Envers et contre tous

Chapitre 13LA BATAILLE

Unhasard cependant pouvait donner l’éveil à la garnison ; il n’yavait pas de temps à perdre si l’on voulait mettre une grandedistance entre les fugitifs et le château de Rabennest. Leschevaux, attachés dans un coin sombre de la gorge, lesattendaient ; Rudiger se chargea d’éclairer la route, Magnuset Carquefou prirent en croupe Armand-Louis et Renaud, et l’onpartit au galop.

À la première halte, Carquefou courut dans unvillage voisin et en revint avec des chevaux frais pour sesmaîtres ; il y avait des pistolets aux fontes de la selle etune épée accrochée au pommeau.

– Il faut croire qu’on s’est battu auxenvirons, dit-il ; on m’a donné les bêtes et les armes pourvingt pistoles.

Quelques heures de sommeil et quelquestranches de gigot froid arrosées d’un bon verre de vin vieuxrendirent à M. de la Guerche et à Renaud une partie desforces qu’ils avaient perdues.

Renaud tira son épée du fourreau et en fitployer la lame.

– Fine, souple et bien en main !…dit-il. Sainte Estocade, j’imagine, me fournira prochainementl’occasion d’en essayer la trempe !

Une chose cependant chiffonnait Carquefou. Ilne put s’empêcher de s’en ouvrir à Magnus.

– Il y avait là-bas des passages noirs oùle diable lui-même n’a jamais mis les pieds, lui dit-il, despierres mouvantes et des portes secrètes qu’un sorcier nedécouvrirait pas… Quel heureux hasard vous a appris à lesconnaître ?

– Ami Carquefou, Magnus a été jeune, il ya longtemps de cela, répondit le reître ; à cette époquej’étais écuyer dans la compagnie d’un baron qui chassait sur lesterres du châtelain de Rabennest. Le châtelain à la chasse ou envoyage, le baron rendait visite au château. Or, la dame deRabennest avait une suivante fraîche et jolie… PauvreCatinka ! qu’est-elle devenue ? Où passait le baronl’écuyer passait à son tour. Comprends-tu maintenant ?

– Je comprends.

On courut jusqu’au soir sans débrider ;le mouvement et le grand air faisaient d’heure en heure retrouveraux muscles des deux gentilshommes cette force et cette élasticitéqui si longtemps leur avaient été habituelles.

À la nuit tombante, quinze lieues au moins lesséparaient de Mathéus. La direction qu’ils avaient suivie lesrapprochait des provinces où le poids des armes suédoises sefaisait sentir ; on n’avait plus grand-chose à redouter dumaître de Rabennest.

– Il faudrait peut-être savoir ce qu’estdevenu le roi Gustave-Adolphe, dit alors Armand-Louis.

Chemin faisant, ils avaient rencontré deschaumières en ruines et des hameaux en cendres ; çà et là, desmoissons hachées par le passage de la cavalerie, des arbres coupés,des vergers détruits, des coins de terre fraîchement remués, et,dans les fossés, des cadavres de chevaux à demi rongés. Il étaitclair que de nombreuses troupes de gens de guerre s’étaientheurtées dans ces campagnes. Il ne fallait pas s’exposer à tomberaux mains des Impériaux. Les escadrons croates avaient parfois desmoyens expéditifs de se débarrasser des prisonniers.

