L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

Seizième épisode – UNE PISTEPASSIONNANTE

CHAPITRE PREMIER – UN SAUVETAGE

En apprenant, grâce à un message deT. S. F., qu’un paquebot chargé de passagers était entrain de brûler, le capitaine et propriétaire du yacht leDesdemona avait aussitôt fait route à toute vapeur vers lebâtiment sinistré.

Le yacht à l’aide de ses puissantes machines,dont les mécaniciens tiraient le rendement le plus élevé possible,se rapprochait du théâtre de la catastrophe avec une rapidité, pourainsi dire, foudroyante.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’onse trouvait en vue du paquebot, immobile au clair de lune sur lamer parfaitement calme, pendant que, de ses flancs, s’élançaientdes flammes d’un rouge sombre et des torrents de fumée noire.

Pendant que l’équipage du Desdemonamettait à la mer un canot à vapeur, chargé d’une pompe électriquede grande puissance, Todd Marvel, Miss Elsie et le CanadienFloridor examinaient avec émotion le spectacle terrible qu’offraitle pont du paquebot.

Des silhouettes noires se démenaient au milieudes flammes, et en guise de sirène, on entendait les beuglements dedeux trompes d’automobiles, d’un trombone et d’une grosse caisse cequi produisait la plus étrange impression.

C’étaient quelques-uns des musiciens dujazz-band qui continuaient héroïquement à faire tapage en dépit dela fumée qui les asphyxiait, n’ayant pas trouvé de meilleur moyend’appeler au secours que celui-là.

– Voilà qui est curieux ! s’écriatout à coup Todd Marvel. Je ne vois que des Noirs.

– Ils doivent être devenus fous de peur,fit observer Miss Elsie. Écoutez quel horrible tapage.

– Des Noirs, murmura brusquementFloridor, en se frappant le front, le navire est certainement leBooker Washington et cela m’explique bien deschoses !

– Que veux-tu dire ?

– Avez-vous donc oublié que c’est à bordde ce navire que l’inspecteur Herbert a fait embarquer, pour nousdébarrasser de lui, ce rusé coquin qui se nomme Petit Dadd.

– Je n’avais pas songé à cela, murmura lemilliardaire. Il est fort probable que c’est Petit Dadd qui a misle feu au paquebot.

– Mais dans quel but ? demanda lajeune fille.

– C’est un drôle tellement astucieux,qu’il a dû combiner tout un plan pour ne pas être emmené en Afriqueet sans doute pour nous rejoindre.

« Je ne serais pas surpris le moins dumonde que ce soit lui qui, sachant que nous nous trouvions àproximité, ait manœuvré l’appareil de T. S. F. aprèsavoir mis le feu.

– Il en est bien capable, grommela leCanadien.

– On ne peut cependant pas laissergriller vifs tous ces Noirs ! Mais il faut donner les ordresles plus stricts pour que Dadd ne puisse s’introduire à bord duDesdemona.

Floridor se hâta d’aller prévenir lecapitaine, pendant que Todd Marvel qui suivait avec la plus grandeattention les progrès du fléau, se tenait prêt à payer de sapersonne, si cela devenait nécessaire.

Cependant, les pompes électriques avaientcommencé à lancer des torrents d’eau sur le pont et dans les agrèsdu Booker Washington.

Ce secours inespéré rendit courage auxpassagers qui essayaient déjà de mettre à la mer les chaloupes dubord.

Ils cessèrent de pousser des cris et se mirentà manœuvrer courageusement les pompes du paquebot.

D’autres avaient découvert un dépôt de cesgrenades extinctives qui sont souvent employées dans lesincendies.

Ils en projetaient dans tous les endroitsmenacés.

À la grande surprise des passagers du yacht,l’incendie du paquebot, qui de loin à cause des tourbillons defumée, paraissait considérable, se trouva éteint avec une rapiditétout à fait déconcertante.

Il y avait à cela une raison que l’on finitpar connaître, mais beaucoup plus tard.

En mettant le feu, Dadd, toujours prudent,s’était bien gardé de disposer ses foyers d’incendie dans lesendroits qui auraient pu trop rapidement amener un embrasementgénéral.

