Envers et contre tous

Chapitre 3LES PROPHÉTIES DE MAGNUS

Dans lasoirée, M. de la Guerche se rendit auprès deM. de Falkenberg, qui siégeait à l’Hôtel de Ville, et luifit part de ce que le roi Gustave-Adolphe lui avait dit lors deleur rapide entrevue.

– Oh ! je tiendrai aussi longtempsque je le pourrai ! dit l’officier suédois, mais le pourrai-jelongtemps ?

Il apprit alors à M. de la Guercheque des symptômes de mécontentement commençaient à se manifesterparmi les habitants de Magdebourg. Ceux-là regrettaient leurcommerce anéanti ; ceux-ci redoutaient les conséquences d’unassaut si la fortune trahissait leurs armes. La place souffraitbeaucoup du feu des assiégeants.

– Si je n’avais pas avec moi deux millesoldats de l’armée suédoise et un gros de volontaires déterminés àpousser la résistance jusqu’au bout, repritM. de Falkenberg, Magdebourg aurait déjà ouvert sesportes.

– Vous savez ce que le roi, votre maître,désire, répondit Armand-Louis : le mot capitulation ne doitpas être prononcé.

– Moi vivant, il ne le sera jamais. Ceci,je vous le jure, repartit M. de Falkenberg.

Armand-Louis et Renaud parcoururent la villeet les remparts. Partout les traces des longs combats soutenus, despans de murs écroulés, des maisons percées par les boulets, destours éventrées, des ruines fumantes, une population morne, plus dechants ni de cris, des femmes et des enfants qui pleuraient dansles églises. Les faubourgs, envahis par les Impériaux, n’étaientplus qu’un monceau de décombres. Des flammes en sortaient çà etlà.

Cependant, si l’enthousiasme des premiersjours était tombé, la défense n’en était pas moins énergique, pasmoins vigilante. L’armée du comte de Tilly, maîtresse des forts etdes faubourgs, avait fait des pertes cruelles ; les meilleursrégiments, si souvent menés à la victoire, étaient décimés ;bon nombre d’excellents capitaines avaient perdu la vie dans cescombats meurtriers. Nulle part la ceinture des murailles quiprotégeaient Magdebourg n’était entamée. Son artillerie répondaitsans faiblir au feu de l’artillerie autrichienne. Les généraux, quisentaient les plus vieilles troupes hésiter dans leurs mains,commençaient à croire que jamais ils n’emporteraient cette villerebelle de vive force.

Les ramener à l’assaut, après l’échec de lapoterne, c’était exposer les armes de Ferdinand à une défaite dontles conséquences pouvaient être incalculables.

Un matin, après une longue séried’escarmouches qui avaient coûté la vie à un grand nombred’assaillants, les sentinelles placées au sommet des plus hautestours remarquèrent que différentes batteries qui la veille encorevomissaient la flamme et le fer contre la place, semblaientdégarnies de leurs engins destructeurs. Autour de ces batteriesdésertes, point de soldats.

Carquefou, qui était de garde près d’unepoterne, suspendit une corde à un clou et se laissa couler dans lefossé.

– Ma foi ! tant pis ! dit-il àses camarades, la peur le cède à la curiosité.

Quelques hommes résolus se répandirent à sasuite dans les faubourgs incendiés, et, se glissant de proche enproche derrière les pans de murs et le long des fossés, gagnèrentle front de bandière de l’armée impériale. Ses lignes ne serraientplus la ville si étroitement ; l’armée avait fait un mouvementde recul.

La nouvelle de cette retraite inattenduetraversa Magdebourg avec la rapidité de l’éclair. Chacun sortitdans les rues ; on questionnait ceux qui avaient été enéclaireurs reconnaître les positions de l’armée du comte deTilly.

– Je me suis timidement avancé jusqu’àl’emplacement de cette grosse batterie dont vous voyez lesépaulements là-bas, sur ce monticule, dit Carquefou. Dieu sait sij’étais prêt à courir comme un lièvre à la première alerte !…Les fascines étaient renversées, les parapets abattus, les canonsemportés : je n’ai vu qu’un rideau de cavaliers derrière unrideau d’arbres dans la plaine.

Cent bourgeois jetèrent leur bonnet enl’air.

– Ils s’en vont ! ils s’envont ! cria-t-on de toutes parts.

Et les plus joyeux embrassaient leursvoisins.

– S’ils s’en vont, dit Magnus, le momentest venu de faire bonne garde.

On le regarda de tous côtés avec l’expressiond’un grand étonnement.