Les paysans et les hôteliers que Magnus etCarquefou interrogèrent leur apprirent effectivement que denombreux combats avaient eu lieu dans les environs ; partoutl’avantage était resté aux Suédois, mais la guerre sérieusecommençait à peine. Depuis le sac de Magdebourg, les deux arméesbelligérantes manœuvraient pour se rencontrer. Le comte de Tillyn’avait pas moins de hâte d’offrir la bataille au roi de Suède queGustave-Adolphe ne montrait d’empressement à l’attendre. Seulement,si le désir était le même, la prudence était égale. Aucun des deuxgénéraux ne voulait rien donner au hasard. L’un avait une vieilleréputation à conserver et ne voulait pas exposer une armée quijusqu’alors n’avait connu que des victoires, à la honte de subirune défaite ; l’autre, précédé d’une renommée déjà brillante,s’entourait de précautions nouvelles au moment de se mesurer contrele capitaine le plus expérimenté de l’Europe. Tous deux sentaientque de cette première bataille dépendait peut-être le sort de laguerre et par contrecoup de l’Allemagne. Cependant chaque jourleurs drapeaux se rapprochaient ; le cercle dans lequel ilsmanœuvraient allait se rétrécissant ; les escarmouchesdevenaient de plus en plus fréquentes : tout faisait présagerque le choc ne tarderait pas à ébranler un coin de la province.

– Eh ! eh ! ne manquons pas lebal ! dit Renaud enthousiasmé.

Grâce aux renseignements qu’ils obtinrent dessoldats et des déserteurs qu’ils rencontraient incessamment, ilspurent savoir d’une manière à peu près exacte le point vers lequelil fallait diriger leur course pour éviter les Impériaux etrencontrer les Suédois. Ce n’était pas chose facile, au milieu desbandes de Hongrois et de Croates qui ravageaient la campagne et queleurs caprices ou la pensée d’une proie plus riche portaient çà etlà, comme un coup de vent chasse ou ramène des nuées desauterelles.

On n’entendait plus parler de Mathéus Orlscoppet Carquefou, mis en gaieté par le voyage, répétait sa fameusechanson :

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin…

lorsqu’un matin le vent léger qui suit lanaissance du jour leur apporta l’écho d’un bruit formidable quigrondait au loin.

– Le canon ! dit Renaud.

Tous s’arrêtèrent. C’était bien lecanon ; on entendait dans l’espace le roulement desdétonations qui se succédaient sans relâche.

Carquefou montra de la main de grands nuagesde vapeurs blanches qui voilaient un pan de l’horizon.

– Là ! dit-il.

Magnus colla son oreille contre laterre ; elle tremblait.

– Ce n’est pas une escarmouche, ni mêmeun combat, c’est une bataille, dit-il.

L’éclair de la joie brillait dans les yeux deM. de la Guerche et de Renaud ; déjà celui-citourmentait la garde de son épée, qu’il tirait du fourreau parpetites secousses.

Magnus se tourna du côté de Rudiger :

– La route est libre ! dit-il ;tu as été brave et loyal ; si tu viens avec nous, cette mainqui a serré la tienne ne t’abandonnera jamais ; si tu poussesailleurs, bonne chance ! Mais, tu étais avec les Impériaux, etje t’avertis que nous crions : « ViveGustave-Adolphe ! »

– Je suis polonais ! Où l’on se bat,je me bats ! Marchez, je suis à vous ! répondit lereître, qui, d’une main fiévreuse rassembla les guides de soncheval.

Le canon grondait toujours.

– Au canon ! cria Renaud.

Et les cinq cavaliers partirent comme lafoudre.

Comme ils tournaient la crête d’une colline,sur laquelle ils galopaient, un si magnifique spectacle frappaleurs yeux, que d’un commun accord ils retinrent leurs chevaux.

– Par sainte Estocade, ma patronne, quec’est beau ! dit M. de Chaufontaine.

Au pied de la colline, dans la plaine, lesdeux armées étaient en présence. Les régiments se heurtaient defront, l’artillerie tonnait. Aux couleurs des étendards, lesspectateurs reconnurent que les troupes impériales occupaient leflanc de la hauteur, et que les bataillons suédois avaientl’offensive. Un homme vêtu d’un pourpoint de satin vert sous unecuirasse d’acier, et portant au front une plume écarlate que levent fouettait, était à cheval au sommet d’un monticule ; desgroupes d’officiers l’entouraient.

– Le comte de Tilly ! ditMagnus.

De temps à autre, le comte de Tilly faisait unsigne de la main, un aide de camp partait ventre à terre, et lecomte de Tilly observait de nouveau les ondulations de labataille.