Les chiffons huilés et le goudron qu’il avaitemployés, étaient destinés bien plutôt à fournir en abondance unefumée épaisse et nauséabonde, que des aliments trop rapides à laflamme.

Quand les Noirs et leurs danseuses, trempésjusqu’aux os par l’eau des pompes, après avoir été roussis par lafumée, reprirent un peu de sang-froid, ils constatèrent avec joiequ’ils avaient eu plus de peur que de mal.

Quelques cloisons des aménagements extérieurs,enfin la tente et les portières de velours qui décoraient le ponttransformé en salle de danse avaient été brûlées, mais leBooker Washington n’avait pas été atteint dans ses œuvresvives.

Sa coque d’acier, ses machines, la plupart descabines étaient intactes.

Après les terreurs folles qu’ils venaientd’éprouver, les Noirs s’abandonnèrent à une joie inconsidérée.

Peu s’en fallut qu’ils ne se remissent àdanser pour célébrer leur sauvetage.

Mais les plus âgés et les plus sérieux quitremblaient encore en songeant à la responsabilité qu’ils avaientencourue, décidèrent que chacun se retirerait dans sa cabine pourréparer le désordre de sa toilette, puis qu’on ferait l’appel pourvoir si la noyade ou l’asphyxie n’avaient pas fait de victimes aucours du sinistre.

Pendant ce temps, une délégation despersonnages les plus notoires se rendrait à bord duDesdemona pour remercier Todd Marvel au nom de la« Société des Bons Noirs » et, en même temps, pouroffrir, suivant l’usage, une importante gratification à l’équipagedu yacht.

Quant à l’auteur responsable du sinistre, ilavait passé pendant ces trois quarts d’heure, par toute sorted’émotions.

Tapi dans un coin sombre, le plus loinpossible du feu, il regardait son œuvre avec orgueil.

Mais quand les premières cloisons commencèrentà brûler, il cessa de sourire.

Il ne se serait jamais imaginé qu’un incendieprenait si vite, et il se demanda anxieusement si le yacht auraitle temps d’arriver avant que le fléau eût consommé son œuvredestructive.

Plus il réfléchissait, moins sa position luisemblait sûre.

– Ce n’est certainement pas par unesimple erreur que la caisse qui me sert de logis a été embarquéesur le Booker Washington, Todd Marvel doit être avisé dema présence…

« Il va me faire chercher, puis qui saits’il ne devinera pas mes projets.

Un tourbillon d’âcre fumée lui arriva en cemoment en plein visage et le fit éternuer.

– Ce qui serait encore moins drôle,grommela-t-il, c’est, si tous les moricauds et moi-même, avionsfini de griller quand le milliardaire arrivera.

Dadd en était là de ses pénibles réflexions,quand le Desdemona filant comme un nuage à la surface deseaux, apparut tous fanaux allumés, ses projecteurs électriquesfouillant l’horizon, comme s’il eût jailli instantanément du fonddes ténèbres.

Il avançait si rapidement que sa coque et sesagrès devenaient de minute en minute plus visibles dans tous leursdétails.

Ce spectacle consolant rendit à Dadd toute sabelle humeur et toute son audace.

Il prit ses dispositions pour se jeter à lamer à la faveur du désordre et pour gagner le yacht, avant quepersonne n’eût songé à s’occuper de lui.

Il se rappela alors qu’il avait laissé dans sacaisse divers objets, qui lui étaient indispensables, pouraccomplir ce qu’il avait projeté une fois à bord du yacht.

Il redescendit vers les profondeurs de lacale, où il eut la chance de trouver une voie qui n’était pasrendue impraticable par la fumée.

Cette anomalie s’expliquait par le fait que,dès qu’on s’était aperçu de l’incendie, quelques Noirs avaient eula bonne idée de fermer les portes des cloisons étanches.

Mais en passant en face de la cabine de MissVirginia, ses idées prirent une autre direction. Il gardait rancuneà la jeune fille de la façon dont elle l’avait éconduit, après luiavoir montré d’abord tant d’amabilité.

– Quelle sotte petite négresse !murmura-t-il.

Puis sa curiosité s’étant réveillée :

– Que fait-elle ? se demanda-t-il.Elle doit être encore chez elle.