– Comprenez donc ! les Impériauxbattent en retraite ! reprit-on autour de lui.

– J’entends bien ; c’est pourquoi,si vous ne veillez pas jour et nuit, un beau matin les Croatesseront dans Magdebourg.

Les bourgeois se mirent à rire.

– Les Troyens aussi riaient lorsque lafille d’Hécube parlait, dit Magnus, et cependant Troie fut prise etréduite en cendres.

Il voulut néanmoins se rendre compte de ce queCarquefou avait vu. Armand-Louis, qui pensait toujours au moyen deramener les deux jeunes filles auprès deM. de Pardaillan, l’accompagna, ainsi que Renaud,espérant que quelque route serait peut-être libre.

Ils suivirent longtemps les lignes decirconvallation, occupées la veille encore par les bandesimpériales. Pas un ouvrage d’art qui ne fût abandonné.

– Un déserteur leur aura sans douteappris que nous n’avions pas les forces suffisantes pour nous enemparer et les garder, dit Magnus d’un air soucieux.

– Magnus ne croit à rien, pas même à lafuite ! répondit Renaud, qui rêvait déjà aux douceurs duvoyage qu’il allait entreprendre avecMlle de Pardaillan.

– Le comte de Tilly n’a jamais fui,reprit Magnus. S’il recule quelquefois, c’est à la façon du tigre,pour mieux prendre son élan.

Tous trois poussèrent plus en avant, cherchantun passage ouvert ; mais, derrière une haie, ils découvrirentun cordon de fantassins ; dans l’épaisseur des bois, desescadrons de cavalerie ; sur tous les sentiers, descanons ; au milieu des villages et des fermes, desrégiments ; point de traces de désordre, point de fourgonrenversé, ni de pièce d’artillerie abandonnée. Chaque bouquetd’arbres, comme tout chemin creux, avait une sentinelle.

– L’armée impériale fait comme le loupquand il guette un agneau, dit Magnus.

– Et l’agneau, cette fois, s’appelleMagdebourg, n’est-ce pas ? répondit Armand-Louis.

Trois ou quatre coups de feu retentirent àl’instant, et trois ou quatre balles firent sauter un peu de terreautour d’eux.

– Voilà ma réponse, dit Magnus.

Ils rentrèrent dans Magdebourg, qu’ilstrouvèrent en liesse. Des feux de joie brûlaient dans les rues, onperçait des tonneaux de bière et de vin, on dressait destables ; les enfants chantaient et dansaient, toutes lesportes s’ouvraient. Ce n’étaient partout que tapage et confusion.Quelques notables parlaient d’organiser un grand banquet à l’Hôtelde Ville, pour célébrer la délivrance de leur vaillante cité.

– Si vous n’obtenez pas deM. de Falkenberg que ces bourgeois retournent sur lesremparts, Magdebourg est perdu, dit encore Magnus.

M. de la Guerche courut au palais dugouverneur.

Il le trouva rempli d’une foule immense. L’airretentissait d’acclamations. Les bourgeois, débarrassés de leursarmes, se félicitaient les uns les autres, les plus jeunesorganisaient des danses sur la place publique. Armand-Louis eutgrand-peine à pénétrer jusqu’à l’appartement où se tenait lecapitaine suédois. Il le trouva en train de répondre aux dernièresdépêches du comte de Tilly. Un bourgmestre, debout sur une table,en donnait lecture à haute voix aux magistrats et aux notables dela cité. Le ton en était extraordinairement modéré, bien que legénéral autrichien sommât encore la ville de se rendre.

– Le coq ne chante plus si haut !dit l’un des auditeurs.

– Il commence à s’apercevoir que nosmurailles ne sont pas en pain d’épices ! dit un autre.

– Le vieux coquin s’est enrhumé devantnos fossés ! reprit un troisième.

– Les médecins lui auront conseillé dechanger d’air ! ajouta un voisin.

Le bourgmestre jeta d’un air superbe lesdépêches sur la table, au milieu des éclats de rire et desquolibets de l’auditoire.

– Le comte de Tilly saura désormais ceque c’est que Magdebourg ! dit-il avec emphase.

– Et vous, Magdebourgeois, souvenez-vousdu sort de Maestricht ! dit Magnus.

Tous les yeux se tournèrent vers le vieuxsoldat : un long frémissement parcourut l’assemblée.