Les Impériaux avaient l’avantage de laposition, les Suédois et les Saxons, leurs alliés, la supérioritéde l’élan ; le feu de l’artillerie, placée à mi-côte, ne lesarrêtait pas, et telle était la furie de leur attaque, qu’ilfallait, à chaque retour offensif, que de nouveaux régimentsdescendissent la colline pour leur faire face.

Une de leurs ailes cependant venait deplier ; on voyait les rangs confondus, la terre jonchée demorts, des fuyards sans nombre débandés dans la campagne, et lesescadrons qui mettaient au loin un campement au pillage.

De grands cris de joie s’élevèrent du milieudes bandes impériales.

– Voilà les Saxons rompus ! ditMagnus.

Mais, au centre de la bataille, une trouped’élite venait de s’élancer avec une telle intrépidité, que,renversant tout devant elle, on la vit monter les premières rampesde l’escarpement ; l’armée impériale en désordre reculait.

– Le régiment bleu ! le régimentjaune ! C’est le roi ! cria Magnus.

Le comte de Tilly fit un signe de la main, unofficier partit au galop, et lui-même se jeta en avant, de toute lavitesse de son cheval.

Au même instant un corps de cavalerie quedérobait un pli de terrain entra en scène et descendit à larencontre des Suédois. Le soleil étincelait sur leurs cuirasses, uncliquetis de fer les accompagnait : hommes et chevauxpassaient comme un torrent de feu.

– Les cuirassiers de Pappenheim !dit Magnus.

Un moment après, Impériaux et Suédoisdisparaissaient dans la fumée.

Non loin des cinq cavaliers, spectateursimmobiles de ce drame sanglant, l’artillerie autrichienne faisaitpleuvoir une grêle de fer sur les régiments décimés du roi ;mais, autour de cette artillerie, il n’y avait plus alors nireîtres, ni lansquenets, ni cuirassiers, ni dragons, nimousquetaires.

– En avant ! cria M. de laGuerche, dont le visage parut tout à coup rayonnant.

Ce cri tira Renaud de son admiration et de sonsilence.

– Eh oui ! en avant !répéta-t-il.

Et il lança son cheval à la poursuited’Armand-Louis, qui déjà descendait la colline.

Magnus, Rudiger et Carquefou traversèrent àleur suite le cercle de feu où venaient de se heurter lescuirassiers de Pappenheim et les régiments du roi. Où la mêléeétait la plus épaisse, ils reconnurent Gustave-Adolphe. Un élanplus terrible les porta auprès de lui. Les balles et les bouletspassaient et trouaient les bataillons : c’était une horribleconfusion d’hommes et de chevaux. Comme une muraille de fer, lescuirassiers de Pappenheim fermaient la route aux Suédois, briséspar leurs charges successives. Avant même d’arriver sur le champ decarnage, les réserves appelées par Gustave-Adolphe étaientfoudroyées par le torrent de projectiles que les batteriesimpériales vomissaient coup sur coup.

Le roi, qui redoublait d’efforts et se portaitaux endroits les plus périlleux, sentait que la victoire allait luiéchapper. Autour de lui, les cadavres s’amoncelaient ; quandil chargeait, les rangs s’ouvraient comme tombe une muraille sousle choc d’un bélier ; lui passé, les rangs se reformaient, etla lutte gardait la même violence et la même incertitude.

– Ah ! canons maudits ! s’écriale roi ; s’ils ne cessent pas de tirer, ils me coûterontl’honneur et la vie !

Et il lança son cheval dans la direction desbatteries.

Armand-Louis, tout couvert de sang, parut àcôté de Gustave-Adolphe tout à coup.

– Sire ! donnez-moi cinq centscavaliers, et ces canons sont à nous, dit-il.

Le duc de Lauenbourg, qui était auprès deGustave-Adolphe, tressaillit.

– Quelle folie ! s’écria-t-il ;pendant qu’on le peut faire encore, battons en retraite. Monterlà-haut, c’est impossible !

