Envers et contre tous

Chapitre 29LA LOUVE ET LE LOUP

Mme d’Igomer avait elle-mêmereconnu en maints endroits les traces nombreuses imprimées par leschevaux sur le rivage du marais. Elle en cherchait les empreintessous l’eau, et les voyait disparaître çà et là au milieu d’un litd’herbe que le vent faisait moutonner. Son regard anxieuxinterrogeait l’horizon. Ceux qu’elle poursuivait d’une haineinfatigable avaient-ils réussi à franchir cette barrière réputéeinfranchissable, ou dormaient-ils sous la surface plombée de ceseaux immobiles ? L’espace ne lui répondait pas, ellen’entendait que les cris plaintifs des courlis qui battaient del’aile autour des joncs. Mille sentiments divers s’agitaient alorsdans son cœur : c’était un mélange de joie âcre et violente etde profonde douleur. Celui qui l’avait trahie et qu’elle avait aiméne venait-il pas de payer de la vie son abandon ? Quelle mortdans les eaux sinistres d’un marais, et comme sa vengeance l’avaitbien servie ! Mais le dernier regard de Renaud avait sansdoute rencontré celui de Diane, leurs mains s’étaient mariées dansune étreinte suprême, la mort les unissait, et rien à présent neles séparerait plus. Puis, tout à coup, la pensée que peut-être ilsétaient parvenus à gagner la rive opposée lui traversaitl’esprit ; alors, un frisson la prenait, et elle ne songeaitplus qu’à retrouver leurs traces, à les atteindre et à lespunir.

Jean de Werth n’était qu’à demi rassuré parles déclarations du garde. Il avait assez souvent éprouvé quellesressources incroyables Armand-Louis et Renaud puisaient dans leurénergie, leur courage, leur adresse, pour ne pas redouter qu’ilsn’eussent une fois encore brisé les obstacles amoncelés sur leurroute. Eussent-ils, en outre, exposé leurs compagnes à une mortpresque certaine, s’ils n’avaient pas eu quelque moyen secret detraverser le marais ? Du caractère dont ils étaient,M. de la Guerche et M. de Chaufontaine eussentvingt fois préféré se lancer à cheval au travers des balles et dessabres, en briser le cercle ou tomber morts.

Les pas imprimés sur les bords fangeux del’immense marais étaient nombreux partout, aussi bien sur la rivedroite que sur la rive gauche. Les bestiaux du village et leschevaux de labour avaient coutume de hanter ces parages, dontcertaines parties présentaient à leur alimentation des ressourcesabondantes. Les paysans qu’on interrogeait répondaientvaguement : ceux-ci n’avaient rien vu, ceux-làdormaient ; la plupart, affolés par la terreur, déclarèrentque, depuis que l’attaque du village avait commencé, ils nequittaient pas leurs maisons dans la crainte des balles. On n’entirait aucun renseignement précis. Las de questionner, Jean deWerth envoya çà et là des éclaireurs pour reconnaître l’endroitexact où un corps de cavalerie régulière avait pu passer. Leur zèlefut devancé par la colère inquiète et l’impatience fiévreuse deMme d’Igomer.

Elle aussi parcourait les bords du marais,penchée sur l’encolure du cheval, cherchant un indice qui la mîtsur la véritable piste des fugitifs.

Tout à coup on la vit s’arrêter, et, montrantdu geste un pan de gazon foulé en ligne droite par les sabots decinquante chevaux :

– Là ! là ! s’écria-t-elle.

Jean de Werth accourut.

– Je ne vois rien que des pas comme on envoit partout ! s’écria-t-il après qu’il eut des yeux interrogéle marais.

– Et cela, qu’est-ce donc ? repritMme d’Igomer en désignant du doigt un nœud derubans qu’on voyait flotter parmi les roseaux à quelque distance dubord. C’est là qu’ils ont passé. Ce bout de soie qui pend à la cimedes joncs ne vous le dit-il pas ? Ah ! je le reconnais,moi ! Ce nœud de rubans couleur de feu,Mlle de Pardaillan le portait à son corsage.Voyez le sentier sous l’eau, voyez ces empreintes profondes qui sesuivent et se perdent au loin !

