Envers et contre tous

Chapitre 15OÙ Mlle DE PARDAILLAN ET Mlle DE SOUVIGNY CONNAISSENT TOUT À LAFOIS LES PLAISIRS DE LA VILLE ET CEUX DE LA CAMPAGNE

Enprenant congé de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan, le comte Godefroy-Henri segarda bien de dire tout ce qu’il savait ; sa consciencemurmurait un peu, mais sa haine et son orgueil froissé enétouffaient les plaintes. Il motiva son départ sur un ordre exprèsde l’empereur, et ne se hasarda pas dans des adieux trop longs. Illaissait, disait-il, les deux cousines entre les mains d’unepersonne sûre. Quand il se fut éloigné,Mme d’Igomer hâta sa marche vers Prague en ayantsoin d’éviter tout ce qui pouvait trahir sa présence, et ce ne futqu’en arrivant dans la résidence princière de Wallenstein que lesdeux captives apprirent entre les mains de qui la fortuneimplacable les avait de nouveau fait tomber.

Aussitôt qu’elles eurent mis pied à terre,Thécla courut au-devant d’elles, les deux bras ouverts, la joiedans les yeux, un frais sourire sur ses lèvres d’enfant. Un frissonglaça le sang dans les veines deMlle de Souvigny.

– Pourquoi ces mains tendues ?pourquoi ces baisers ? lui dit-elle ; nous sommes vosprisonnières… donc point de comédie !

– Est-ce encore ici le couvent deSaint-Rupert ? poursuivit Diane.

– Ah ! c’est donc ma destinée de nepas être aimée de ceux que j’aime ! réponditMme d’Igomer, dont les yeux se remplirent delarmes.

Mme d’Igomer avait le don deslarmes et en usait dans toutes les occasions favorables. Celaseyait bien à son visage, auquel les pleurs prêtaient une séductionnouvelle, et lui donnaient, en outre, un semblant de sensibilitédont elle savait tirer profit.

Ce n’était pas sans dessein et seulement pourle plaisir de jouer jusqu’au bout son rôle d’hypocrisie qu’elleparlait aux deux cousines ce langage doucereux. Son but allait plusloin ; elle voulait faire parade aux yeux du duc de Friedlandde son affection tendre et patiente pour les prisonnières, et seposer en victime de noires calomnies.

Elle espérait ainsi atteindre un doublerésultat : inspirer à son protecteur une horreur inaltérablepour les créatures qui repoussaient les témoignages les pluséclatants d’une aimable affection, et se parer d’un voile demalheur et de vertu.

Aussitôt queMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan furent installées dans unpavillon où, sans que rien y parût, elles étaient soumises à laplus active surveillance, Mme d’Igomer, tout enlarmes, se laissa surprendre deux ou trois fois par Wallenstein.Aux questions pressantes du feld-maréchal, pour qui ces larmesavaient l’éclat et la valeur des perles, Thécla opposa d’abord uneplaintive résistance ; puis, comme cédant tout à coup au poidsde sa douleur :

– Ah ! s’écria-t-elle, je ne saispas de plus intolérable supplice pour les âmes tendres que celuid’être méconnues !

Ses pleurs redoublèrent, et Wallenstein luiarracha enfin le secret de ses muettes afflictions.

– Vous savez, dit-elle, si j’aimeMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny,Mlle de Pardaillan surtout ; vous savezdans quels termes je vous en ai parlé ! Que n’eussé-je pasfait pour assurer leur bonheur ! Ah ! mon désir de lesrendre heureuses m’eût poussée à vous supplier même de les renvoyerà la cour du roi de Suède, si les lois de la guerre ne nousfaisaient pas un devoir de les retenir. Elles sont un gage, etpeut-être peut-on espérer que leur présence ici détachera du partide Gustave-Adolphe un seigneur que son expérience ferait admettreavec honneur dans les conseils de l’empereur.