– Sire ! cinq cents hommes, et jeréponds de tout ! reprit Armand-Louis ; mais les instantssont comptés ! hâtez-vous.

Gustave-Adolphe appela Arnold de Brahé, quivenait d’enfoncer son épée dans la gorge d’un cuirassier.

– Qu’on obéisse à M. de laGuerche comme à moi-même. Allez, dit-il.

– Sire, merci ! Tenez là un quartd’heure seulement, et vous aurez de mes nouvelles ! s’écriaM. de la Guerche, qui poussa son cheval hors de lamêlée.

– Tenir ! je mourrai là avant dereculer ! dit le roi.

M. de la Guerche eut bientôt ramasséquelques centaines de cavaliers ; quand un capitaine hésitaità le suivre : « Ordre du roi ! » disait Arnoldde Brahé, et l’on se rangeait derrière lui. L’escadron deshuguenots français faisait rage non loin de là.

– Parbleu ! dit Renaud, voilà noscompatriotes… je vais te les amener !

Il partit comme une flèche et les rejoignit enpassant à travers tout. À la clameur qui s’éleva tout à coup, oncomprit que les soldats de La Rochelle venaient de lereconnaître.

– Voilà nos amis, dit Renaud, qui reparutà la tête des huguenots.

À la vue d’Armand-Louis, les dragonspoussèrent mille cris de joie.

– En bataille ! messieurs, ditM. de la Guerche, qui les mit au premier rang.

Voyant alors qu’il avait à peu près le nombred’hommes qu’il voulait, il longea les lignes de l’armée suédoise,les tourna bientôt, et, trouvant une issue libre, montra du bout deson épée l’artillerie impériale qui se couronnait de feux.

– Aux batteries, à présent ! dit-ild’une voix tonnante.

– Aux batteries ! répétèrent Renaudet Magnus, qui comprirent tout.

– Si nous en revenons, ce sera unmiracle ! murmura Carquefou.

Et, tête baissée, il se jeta en avant.

Les huguenots et les Suédois arrivèrent surles canons avec la rapidité d’une avalanche ; quelquesfantassins qui se trouvaient mêlés aux artilleurs essayèrent derésister ; ils furent sabrés sur les pièces, et les batteriestout entières tombèrent en un instant au pouvoir desassaillants.

Une partie des cavaliers, imitant alorsl’exemple de M. de la Guerche et d’Arnold de Brahé, mitpied à terre et pointa les canons sur l’armée impériale.

En un instant, Magnus, Carquefou, Rudiger, quise multipliaient, et vingt gentilshommes exaltés par l’instinct dela guerre, eurent chargé les pièces qu’ils venaient deconquérir.

– Feu ! dit Armand-Louis.

Un tonnerre lui répondit, et quarante bouletsportèrent la mort dans les rangs autrichiens.

Quelques hommes, coupés en deux, venaient detomber autour du comte de Tilly ; étonné, il leva les yeuxderrière lui.

À la vue des uniformes suédois, il pâlit.

– Ah ! vaincu ! dit-il.

Le roi venait aussi de reconnaître le drapeaudes dragons de la Guerche planté sur les batteries ; devantlui des rangs entiers de cuirassiers tombaient comme des épismûrs ; ses bandes, rassemblées autour de son épée, lesuivirent dans un suprême élan. La cavalerie de Pappenheimcéda.

Mais on avait affaire à deux hommes qui nerenonçaient pas à la victoire aisément. Ils redoublèrent d’efforts,et, ralliant autour d’eux les débris de leurs régiments épars, ilstentèrent de rétablir la bataille. Tout ce que le courage peutentreprendre, tout ce que l’expérience la plus consommée peutconseiller, ils l’essayèrent avec une égale ardeur, une égaleténacité. Mais le souffle du triomphe enflammait l’armée suédoiseet la poussait en avant. Quelques escadrons réunis autour du comtede Pappenheim, quelques vieux régiments enchaînés par ladiscipline, résistaient seuls et obéissaient encore à la voix ducomte de Tilly.