– Un soir, Maestricht, il n’y a paslongtemps de cela, se crut sauvé, poursuivit Magnus : l’ennemireculait, fatigué d’attaquer en vain ses remparts… le lendemainMaestricht était pris. Si vous ne voulez pas vous réveiller dansl’incendie et dans le sang, veillez, bourgeois !

Un messager entra, porteur de nouvelles. Ilavait vu les régiments wallons du corps de Pappenheim en marche surla route de Schœnbeck.

– Une portion nombreuse de l’artilleries’ébranle pour les suivre, ajouta-t-il.

À ces mots, un grand tumulte éclata dans lasalle. On ne pensait plus à ce qu’avait dit Magnus que pour lerailler.

– Si vous êtes malade, ami, ne buvez pas,mais laissez-nous nous réjouir en paix ! lui cria lebourgmestre.

– Foin du hibou qui ne veut pas qu’ons’amuse ! dit un autre.

– Si vous avez peur à Magdebourg,camarade, partez pour Maestricht !

C’était à qui lancerait son mot ; mais,tandis que les uns parlaient, d’autres, qui avaient rendu visiteaux caves de l’Hôtel de Ville, chargeaient les tables de bouteilleset de brocs.

– Bon appétit, messieurs, dit Magnusfroidement. Je ne m’assiérai pas au banquet des funérailles.

Cependant Armand-Louis s’était approché deM. de Falkenberg, et lui faisait part de ce qu’il avaitvu et de ce qu’il redoutait. Le Suédois fronçait le sourcil etpromenait ses regards autour de lui.

– Je sais, dit-il, je sais ! maispersonne ici n’est en état de m’entendre. Le princeChristian-Guillaume lui-même, qui perdra la tête si Magdebourg estpris, parcourt la ville à cheval en habit de fête. Je m’estimeraiheureux si je puis garder autour de moi quelques centainesd’hommes. La fièvre est dans l’air, elle a gagné jusqu’à messoldats.

Et du doigt le capitaine lui fit voir sur laplace des bandes de Suédois qui choquaient leurs verres contre ceuxdes bourgeois.

M. de la Guerche et Renaud sortirentde l’Hôtel de Ville plus tristes qu’ils n’y étaient entrés. Magnusne parlait plus. Chaque rue qu’ils traversaient leur présentait lespectacle d’une fête. Des musiciens, debout sur des tonneaux,raclaient leurs instruments et faisaient sauter les jeunes garçonset les jeunes filles. Des centaines de tables, dressées en pleinair, recevaient des milliers de convives. Les passants étaientinvités à s’asseoir et à boire. Tous les fourneaux flambaient. Onne voyait pas un verre vide. Les narines de Carquefou sedilataient ; il promenait amoureusement la main sur sonestomac en passant devant les cuisines. Ici, il acceptait un verrede vin du Rhin jaune comme de l’or ; plus loin une aile dechapon rôti, dorée et croustillante.

Magnus le regardait de travers.

– Ils mangent et tu les imites,malheureux ! disait-il ; et demain les ennemis serontdans Magdebourg !

– C’est justement pour cela, répondaitCarquefou ; je ne veux pas que les Autrichiens et les Croatestrouvent un os à mettre sous la dent.

Et il fourrait dans ses poches ce qu’il nepouvait pas avaler.

Quand vint la nuit, Magnus sella les chevauxde M. de la Guerche et deMlle de Souvigny, et jeta sous leur nez unboisseau d’avoine.

Carquefou l’imita scrupuleusement.

– Il ne faut rien négliger de ce qui estbon, dit-il, ni le vin ni les précautions.

Et bientôt les chevaux deM. de Chaufontaine et deMlle de Pardaillan n’eurent rien à envier àleurs voisins. Ils avaient la selle sur le dos et double provendedans leur auge.

Armand-Louis et Renaud se gardèrent bien defaire part de leurs craintes à leurs compagnes. Magnus pouvait setromper dans ses prévisions, et il était tout au moins inutile deles faire vivre toute une nuit dans des alarmes que le matin sechargerait de dissiper ou de justifier. Ils se bornèrent à lesengager à se tenir prêtes à partir aux premiers rayons du soleillevant.

Les réjouissances se prolongèrent bien avantdans la nuit. Les postes que M. de Falkenberg avait eusoin de placer le long des remparts, pour avertir la garnison encas d’alerte, se dégarnissaient petit à petit. Les soldats, encorefidèles à la consigne, mais fatigués par de nombreuses libations,s’endormaient les uns après les autres. Le silence succédait auxchants ; et bientôt on n’entendit plus, dans la ville livréeau sommeil, que le bruit vague et flottant que faisaient quelquesbons bourgeois en cherchant leurs demeures d’un pas chancelant.