Le duc de Friedland baisa la main deMme d’Igomer.

– Vous parlez comme un politique,dit-il ; votre bouche a donc tous les instincts comme elle atoutes les grâces ?

– C’est le sentiment de votre intérêt quim’inspire, reprit Thécla. Je me suis donc vaincue par respect pource devoir impérieux, mais j’ai voulu tout au moins leur rendreagréable le séjour de votre palais ; je leur ai tout prodigué.Je ne parle pas de ma tendresse, elle leur était acquise, et rienne l’a pu changer. Mais, hélas ! rien n’a pu fondre non pluscette glace qui nous sépare… Ajustements choisis parmi ceux quipouvaient leur plaire et dont je me dépouillais, caresses,distractions inventées pour elles seules, prévenances,supplications, elles ont tout repoussé.

Mme d’Igomer porta ses deuxmains mignonnes et blanches à ses yeux ; le duc de Friedlandles écarta.

– Et vous pleurez encore !… et vousn’abandonnez pas ces indignes créatures !… dit-il.

– Ah ! je les aime ! Et puis,une autre pensée me soutient. Me comprendrez-vous, mon cher duc,quand je vous dirai que le soin de leur âme me touche autant quecelui de leur corps ? Je les sais attachées à deuxgentilshommes français de petite maison, qui cherchent fortune àl’étranger, ne pouvant pas ramasser une obole chez eux ; jeles ai rencontrés l’un et l’autre au temps où la fatalité meretenait en Suède… J’ai pu juger de leurs mœurs et de leuresprit : ce sont des batteurs d’estrade, bien plus que desgentilshommes, braves, à ce qu’on dit, mais quel soldat des arméesque vous avez cent fois conduites à la victoire ne l’est pas ?Au delà, rien. Par quel charme ont-ils séduit le cœur de ces jeunesfilles ? Je l’ignore. Ah ! j’ai longtemps cru à unmaléfice…

– N’en doutez pas, dit Wallenstein, quel’astrologue Seni maintenait dans le respect de toutes lessuperstitions.

– Je n’osais pas vous le dire, poursuivitThécla en frissonnant, mais il y a dans leur manière de sentir etde s’exprimer des choses qui m’étonnent, qui m’affligent, etoù ; malgré moi, je vois l’influence d’un pouvoir mystérieux.Moi qui les ai vues entrer dans la vie, je ne les reconnais pas.Surprise, hélas ! même indignée, j’ai voulu ramener cesesprits égarés ; l’ironie et une obstination perverse m’ontrépondu… Croiriez-vous que l’une d’elles,Mlle de Souvigny, a reconnu par le plus amerdédain les bontés de son oncle M. de Pardaillan ?Bien que mal conseillé par les sectaires qui abondent à la cour deStockholm, il avait l’heureuse pensée de la destiner à l’un descapitaines les plus renommés de l’empire…

– Un capitaine renommé,dites-vous ?

– Vous savez, monseigneur, quand lesoleil ne brille pas au ciel, les étoiles lancent des rayons.

– Le nom de cette étoile à laquelleM. de Pardaillan avait pensé pour sa nièce ?

– Le baron Jean de Werth.

– Et elle le refuse ?

– Ce n’est pas tout encore. Un autrecapitaine fameux, qui profite de l’éclipse du soleil pour monter aurang des astres, s’est épris deMlle de Pardaillan et sollicite sa main.

– Comment appelez-vous cet astreamoureux ?

– M. le comte de Pappenheim.

– Un de mes meilleurslieutenants !

– Voilà un éloge queM. de Pappenheim, j’en suis sûre, n’échangerait pascontre la couronne d’un électeur de l’empire.

– Ainsi, il aimeMlle de Pardaillan ? reprit Wallenstein,qui de nouveau baisa la main de Thécla.

– Il l’adore ; mais, comme sacousine, Mlle de Souvigny, le fait pour Jeande Werth, Mlle de Pardaillan s’obstine àrepousser l’honneur d’une si belle alliance.