– Regarde-le ! disait Renaud àM. de la Guerche en lui montrant le grand maréchal del’empire, qui, debout sur ses étriers, renversait tous les soldatsqui l’approchaient.

Armand-Louis et M. de Chaufontainene pouvaient s’empêcher d’admirer ce vaillant homme deguerre ; il se montrait supérieur à la mauvaise fortune etsavait à la fois commander et frapper.

– Ah ! puisse-t-il ne pas tomberici, celui qu’on a si bien surnommé le Soldat ! reprit Renaud,et puissé-je un jour le rencontrer face à face. Vois, c’est unlion ! rien ne peut l’abattre, rien ne peut l’arrêter.

– Eh bien ! s’écriaM. de la Guerche, puisque M. le comte de Pappenheimne peut monter jusqu’à nous, courons jusqu’à lui.

– Courons ! dirent leshuguenots.

Un flot d’assaillants l’avait séparé du comtede Tilly, et, comme un sanglier harcelé par une meute, le grandmaréchal gagnait les bois voisins, où ce qui restait de samagnifique cavalerie disparut avec lui avant que Renaud pûtl’atteindre.

L’armée du comte de Tilly, cette armée qu’onappelait l’invincible, était écrasée, anéantie. Lui seul tenaitencore et s’obstinait à espérer qu’un hasard lui rendrait lavictoire si longtemps fidèle à ses drapeaux ; mais l’heurevint enfin où il dut céder à la voix de quelques officiers groupésautour de lui et que l’horreur d’une déroute n’avait pu disperser.Lorsque le vieux capitaine se décida à quitter le champ debataille, où achevait de disparaître sa fortune militaire, la nuits’approchait, et il ne lui était déjà plus facile d’échapper auxvainqueurs. Poursuivi sans relâche, blessé quatre fois, affaiblipar la perte du sang, le comte de Tilly semblait ne pouvoir plus sesoustraire aux mains des Suédois acharnés à l’atteindre. Sonescorte, à toute minute diminuée par le fer et le feu, étaitréduite à quelques hommes. À deux lieues du champ de bataille, lapoursuite durait encore. Déjà un officier des gardes finlandaises,l’épée haute, abordait le vaincu et levait la main pour le saisirpar la ceinture.

Le capitaine Jacobus, morne et livide, lesmains rouges de sang, le feutre et la casaque troués en vingtendroits, plus furieux que harassé, marchait sur le flanc del’escorte. D’un coup de pistolet, il cassa la tête de l’officierfinlandais, et faisant monter le vieux général sur le cheval dumort :

– Et qui donc résisterait au roiGustave-Adolphe, si le comte de Tilly tombait ? dit-il.

– Merci ! dit l’homme deMagdebourg.

Et, piquant de ses éperons le flanc du chevalsuédois, il gagna la forêt, où le comte de Pappenheim ralliait lesdébris de ses régiments.

Un instant le capitaine Jacobus s’était arrêtépour laisser souffler le vigoureux cheval qu’il avait ramassé dansla plaine. Ses yeux se portèrent vers les hauteurs, couronnéesalors par l’armée suédoise.

– Tu triomphes, Gustave-Adolphe,s’écria-t-il, mais, patience, la guerre n’est pas finie, et nousnous reverrons !

Un grand cri retentit soudain etl’interrompit. C’était M. de la Guerche qui venait de lereconnaître et fondait sur lui, suivi de Magnus.

On se souvient que M. de la Guercheet Renaud s’étaient jetés à la rencontre deM. de Pappenheim ; mais, séparés l’un de l’autretout à coup par des hommes bardés de fer, ils avaient poussé leurpointe au hasard dans la mêlée, l’un s’efforçant d’atteindre legrand maréchal, l’autre le comte de Tilly.

M. de la Guerche traversait laplaine après une course inutile, lorsqu’il aperçut le capitaineJacobus. Brandir l’épée et galoper sur lui, ce fut l’affaire d’uneminute ; mais le capitaine Jacobus tourna bride sansl’attendre. S’exposer à perdre la vie quand le roi de Suède vivait,c’était ce qu’il ne voulait pas. Mieux monté, il parvint rapidementjusqu’à la lisière du bois et s’y enfonça.