« Elle avait bu hier si confortablement,que je serais bien étonné si elle ne ronflait pas encore, à poingsfermés.

Sans plus de cérémonies Dadd crocheta laserrure avec un de ses outils et entra tranquillement.

Miss Virginia, plongée dans un sommeil profondcomme celui de la mort, ne fit pas un mouvement.

Toujours vêtue de sa blouse orange, et de sajupe vert tendre, elle souriait de toutes ses dents blanches, sansdoute à quelque rêve d’amour.

Dadd la contempla quelque temps en silence,puis sa physionomie rusée s’éclaira d’un sourire qui le rendaitencore plus laid, et ses petits yeux jaunes pétillèrent demalice.

– Virginia ! murmura-t-il avec ungeste théâtral, mais sans cependant élever la voix. Tu m’astrahi ! mais ta punition sera terrible.

« Tu n’iras pas à Monrovia avec lesautres moricauds.

« Tu seras désormais attachée à madestinée mystérieuse !

Dadd regarda avec précaution par la porteentrebâillée, si le couloir était vide et ne voyant personne,rentra dans la cabine.

– Voilà, murmura-t-il, une belle occasionde faire usage de mon chloroforme !

Il tira de sa poche un petit flacon, qu’ildéboucha, et le tint pendant quelques secondes sous les narines dela jeune fille.

– Maintenant, fit-il, elle en a pour deuxou trois heures.

« On pourrait la couper en petitsmorceaux qu’elle ne bougerait pas.

Avec une vigueur dont on ne l’eût guère crucapable, Dadd chargea la pauvre Virginia sur ses épaules etdisparut avec son fardeau dans les profondeurs de la cale.

Un quart d’heure plus tard, il reparaissaitseul sur le pont et y arrivait au moment où le bateau-pompe ydéversait de véritables trombes d’eau.

– Voilà l’instant, songea-t-il. Il nefaut pas attendre que le feu soit complètement éteint.

Se laissant glisser le long d’une manœuvre, ilatteignit la calme surface de l’océan et se mit à faire le tour dupaquebot en nageant, évitant avec grand soin les endroitséclairés.

Après avoir décrit un circuit assez vaste,Dadd se trouva derrière le Desdemona. Personne neregardait de son côté.

L’attention des quelques hommes demeurés àbord était tout entière dirigée vers le paquebot dont les dernierstisons s’éteignaient en sifflant dans des tourbillons devapeur.

Cependant, le jeune bandit ne se hasarda pas àmonter sur le pont.

Il jugea qu’il agirait d’une façon plus aviséeen se glissant par un des hublots qui tenaient lieu de fenêtres auxcabines.

Sa taille mince lui permettait de passer assezaisément par l’étroite ouverture.

Il se hissa donc en faisant le moins de bruitpossible jusqu’à l’un des hublots et s’introduisit sans autreaventure dans une pièce qui lui parut assez vaste.

Après une seconde d’hésitation, il se hasardaà se servir de la lampe de poche et il constata avec satisfactionqu’il se trouvait dans une cabine vide.

Les tiroirs des meubles étaient ouverts et surla couchette, plus vaste et plus luxueuse que celle des paquebots,il n’y avait qu’un matelas et deux oreillers, mais sans draps nicouvertures.

Évidemment la cabine était inhabitée, ce quicausa à Dadd une réelle satisfaction.

Il se rappela alors que le Desdemonaconstruit pour porter des centaines de passagers devait renfermerbeaucoup de locaux inoccupés comme celui où il se trouvait et où sabonne chance l’avait conduit.

Autour de lui régnait le silence le plusprofond.

– Je suis en sûreté du moins pour lemoment, se disait-il, me voilà dans la place.

« Maintenant, il faut que je ne soisguère malin pour ne pas accomplir avec succès la mission qui m’aété confiée, en donnant, par la même occasion, une petite leçon aufameux détective milliardaire.

Tout en se livrant à ces idées orgueilleuses,Dadd s’aperçut qu’il était trempé des pieds à la tête.