– Vous avez raison, cette obstination,que rien n’explique, est l’œuvre d’un sortilège.

– Ah ! monseigneur, les deuxinfortunées ont été élevées dans l’hérésie de la réforme.

Wallenstein se signa dévotement.

– On pourrait abandonnerMlle de Souvigny à son aveuglement, parlassitude de se voir repoussé, poursuivit Thécla ; mais unautre intérêt commande qu’on agisse avec fermeté, avec onction,auprès de Mlle de Pardaillan. N’oublions passon origine, n’oublions pas qu’elle est sujette de l’empire, auquelelle doit foi et hommage, et ne laissons pas la comtesse deMummelsberg tomber aux mains d’un aventurier gaulois. Ma consciencene m’absoudrait jamais d’une telle faiblesse. Mais, si j’ai lecourage de vouloir le bien de l’une, pourquoi n’aurais-je pas lamême charité pour l’autre ?… mêmes périls lesmenacent !

– Ah ! votre dévouement n’a pas delimites !

– Perdues ici-bas par leur obstination,faudra-t-il encore qu’elles soient perdues Là-Haut ? Vous nesauriez croire combien cette pensée désolante me poursuit !…Elle ne me laisse pas une heure de repos ! Ah ! jetenterais l’impossible pour leur salut.

– Vous avez toutes les grâces et toutesles séductions ! Dieu a donné à votre âme immortelle uneprison terrestre qui fait penser aux anges.

Thécla oublia sa main dans celle deWallenstein et parut tomber dans une rêverie profonde. Le duc deFriedland la contemplait et l’admirait.

– Ah ! dit-elle tout à coup enrelevant sa tête languissante, j’ai quelquefois pensé que si lalumière de notre sainte religion éclairait leurs âmes,Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny seraient moins rebelles à mesinstances.

– Vous avez là une sainte pensée. Lesaustères silences d’un couvent apprendraient la soumission à cesâmes où les détestables doctrines de la réforme ont porté letrouble et l’esprit de révolte.

– Vous m’approuveriez donc, mon cher duc,si, dans le but de les ramener à la connaissance de la vérité, jeles plaçais l’une et l’autre sous la direction d’un homme pieux quiles éloignerait du théâtre du monde ?

– Je vous en donnerais le conseil. Quandla mansuétude ne peut plus rien, quand les voies de la douceur sontépuisées, il faut recourir au châtiment, comme on emploie le fer etle feu pour extirper les ronces et les broussailles d’un champ oùdoit passer la charrue.

– Vous dirai-je toute ma crainte ?J’ai craint un instant que vous n’eussiez la pensée de les ravir àma tendresse alarmée. M’autorisez-vous à tout faire pour lesramener au sentiment du devoir ? Me laissez-vous maîtresse deles diriger à mon gré dans les sentiers qui me paraîtront conduireplus sûrement au but que je veux atteindre ?

– Faites !Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny sont à vous.

Mme d’Igomer soupira.

– Que leur bonheur, du moins, me paie despeines qu’elles m’auront coûtées ! dit-elle avec onction.

Cette conversation résumait le sort que labaronne réservait aux deux prisonnières ; mais, avant derecourir aux rigueurs d’un monastère, Mme d’Igomervoulait savoir si elle ne parviendrait pas à ébranler et à séduireces âmes fières, par les fascinations du luxe et les entraînementsdu plaisir. Quelle volupté, pour ce cœur dévoré de haine, si sarivale succombait aux tentations, si, entraînée aux bras deM. de Pappenheim dans le tourbillon éclatant d’une fête,Mlle de Pardaillan trahissait tout ensemble etson amour et sa foi ! Voilà où était la meilleure et la plusdouce vengeance. Il fallait corrompre avant de frapper.Mme d’Igomer s’étonna de n’y avoir pas songé plustôt.