Magnus saisit par la bride le cheval queM. de la Guerche s’efforçait de pousser plus loin.

– Halte-là ! dit-il, le coquinn’aura pas toujours la bonne fortune de trouver une forêt devantlui.

Comme il revenait à pas lents, des cris dedétresse frappèrent son oreille. Il regarda dans la direction d’oùpartaient ces cris, et aperçut au milieu d’une bande de cavaliers,près d’une chaumière en flammes, une femme renversée et une jeunefille qui se débattait.

– Parbleu ! repritM. de la Guerche, voilà des misérables qui payeront pourle capitaine Jacobus !

Et il lança son cheval au galop.

– C’est imprudent, lui cria Magnus qui lesuivait, ils sont une douzaine, nous sommes deux, et voici l’heureoù les soldats les meilleurs se changent quelquefois enpillards.

Magnus, qui regardait autour de lui, ne voyaitdans la plaine que des chevaux errants, quelques cadavres çà et làet au loin un voile de fumée.

« Voilà une vilaine aventure »,pensait-il en courant toujours.

Déjà l’un des cavaliers venait de saisir parle bras la pauvre fille, qui se cramponnait au corps de la femmecouchée par terre, la tête fendue d’un coup de sabre, et lachargeait sur son cheval, lorsque M. de la Guerche luiabattit la main d’un revers de son épée.

– Hors d’ici, coquin !cria-t-il.

La jeune fille courut à lui.

– Ah ! sauvez-moi ! Ils ont tuéma mère ! dit-elle.

Ses cheveux en désordre lui couvraient levisage ; le sang coulait sur ses joues. D’un bond,Armand-Louis se jeta devant elle.

– Gare à qui la touche !reprit-il.

Mais déjà les cavaliers s’étaient comptés.

– Tuer un soldat pour unebohémienne ! Mort à l’officier ! cria l’un d’eux.

Sa voix retentissait encore que déjà Baliverneentrait dans sa gorge.

– Tais-toi, bavard ! réponditMagnus.

Et tout bas il ajouta :

– Sotte affaire !… Ils ont toujoursl’avantage du nombre !

Mais l’audace de ces deux hommes, leur fièreattitude, la rapidité de leurs coups, avaient déconcerté lescavaliers. Ils hésitaient et se consultaient.

– Cependant on ne peut pas s’en allerd’ici sans butin, reprit l’un d’eux.

– Voyons, rendez-nous la jeune fille etpassez votre chemin, poursuivit un autre.

– Venez donc la prendre ! criaM. de la Guerche.

Et chargeant le cavalier qui venait de parler,il le faisait rouler par terre, la poitrine traversée d’outre enoutre.

Les pillards poussèrent un cri de rage, et, seserrant les uns contre les autres, levèrent leurs sabres.

« Voilà que ça va se gâter…, pensaMagnus, et tout cela pour une bohémienne ! »

En ce moment, Renaud et Carquefou suivis dequatre ou cinq dragons parurent dans la plaine. Ils venaient deperdre les traces du comte de Pappenheim. Renaud, à qui le dépitfaisait pousser des sourdes exclamations, aperçutM. de la Guerche.

– Eh ! eh ! dit-il, on causepar là-bas !

Son cheval partit ventre à terre ; maisles maraudeurs, qui venaient aussi de l’apercevoir, changèrentsubitement de tactique ; leur attaque se transforma endéroute, et on les vit disparaître comme une volée de pigeons àl’approche d’un épervier.

La bohémienne s’était jetée sur le corps de samère, qu’elle embrassait en pleurant.

– Ah ! monsieur, elle respire !dit-elle en relevant sa tête trempée de larmes.

Armand-Louis, ému de pitié, fit mettre lapauvre femme blessée sur un cheval ; elle avait encore unreste de vie, mais le sang coulait à flot de sa blessure.