Même silence dans la campagne. Des feux debivouac, qui s’éteignaient, piquaient çà et là l’horizon de leursflammes fouettées par le vent.

Cependant, à cette heure indécise où de pâleslueurs se répandent dans le ciel et font sortir confusément del’ombre les arbres et les maisons épars dans les plaines, unerumeur sourde s’éleva dans l’éloignement : c’était une rumeurlente, continue comme celle que ferait un corps de troupes enmarche.

Magnus, à qui son inquiétude défendait lerepos, et qui rôdait le long des portes, poussa une sentinelle dupied.

– N’entendez-vous rien ? dit-il.

La sentinelle prêta l’oreille une seconde etpartit d’un éclat de rire.

– C’est la cavalerie croate qui s’enva ; bon voyage ! dit-elle.

Et, appuyant sa tête sur le dos d’un camaradequi ronflait, la sentinelle ferma les yeux.

Le même bruit roulait toujours dans l’espace.Un instant, il parut à Magnus que ce bruit s’éloignait.

« C’est quelque diablerie »,pensa-t-il.

Une ligne blanche qui ondulait de l’autre côtéde l’Elbe, lui fit croire, en effet, qu’un corps de cavaleriequittait le campement de l’armée impériale.

– Le comte de Tilly battrait-ilvéritablement en retraite ? murmura Magnus. On dit cependantque c’est un bon général, et je l’ai vu à l’œuvre.

Il monta sur la crête du rempart et regarda auloin.

Rien ne troublait la profonde tranquillité deces campagnes dévastées ; pas un homme ne s’y montrait ;mais, en cherchant bien, Magnus crut distinguer, dans l’épaisseurd’un taillis dont les broussailles couvraient un pan de l’horizon,les mouvements incertains d’une troupe de soldats. Il lui semblait,en outre, qu’une ligne mince et noire, d’où sortaient quelqueséclairs, rampait dans les sinuosités d’un chemin creux.

Le soleil se leva et inonda la plaine de sesrayons. Un homme parut alors au bout d’un sentier, courant à perdrehaleine, sauta vivement dans le fossé, saisit des deux mains unecorde qui pendait le long de la muraille, et grimpa sur le rempartavec l’agilité d’un chat.

Magnus se jeta au-devant de Carquefou, qu’ilvenait de reconnaître.

– On a bon appétit, c’est vrai, mais on ade bonnes jambes, dit Carquefou. L’idée m’est venue, à la nuitclose, de faire un tour de promenade du côté du camp impérial. J’ensais le chemin, l’ayant fait en plein jour et à cheval ; je mesuis donc glissé jusqu’au bord de l’Elbe, tout là-bas. Ah !les coquins, ils sont tous sur pied !

– Les Impériaux ?

– Hé ! mordieu ! je ne parlepas des Suédois ! Artillerie, cavalerie, infanterie, toutmarche à la fois ! J’ai reconnu M. de Pappenheim àcheval, la cuirasse sur le dos, et derrière lui dix régiments. Lescavaliers ont le sabre au poing, les fantassins la pique ou lefusil sur l’épaule. Avant une heure, ils seront à Magdebourg.

– Et tu allais de ce pas… ?

– Chez M. de Falkenberg.

– Tu es un homme, Carquefou !

– Qui sait ! qui sait ! J’ai eupeur d’être pris comme un lapin dans son terrier, voilà tout.

Déjà, et tout en parlant, ils gagnaient l’unet l’autre la rue voisine. Des tables et des bancs, au milieudesquels dormaient pesamment quelques bourgeois, les encombraient.Magnus et Carquefou en poussèrent quelques-uns du bout de leurpied.

– Aux armes ! criaient-ils, l’ennemiapproche !

Deux ou trois hommes, tirés de leur sommeil,se mirent debout lourdement. L’un d’eux reconnut Magnus.

– Ah ! l’homme de Maestricht !dit-il.

Et il se rendormit sur son banc.

– Ah ! les malheureux, qui ont desoreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir !reprit Magnus.

Carquefou et lui précipitèrent leur course autravers de ces témoins d’une fête qu’un sinistre réveil allaitsuivre ; et déjà ils touchaient aux portes de l’Hôtel deVille, lorsque le bruit d’une fusillade éclata dansl’éloignement.

– Ah ! trop tard ! ditCarquefou.

Mais, tirant son épée, Magnus bondit sur lesmarches du palais.

– Aux armes ! cria-t-il.

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