Elle eut soin dès lors de conduire les deuxcousines à toutes les fêtes par lesquelles Wallenstein trompait soninaction et entretenait la magnificence de sa Cour. Les robesqu’elles avaient apportées disparurent pour faire place aux plusriches ajustements ; tout ce qui peut éblouir les yeux etcaptiver la jeunesse leur fut prodigué ; elles respiraientdans une atmosphère de plaisirs ; la musique, la danse, lachasse, les festins, se succédaient sans intervalles, et, autourd’elles, un cercle de gentilshommes brillants faisait entendre unconcert d’éloges.

Chaque soir, Adrienne et Diane rentraient chezelles harassées et comme étourdies ; mais rien n’avait prisesur ces âmes vaillantes. Leur simplicité et leur droituredéjouaient toutes les embûches. Quand elles avaient traversé lepalais tout retentissant des mille bruits d’une fête et toutilluminé, elles s’agenouillaient humblement et priaient. Alors, ilne restait plus rien en elles des souillures du jour. Les ruses deMme d’Igomer étaient vaincues.

Grâce à la complicité de son associée,M. de Pappenheim, vaincu à Leipzig, avait pu librementcommuniquer avec Mlle de Pardaillan. L’heuredes hésitations était passée ; le grand maréchal revenait duchamp de bataille l’âme ulcérée par la défaite ; il avait vuces mêmes cuirassiers tomber sous les coups de ces mêmes dragonsauxquels il avait rendu des chefs ; il avait aperçuM. de Chaufontaine dans la mêlée ; il avait pu jugerde la pesanteur de son bras ; il avait dû reculer, entraînépar la fuite des siens. Et c’est à cet adversaire heureux qu’ilabandonnerait maintenant l’héritière qui lui étaitofferte ?

– Non ! non, jamais ! s’écriaM. de Pappenheim. Il m’a vaincu, à mon tour de le vaincreet de me venger !

Et, enraciné dans sa résolution nouvelle, iln’hésita plus à tout tenter pour l’emporter dans le cœur deMlle de Pardaillan.

La promesse qu’il avait hautement engagée àM. de la Guerche l’avait fait recevoir tout d’abordpresque sur le pied d’intimité. La loyauté native deMlle de Souvigny répugnait à la pensée d’unetrahison, et, confiée au comte par Armand-Louis, elle voulait lecroire digne de cette confiance. L’attitude qu’il avait auprèsd’elle la rassurait d’ailleurs pleinement ; mais quedevint-elle, lorsqu’un jour Diane, effarée, lui fit part d’unentretien qu’elle venait d’avoir avec leur sauveur !

– Ah ! je ne sais ce qui vaut lemoins, dit-elle, de la brutalité, de l’arrogance de Jean de Werth,ou de la galanterie et des ruses deM. de Pappenheim !

– Explique-toi ! s’écriaAdrienne.

– Il est venu à moi tout à l’heure, jelui tendais la main, il l’a prise et s’est tout à coup jeté à mespieds. Devant cette action inattendue j’étais comme une personneprivée de sentiment. Le comte m’a déclaré qu’il m’aimait, que rienne l’empêcherait de m’aimer toujours, et que, pour arriver jusqu’àmoi, il n’était rien qu’il ne fît. Va, ce n’est plus toi qu’ilmenace, c’est moi ! J’ai vu clair dans le feu de sesdiscours : toute cette intrigue, c’estMme d’Igomer qui l’a nouée. Elle nous a vendues àJean de Werth et à M. de Pappenheim. Ce n’est plus unenlèvement comme dans la Marche de Brandebourg, c’est unemprisonnement dans un palais. Que Dieu nous sauve !