– C’est vrai ! dit Jean deWerth.

– S’ils ont passé, ne passerons-nous pascomme eux ? Ah ! ce nœud de rubans ! Je veux savoirsi Renaud de Chaufontaine n’est pas tombé près de lui !

– Que faites-vous ?

– Je vous montre le chemin. Mesuivrez-vous si j’arrive ?

Et, poussée par le démon de la haine,Mme d’Igomer lança son cheval dans le marais avantque personne pût l’arrêter.

– Prenez garde ! c’est tenter Dieu,lui cria l’un des paysans que Jean de Werth avait interrogés.

Mais les pieds du cheval venaient derencontrer un terrain solide : Mme d’Igomersecoua la tête avec dédain et poursuivit sa marche périlleuse. Lenœud de rubans couleur de feu, qu’elle ne quittait pas du regard,l’attirait comme un aimant.

Pendant quelques minutes, les cavaliers deJean de Werth la suivirent des yeux, hésitant sur le bord, tentésde la suivre, et intimidés par les mystères de cette nappe d’eauque voilaient par intervalles des îles de glaïeuls et deroseaux.

– Et vous êtes des hommes ! dessoldats ! leur cria Mme d’Igomer, qui marchaittoujours.

Huit ou dix cavaliers s’élancèrent sur sestraces. Jean de Werth, impassible, ne remua pas.

– S’ils découvrent le sentier, je leverrai bien, murmura-t-il.

Les cavaliers marchaient au hasard, ceux-làavec plus de hardiesse, ceux-ci avec plus de circonspection. Aubout d’une centaine de pas, l’un tomba subitement dans un bas-fondoù son cheval disparut jusqu’au poitrail ; un autre sentit quela vase cédait sous son poids et sauta en arrière ; untroisième glissa dans un trou et eut quelque peine à regagner larive à la nage. Tous s’arrêtèrent.

Mme d’Igomer seule continuaitd’avancer ; le vent secouait les bouts du ruban couleur defeu, qui semblait rire au soleil.

Tout à coup son cheval trébucha, une de sesjambes de derrière venant de s’engager dans un lit d’herbe et defange où il plongeait jusqu’à la hanche. Un effort violent le fitse relever, il se jeta de côté et s’enfonça jusqu’au ventre dans untrou ; un instant il se débattit, essayant de regagner lesentier, dont il s’était écarté, mais chaque élan le faisaits’enfoncer plus profondément dans la vase ; ses piedsfouettaient la boue, dont les éclaboussures aveuglaientMme d’Igomer. En un instant elle eut de l’eaujusqu’aux genoux. Malgré sa résolution, la peur la prit.

– À moi ! cria-t-elle.

Jean de Werth donna l’exemple et entrarésolument dans le marais. Quelques-uns de ses cavaliers s’yengagèrent après lui.

Mais déjà le cheval effaré deMme d’Igomer n’obéissait plus à la bride et selivrait à des bonds et à des mouvements désordonnés quil’entraînaient toujours plus avant dans le liquide épais où sessabots cherchaient vainement un point d’appui. Il se cabra tout àcoup, glissa et tomba sur le flanc.

– À moi ! cria de nouveauMme d’Igomer.

Enfoncée jusqu’aux épaules dans l’abîme, ellechercha de ses mains crispées à se cramponner aux roseaux ;son poids les entraîna, ils plièrent, et l’eau monta tout à coupjusqu’à son menton ; elle poussa un cri déchirant, on vit sesbras convulsifs battre un instant la surface verdâtre du marais,puis on ne vit plus rien.

Jean de Werth poussa droit devant lui,épouvanté, la pâleur de la mort sur le front. Quand il arriva, dutrou où Mme d’Igomer était entrée vivante, une eaulimoneuse et glauque étendait partout son miroir immobile. Uneécharpe de soie qu’il ramassa du bout de son épée indiquait seulequ’une femme avait disparu là.

Un instant Jean de Werth longea les bords del’abîme, effrayé du silence qui succédait à cette lutte de lajeunesse contre la mort. Deux ou trois hommes qui le virent mettrepied à terre et chercher à ravir Mme d’Igomer à latombe unirent leurs efforts aux siens, mais le marais ne renditpoint sa proie.