Il s’épongea de son mieux, essuyant ensuitesoigneusement avec une poignée de laine tirée du matelas, lestraces humides qu’il avait laissées sur le parquet, puis trèsfatigué par cette nuit d’émotions et d’acrobaties de tout genre, ilse consulta pour se demander s’il serait prudent de se laisseraller au sommeil dans cette superbe cabine qui semblaitabandonnée.

– Bah ! conclut-il, après une minutede réflexion, qui aura l’idée de venir me chercher là ?

« J’ai besoin de repos, et comme dit unproverbe : « Demain il fera jour ! »

Mû par un dernier scrupule de prudence, ilprit cependant la peine d’étudier la serrure de la porte et ilessaya de l’ouvrir avec un de ses outils, mais il constata avecdésappointement, qu’elle était fermée extérieurement par un solidecadenas.

– Tant pis, murmura-t-il, je vais mecoucher !

« J’ai besoin de réparer mes forces pourtout ce qui me reste à accomplir demain.

Il se glissa précautionneusement entre lacloison et le matelas, et bien que ses vêtements fussent loind’être secs, il ferma les yeux presqu’aussitôt et s’endormit.

En même temps, il lui sembla que la vitesse duyacht augmentait et qu’il était emporté vers l’inconnu avec unerapidité dont aucun paquebot n’avait pu jusqu’ici lui donnerl’idée.

Combien de temps demeura-t-il plongé dans cesommeil plein de charmes ? Il ne put jamais s’en rendre compteexactement.

Il fut soudainement arraché aux délices d’unsommeil, bien gagné par les fatigantes aventures de la journéeprécédente, par le bruit d’une clef que l’on introduisait dans laserrure du cadenas.

Petit Dadd avait l’oreille très fine.

Ce bruit si léger suffit à le réveillercomplètement et à lui rendre conscience en quelques secondes detout le péril de sa situation.

– Ils me cherchent, se dit-il !… Ilsdoivent savoir que j’ai trouvé moyen de gagner leDesdemona…

« Je n’ai que le temps de me« débiner ». Mais comment vais-je faire ?

Petit Dadd regardait autour de lui d’un airdésespéré et ne découvrit aucune cachette, aucune issue. Pendant cetemps-là, la clef continuait à grincer dans la serrure ducadenas.

– Elle a l’air d’être sérieusementrouillée, cette serrure, murmura-t-il.

« Ce doit être l’air de la mer…

Il venait de cesser d’entendre le grincementde la clef. De deux choses l’une ; ou les ennemis de Daddétaient en train de verser de l’huile dans la serrurerécalcitrante, ou ils allaient enfoncer la porte.

Il n’attendit pas la conclusion de ce dilemme,et puisque toute autre voie de salut lui était fermée, il seprécipita éperdument par le hublot qui lui avait donné accès, puiss’accrochant des deux mains à la moulure extérieure il demeura là,collé contre les flancs du yacht, s’en remettant à sa bonnechance.

Toute cette scène n’avait duré que quelquessecondes.

Dadd venait à peine de franchir l’étroiteouverture, que la porte s’ouvrait en grinçant.

Il reconnut parfaitement la voix de son ancienpatron, le banquier Rabington et celles du Canadien Floridor et deTodd Marvel.

– Il n’y a personne là, déclara leCanadien. Vous avez vu quel mal j’ai eu à ouvrir la porte.

– Je suis de votre avis, répliqua lemilliardaire, mais jetons tout de même un coup d’œil.

– Tiens, fit le banquier, on dirait quele parquet a été mouillé.

– Cela ne prouve rien, répliqua Floridorqui tenait à son opinion.

« Une vague a dû jeter un paquet de merpar le hublot, cela arrive souvent.

– C’est possible, après tout, murmura lemilliardaire.

« Je crois comme Floridor, que nousn’avons rien à chercher ici.

L’instant d’après, Dadd entendit la porte serefermer.

Il poussa un profond soupir de soulagement,car dans la gênante position où il se trouvait, ses doigtscommençaient à s’engourdir et il entrevoyait le moment où il allaitêtre obligé de lâcher prise.

Ce fut avec un ouf ! satisfaction, qu’ilréintégra l’intérieur de la cabine, où cette fois, sûr de n’êtreplus dérangé, il s’endormit à poings fermés.

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