Bien des choses firent voir àMlle de Souvigny que Diane ne se trompait pas.Elle comprit alors que dans cet immense édifice, où tout semblaitêtre donné au plaisir, le plus dur esclavage leur était préparé.Pour toutes deux, il renfermait les limites du monde ; aucunbruit, aucun mot, aucun souvenir de ce qui se passait au delà dessix portiques autour desquels veillait la garde de Wallenstein.Vêtues de soie, couvertes de dentelles, chamarrées d’or etd’argent, promenées sous des lustres étincelants, elles étaientpareilles à des esclaves ; elles ne savaient même pas si, dansle monde entier, quelqu’un se souvenait qu’elles eussent vécu.

Un soir, dans un bal,Mme d’Igomer se rapprocha de Diane, que depuis uncertain temps déjà elle affectait d’appeler Mme lacomtesse de Mummelsberg. C’était un soir de fête. Assise tristementà côté de Mlle de Souvigny, Diane regardait,sans la voir, la foule des courtisans qui ondoyait dans lesappartements tout ruisselants de lumière.

– Eh quoi ! ditMme d’Igomer en prenant la main de Diane, pas unbijou à ce joli bras, chère comtesse de Mummelsberg ! c’est uncrime de lèse-beauté.

Et détachant un joyau de prix qui ornait sonbras :

– Voilà un bracelet que M. le comtede Pappenheim m’a offert, reprit-elle ; il me remercierad’avoir compris que c’est à votre poignet, plus blanc que lemarbre, qu’il brillera de tout son éclat.

Par un mouvement plus vif que l’éclair,Mlle de Pardaillan s’empara du bracelet et lejeta loin d’elle.

– Rien de vous, rien de lui !dit-elle.

– Bien cela ! murmuraMlle de Souvigny, qui lui serra la main.

Malgré l’empire qu’elle avait sur elle-même,Mme d’Igomer pâlit ; elle oublia de pleurer,et se redressant :

– Que vous ne vouliez rien accepter demoi, répondit-elle, je puis m’y résigner, quelque peine que cela mefasse ; mais d’un autre, voilà ce qui me dépasse ! Dansquelques jours, M. le comte de Pappenheim sera de retour àPrague, et nous verrons alors si Mme la comtesse deMummelsberg osera refuser l’anneau de mariage qu’il lui présenteraau pied des autels.

Ce fut pour Diane comme un coup de foudre.

– Un anneau de mariage ? M. lecomte de Pappenheim ? dit-elle d’une voix brisée.

– Nous n’attendons plus qu’un courrierqui doit apporter le consentement de l’empereur, de qui vousrelevez, reprit Thécla, pour procéder à cette cérémonie.

En ce moment, le légat du pape, envoyé enAllemagne pour combattre l’hérésie et raffermir la foi catholiquedans les cœurs où elle semblait ébranlée, parut dans la galerie.C’était un prince de l’Église, réputé pour sa piété et l’élévationde son caractère. Tout à-coup, fendant la foule qui l’entourait, etmue par un élan spontané, Mlle de Pardaillancourut vers lui, et tombant à ses genoux :

– Monseigneur, dit-elle, vous êtes lerefuge des faibles et le protecteur des opprimés. Je viens àvous ; ayez pitié de moi.

– Ma fille, relevez-vous, dit leprélat.

– Non, pas avant que vous m’ayezentendue. Vous qui représentez le Christ sur la terre,permettrez-vous qu’un ministre du culte, un prêtre, bénisse unmariage auquel on veut me contraindre et que je repousse ?Dites, monseigneur, souffrirez-vous que les autels catholiquessoient souillés par ce sacrifice ? J’ai été élevée dans lareligion réformée. Si c’est une erreur, que les apôtres de lavérité me convertissent, mais n’employez ni la violence ni laruse ! Comtesse de Mummelsberg du chef de ma mère, j’ai dixvillages et vingt châteaux. On peut les retenir sous le séquestre.Je ne me plaindrai pas, mais on ne parviendra pas à effacer de monblason les armes de mes aïeux. Je suis fiancée par le cœur et lavolonté à un gentilhomme catholique et français, qui combat pour laSuède, alliée de son pays. Je réclame les privilèges de manaissance et de mon rang, le droit enfin de disposer de ma mainlibrement. J’implore votre pitié, monseigneur ; faites qu’unjour je ne me réveille pas comtesse de Pappenheim, parce qu’il auraplu à un serviteur impie d’un Dieu de miséricorde de m’unir à ungentilhomme que je n’aime pas, et cela malgré mes pleurs, malgrémes cris !