– Tout ce qu’on pourra faire pour elle,nous le ferons, dit-il.

La jeune bohémienne colla ses lèvres aux mainsde M. de la Guerche, puis levant sur lui ses yeuxnoirs :

– Dites-moi votre nom, je ne l’oublieraijamais, dit-elle ; moi, je m’appelle Yerta.

Chemin faisant, Yerta raconta qu’elleappartenait à une tribu de bohémiens qui suivaient l’armée du comtede Tilly et faisaient commerce de chevaux. Au moment où la bataillefinissait, la pauvre fille s’était trouvée avec sa mère et deuxhommes de leur tribu sur la lisière d’un champ. Une troupe decavaliers les avait entourés tout à coup ; les deux hommess’étaient sauvés ; sa mère, la voyant saisie par l’un desmaraudeurs, s’était jetée en avant pour la défendre ; un coupde sabre l’avait étendue par terre.

– Un chrétien est venu et a sauvé lapauvre Yerta… À présent, ma vie est à vous, ajouta-t-elle d’unevoix douce.

On plaça la bohémienne mourante dans une tentevoisine de celle d’Armand-Louis, et Magnus eut ordre de veiller àce que rien ne lui manquât. Cela fait, M. de la Guerchechercha le roi.

Des torrents de lumières éclairaient le bivacde l’armée triomphante. Partout des torches, partout des flammes.Le roi Gustave-Adolphe, précédé, suivi, accompagné par lesacclamations de vingt mille soldats, venait de visiter le champ debataille, où, par ses soins, tous les blessés avaient étérecueillis. Il rencontra M. de la Guerche qui marchait àla tête de ses dragons. Leurs habits à tous portaient les traces ducombat.

Gustave-Adolphe courut à leur chef, etl’embrassant :

– Colonel, dit-il, après Dieu, c’est àvous que je dois la victoire !

Un cri de joie immense salua le roi et lejeune colonel qui marchait près de lui.

– Ah ! murmura M. de laGuerche, pourquoi Adrienne n’est-elle pas ici !

Quand il entra au quartier des dragons, iltrouva Yerta qui pleurait sur le corps de sa mère.

Elle se leva et de nouveau embrassa sesmains.

– Elle est morte, et je suis seule, ditla bohémienne.

Toute la nuit elle resta accroupie dans latente où reposait sa mère ; elle chantait à voix basse etpleurait. Sa voix était si plaintive, son chant si désolé, queMagnus en avait le cœur gros.

Au point du jour, deux hommes de la tribu àlaquelle appartenait Yerta se glissèrent dans le camp, entourèrentle corps de la bohémienne d’un manteau, et l’ensevelirent dans unendroit écarté ; après quoi ils s’éloignèrent furtivementcomme des oiseaux de nuit.

Deux ou trois fois dans la journée, on vitYerta rôder autour de la tente de M. de la Guerche ;elle le suivait des yeux quand il passait, et il s’arrêtait devantelle ; Yerta tremblait tout à coup, et son visage se couvraitde larmes. Quand il ne la voyait pas, elle prenait le bas de sonmanteau et le portait à ses lèvres.

Une fois, étant seule, elle s’introduisit dansla tente d’Armand-Louis, guetta un instant, regarda bien tout, vitdans un coin un gant qu’il avait porté la veille et s’en emparavivement ; puis ses regards tombèrent sur un médaillonsuspendu entre deux épées contre le mât qui soutenait sa tente.Elle s’en saisit avec une sorte de mouvement félin, fit jouer leressort du couvercle d’or, et vit un portrait de femme. Yertadevint pâle et s’assit sur un coffre. Elle l’examina longtemps,presque inanimée, puis le replaça entre les deux épées, rejeta legant et se sauva.

Le soir elle avait disparu.

Lorsque M. de la Guerche demanda àMagnus ce qu’était devenue Yerta, Magnus lui montra un oiseau quivoletait de branche en branche sur un arbre voisin.

– Où va cet oiseau ? dit-il.

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