Convaincu que rien ne la sauverait plus etque, parvînt-on jusqu’à elle, on ne retirerait plus qu’un cadavre,Jean de Werth remonta à cheval.

– Maintenant, vengeons-la !dit-il.

Et, regagnant la rive queMme d’Igomer avait quittée, il donna ordre à unepartie de ses troupes de s’enfoncer rapidement sur la route quicourait vers le nord, et à la tête de l’autre il entreprit detourner le marais.

Les Français avaient sur lui une grandeavance, mais des messagers envoyés au galop dans toutes lesdirections ne pouvaient pas manquer de les atteindre. Il s’agissaitseulement de ne pas se tromper sur la route qu’ils avaientprise.

Vers le soir, un de ces messagers rejoignitJean de Werth ; il avait découvert la piste des huguenots.

– Ah ! morts ou vifs, je lesaurai ! s’écria Jean de Werth, qui enfonça les éperons dans leventre de son cheval haletant.

Sa course effrénée le conduisit dans une landejonchée çà et là de cadavres d’hommes et de chevaux. Le sangcoulait encore des blessures. Au loin quelques flocons de vapeursblanches mouchetaient la morne étendue des bruyères.

– Ah ! les maudits ! ils ontpassé par là ! s’écria Jean de Werth.

Et il se lança de nouveau en avant.

M. de la Guerche et Renaud venaienten effet de passer. Au moment de leur arrivée dans cette lande, uncorps de cavalerie s’y trouvait campé et leur barrait le passaged’une chaîne de montagnes où s’ouvrait un défilé qu’il étaitimportant de gagner au plus vite. Parlementer, c’était s’exposer àperdre un temps précieux et permettre aux Impériaux de se réunir.Divisés, on pouvait les rompre presque sans coup férir.

Un pli de terrain amena les huguenots jusqu’enface du campement.

– Au pas maintenant, ditArmand-Louis ; puis, quand nous serons à portée de pistolet,au galop tous ensemble.

La vue soudaine d’un escadron qui débouchaitdans la plaine surprit d’abord les Impériaux ; quelques-unsmontèrent à cheval, d’autres apprêtèrent leurs armes sans mettre lepied à l’étrier. L’attitude de l’escadron, qui marchait au pas,leur enlevait toute défiance. Cependant on expédia trois ou quatrecavaliers pour le reconnaître.

Armand-Louis avançait toujours, Adrienne etDiane au centre de la troupe et flanquées de dix dragons choisisparmi les plus robustes et les mieux montés.

Ils laissèrent approcher les cavaliers, puis,au moment où ceux-ci les sommaient de s’arrêter, sur un signe deM. de la Guerche, ils fondirent sur le campement ventre àterre, et le pistolet au poing.

Ce fut comme un torrent furieux qui heurte enson passage un champ d’épis mûrs ; la trouée fut large etsanglante, et la moitié des Impériaux n’avait pas encore tirél’épée que déjà l’escadron fuyait vers le défilé.

Quelques balles le poursuivirent, et ilatteignit le pied de la montagne.

Jean de Werth y arriva lui-même au moment oùles Impériaux, pareils à une bande d’oiseaux sauvages que le fusild’un chasseur a un instant dispersés, se consultaient sur ce qu’ilsavaient à faire.

Le cheval du baron trembla sur ses jarrets ettomba mort.

– Vous hésitez ? s’écria-t-il, en sefaisant reconnaître.

Il jeta hors de selle un cavalier blessé, etprenant sa place :

– En avant ! dit-il. Dix écus d’orau premier d’entre vous qui tue un huguenot !

La main d’un vieil officier saisit la bride ducheval.

– Regardez, monseigneur !dit-il.

Et du doigt il lui fit voir les dragons quiprécipitaient des quartiers de roche au milieu du défilé. Le bruitde ces masses qui roulaient sur le flanc de la montagne arrivajusqu’à eux.

– Combien sommes-nous ? demanda Jeande Werth.

– Mille, à peu près.

– Eh bien ! cinq cents d’entre noustomberont, cinq cents passeront ! En avant !

Les Impériaux, entraînés par la voix ducapitaine, partirent à fond de train.

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