Le légat du pape tendit la main àMlle de Pardaillan.

– Au nom de Celui qui a le pouvoir delier et de délier, et qui m’a investi d’une part de Son autorité,dit-il, je condamne et maudis le prêtre indigne qui fera violence àcette femme. Relevez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Je nefais que passer, mais mon frère, l’archevêque de Prague, veillerasur vous. Que tous ceux qui m’entendent le sachent :Mme la comtesse de Mummelsberg est sous laprotection de l’Église !

Le cardinal passa lentement, bénissant de samain droite la foule qui s’inclinait devant lui.Mme d’Igomer n’avait rien dit ; elle avait eule temps de composer son visage. Mais au moment où ses yeux et ceuxde Diane se rencontrèrent :

– Vous l’emportez, mademoiselle, luidit-elle tout bas. Mais tout passe, les légats et letemps !

Et comme tout le monde l’observait, sourianttout à coup et offrant son bras àMlle de Pardaillan :

– Vous avez un peu de fièvre, mon enfant,reprit-elle. Remettez-vous et rentrez dans votre appartement.

Mlle de Pardaillan etAdrienne y rentrèrent pour n’en plus sortir ; les heures, lesjours, les semaines se passaient ; personne ne les visitait,personne ne leur parlait ; c’était le silence d’un cloîtresuccédant à toutes les fêtes d’un palais. On aurait pu croire quele service intérieur se faisait par des ombres ; mais l’âmetourmentée des prisonnières trouvait presque un soulagement danscette solitude. Aucun visage odieux n’offensait leurs regards,aucun sourire hypocrite ne les blessait, aucune parole ennemie nefatiguait leurs oreilles.

« Ah ! que M. de laGuerche et que Renaud doivent être malheureux… ils nous cherchentet se désespèrent ! pensaient-elles souvent. »

Et penchées à leurs fenêtres, ellesregardaient passer les oiseaux et disparaître les nuages.Quelques-uns allaient vers le nord. Que n’avaient-elles les ailesde l’oiseau et le vol du nuage !

Mais tandis qu’elles étaient séquestrées loindu monde, dans le palais de Prague, de graves événementsmilitaires, en donnant raison aux prévisions deMme d’Igomer, allaient bientôt rappeler lefeld-maréchal Wallenstein sur le théâtre de la guerre. Après ledésastre subi par le comte de Tilly dans les plaines voisines deLeipzig, le 7 septembre 1631, un autre échec lui avait fait perdrela vie au passage du Lech, vainement défendu. L’étoile deGustave-Adolphe l’emportait, et les armes de la Maison d’Autrichehumiliée faisaient appel enfin au dévouement et à la réputation dugénéral exilé.

Mme d’Igomer avait étéinformée la première des négociations, quelque temps tenuessecrètes, qui venaient d’être entamées entre Ferdinand, remplid’épouvante et menacé sur toutes ses frontières, et le duc deFriedland, pressé de prendre en main la cause de l’Allemagne et dequitter la retraite où son orgueil était devenu pareil à celui desTitans.

Consultée par lui,Mme d’Igomer devina aisément quel conseil ilattendait d’elle.

