit la sentinelle, tandis que Magnus, qui marchait lepremier, disparaissait avec ses trois compagnons, au fond ducouloir.

– D’autres nous suivent, répondittranquillement Rudiger, qui s’était assis sur un banc depierre.

– Encore ! Si d’autres viennent, ilsse feront connaître ; la porte ne peut pas resterouverte !

– Fermez-la donc vous-même, si vousvoulez !

La sentinelle s’approcha de la porte et lapoussa dans son cadre ; mais, au moment où il tournait le dosà Rudiger, celui-ci fit un bond de jaguar et lui planta sonpoignard entre les deux épaules.

La sentinelle ouvrit les bras et tomba commeune masse sur le sol.

– Un de moins, murmura Rudiger, qui,froidement, essuyait la lame de son poignard sur la casaque dumort.

Et il s’assit sur le banc après avoir ouvertde nouveau la poterne.

Magnus, qui connaissait les aîtres du château,enfila une longue galerie dont les arceaux mettaient encommunication les deux ailes du bâtiment, et conduisit rapidementArmand-Louis et Renaud vers la tour qu’occupaient Adrienne etDiane. Pâles, tremblantes et s’appuyant l’une contre l’autre, ellesles attendaient.

À la vue des deux gentilshommes, elless’élancèrent vers le passage qui reliait la tour au reste desbâtiments. Mme de Liffenbach parut à saporte.

Elle allait pousser un cri, lorsque Renaud,levant un pistolet :

– Madame, un seul mot, et vous êtesmorte, dit-il.

Mme de Liffenbach devintblême, voulut faire un pas et tomba évanouie.

– Elle pourrait se réveiller et appeleravant que nous soyons hors de ce château maudit, murmura Carquefou,qui jeta les yeux autour de lui.

– C’est juste, dit Magnus.

Et, entortillant la duègne dans les plis d’ungrand manteau, il la poussa au fond d’un cabinet dont il eut soinde tirer la porte sur elle.

Adrienne et Diane étaient dans les bras deM. de la Guerche et de Renaud.

– Pas de paroles, mais des ailes, repritle vieux soldat.

Comme ils arrivaient à la porte de la galerie,la silhouette d’un homme, qui marchait avec la souplesse d’un chat,se montra subitement à l’extrémité opposée de cette longuepièce.

– Garde à vous ! MathéusOrlscopp ! dit Rudiger dans l’oreille d’Armand-Louis.

Si promptement et si bas que ces paroleseussent été prononcées, tous ses compagnons les avaiententendues.

Magnus embrassa la galerie d’un rapide coupd’œil et poussa Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan derrière un grand rideau,dont les plis lourds cachaient une fenêtre creusée dans l’épaisseurdu mur. Armand-Louis et Renaud se placèrent auprès d’elles, lepistolet au point, prêts à tout. Magnus échangea un regard avecCarquefou, et tous deux se blottirent derrière d’énormes pilierscontre lesquels des panoplies étaient adossées.

Tout se fit en silence, avec la rapidité duvent qui passe. On aurait dit que des fantômes, un instantentrevus, venaient de disparaître. Quand Mathéus entra dans lagalerie, tout était muet sous les hauts plafonds. Un rayonincertain de la lune, qui se brisait dans les vitraux, éclairaitconfusément la profondeur de cette salle immense.

Un instant Mathéus s’arrêta sur le seuil,comme si un indéfinissable sentiment de crainte l’eût averti de laprésence d’un danger qu’il ignorait ; puis, n’entendant rienet ne voyant rien, il reprit sa marche.

Cette ronde qu’il faisait ce soir-là n’étaitpas dans ses habitudes quotidiennes, bien qu’il eût toujoursl’esprit en éveil ; mais en ce moment quelque chose, qu’il eûtété fort en peine d’expliquer lui-même, une rumeur incertaine, uneinquiétude vague et irréfléchie, l’avait tiré de son repos, etMathéus venait de quitter sa chambre pour parcourir le château.Cette ronde du gouverneur, on l’attendait le matin, on l’attendaitle soir, et en l’attendant on veillait.

Ses yeux interrogeaient les plis roides desportières et des rideaux, les encoignures des fenêtres, où lesténèbres étaient épaisses, les angles perdus dans la nuit, etlentement son pied se posait par terre.

Quand il fut au milieu de la galerie, la lunese voila ; une ombre plus dense se répandit dans la galerie.Mathéus avançait toujours.

Il avait déjà franchi la plus grande partie dela distance qui le séparait de la porte opposée à celle parlaquelle il était entré, lorsqu’il lui sembla que le bout d’unetenture venait de remuer faiblement, comme si un soupir de la briseen eût soulevé le bord.

Sa main se porta sur la garde de sonpoignard ; mais, tandis que son attention était tout entièredirigée de ce côté, Magnus et Carquefou, se dressant tout à coup,arrivèrent sur lui d’un seul bond et le terrassèrent avant mêmequ’il eût le temps de dégainer.

– À moi ! cria le gouverneur d’unevoix étranglée.

Mais le son passa comme un souffle, et bientôtimmobile, entouré de liens que tous ses efforts ne réunissaient pasà briser, bâillonné et le cou pris dans une corde, dont Carquefoutenait l’extrémité, Mathéus ne représentait plus, gisant par terre,qu’une masse inerte semblable au cadavre d’un soldat qu’on va jeterdans sa bière.

Armand-Louis et Renaud étaient devantlui ; mais il ne les reconnaissait pas. La présence d’Adrienneet de Diane lui faisait seule soupçonner à qui appartenaient lesvisages muets qu’il voyait confusément dans l’ombre.

– Je t’avais dit que je te pendrais, ditenfin Renaud ; et tu sais bien que je tiens toujours ce que jepromets.

Mathéus frissonna. On vit les veines de soncou se gonfler, sa face passer du blanc au rouge sombre ; toutson corps s’agita d’un mouvement convulsif, et ses muscles setordre dans un effort suprême ; puis ses yeux injectés de sangse fermèrent, et il resta immobile comme le corps d’un homme dontla vie s’est subitement retirée.

Renaud fit un signe de la main, et Carquefouchargea Mathéus sur ses épaules. La galerie fut traversée, lecouloir atteint, et le cortège passa silencieusement sous lapoterne. Rudiger, qui les attendait, n’avait rien vu, rienentendu.

– Tout va bien ! dit-il àMagnus.

De gros nuages cachaient la lune en cemoment ; on voyait à peine devant soi le rideau noir de laforêt noyée dans la nuit. Cependant un cri s’éleva de l’échauguetteaccrochée à l’angle du mur comme l’aire d’un aigle au flanc d’unrocher.

– Dux et imperator !s’écria M. de la Guerche en répondant au qui-vive de lasentinelle.

Mathéus Orlscopp, qui avait ouvert les yeux,les referma.

Une minute après, l’enceinte des fossés et desglacis était franchie.

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