– Ah ! dit-elle alors avec unefeinte douleur mêlée d’enthousiasme, je veux m’oublier moi-même etne penser qu’à vous ! Un empire penche vers la ruine, unennemi implacable le menace et va lui porter les derniers coups.Devez-vous, par un ressentiment juste, mais excessif, lui refuserl’appui de votre épée et le précipiter vers le tombeau où, si vousn’accourez pas, il va disparaître ? Contre Gustave-Adolphe, iln’y a plus que vous. Vous êtes le boulevard de l’empire, ledéfenseur du monde catholique. Ne pensez pas à mes angoisses etlevez-vous ! Toutes les conditions qu’il vous plaira de dicterne seront-elles pas acceptées ? Voyez ! soldats,capitaines, généraux, vous appellent et n’ont d’espoir qu’envous ! Tous vous acclament et tendent vers vous leurs épéesimpatientes de venger l’injure faite au drapeau allemand ! Lesprinces, les électeurs, les rois, vous confient leurs peuples etleurs couronnes. Ah ! le jour où vous quitterez ce palais,seule je pleurerai, mais l’Allemagne entière poussera des crisd’allégresse. Elle croira à la victoire en vous revoyant, et uncortège immense de gentilshommes et de seigneurs vous fera escortejusqu’aux frontières insultées par les Suédois. N’hésitez doncplus. Partez, monseigneur ; rejoignez les quelques troupesavec lesquelles Pappenheim tient encore la campagne ! demaince sera une armée, et faites voir à l’Europe étonnée que, s’il estle Soldat, vous êtes le chef !

– Ah ! vous seule m’aimez,Thécla ! s’écria Wallenstein.

Et il donna des ordres pour que lespréparatifs du départ fussent hâtés.

La veille du jour qui le vit rentrer dans lalice, Mme d’Igomer demanda la permission de rendrequelque liberté aux deux prisonnières.

Wallenstein fronça le sourcil.

– Elles vous ont bravée, insultéepresque ! dit-il.

– Oui, reprit-elle, mais de faiblesindices me font espérer que leurs âmes vont s’ouvrir à de meilleurssentiments ; vous le savez, je suis obstinée dans mesaffections. Le séjour de Prague m’est odieux depuis que je sais quevous n’y devez plus rester ; les heures que je ne pourrai pasvous consacrer, – hélas ! le cœur d’un héros appartient à sonarmée plus qu’à ceux qui l’aiment, – je les passerai loin dutumulte des Cours. Mais, dans cette retraite où je vivrai avecvotre souvenir, souffrez que j’emmène la comtesse de Mummelsberg etMlle de Souvigny. J’ai cette espérance quel’heure du repentir sonnera bientôt pour elles.

Wallenstein n’avait garde de résister à cettevoix enchanteresse, et le jour où le vainqueur du comte de Tillyapprenait qu’il allait avoir à combattre un homme qui n’avaitjamais été vaincu, Mlle de Pardaillan etAdrienne voyaient entrer chez elles un page qui leur annonçaitqu’un carrosse les attendait dans l’une des cours du palais. Ellesle suivirent sans résistance, et quelques minutes après leurvoiture sortait de Prague.

Par les interstices du rideau, elles voyaientautour d’elles une douzaine de cavaliers armés. On marchait fortvite.

Mme d’Igomer, qu’ellesn’avaient pas vue au moment du départ, n’était pas non plus avecelles pendant le voyage.

Deux jours après avoir quitté la résidence deWallenstein, et elles n’avaient point de raison de la regretter,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, qui avaient vu disparaîtremaintes collines et maintes forêts derrière leur carrosse,entrèrent au crépuscule dans la cour d’un vaste château fort quis’élevait sur la croupe d’une montagne.

– Peut-on savoir où nous sommes ?demanda Adrienne en mesurant de l’œil les hautes murailles qui lesentouraient.

– Vous êtes au château de Drachenfeld,chez moi, répondit Mme d’Igomer, qui parut sur leperron de l’escalier, et vous me voyez toute heureuse de vous yrecevoir.

– Le bonheur, madame, est alors tout pourvous, répondit Mlle de Pardaillan.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer