L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

Dix-neuvième épisode – SOUS PEINE DEMORT

CHAPITRE PREMIER – UN DRAME EN UNESECONDE

Vêtu d’un élégant complet de sport en flanellebleue, le milliardaire Todd Marvel, suivait d’un pas allègre, lagrande route qui va de Saint-Cloud à Ville-d’Avray, après unelongue promenade matinale dans les bois, il regagnait la villa oùil était installé depuis déjà deux mois et qui se trouve à peu dedistance de la fameuse propriété des Jardies, autrefois habitée parBalzac, puis par Gambetta.

Absorbé dans ses pensées, le milliardaireavançait de la même allure égale et presque automatique sur letrottoir gazonné qui borde la route.

Il allait atteindre les premières maisons deVille-d’Avray quand une grande auto – une auto de course, peinte engris foncé, à l’avant effilé comme un obus – arriva du fond del’horizon avec la vitesse d’un bolide. Ni voiture, ni tramways,n’occupaient en ce moment la large chaussée.

Todd Marvel qui suivait le trottoir gazonné,ne se dérangea même pas.

Sans méfiance, il demeurait immobile lorsque,tout à coup, de façon parfaitement intentionnelle de la part duchauffeur, l’énorme masse fonça sur lui.

En une seconde il se vit perdu.

En ce bref instant, il comprit, comme dans unéclair, qu’il n’aurait pas le temps de se garer, que,cette fois, ses ennemis triomphaient et que c’en était fait delui.

Mais dans cette même seconde, à l’instantprécis où l’énorme masse arrivait sur lui, une poigne d’acier lerejeta brutalement sur le talus. Il était sauvé.

Le formidable engin disparaissait déjà du côtéde Saint-Cloud dans une brume de poussière.

Le milliardaire, malgré toute sa bravoure, futune longue minute avant de recouvrer son sang-froid, il croyaitencore sentir le contact du monstre d’acier qui l’avait frôlé dansun souffle d’ouragan.

Ce ne fut que petit à petit que Todd Marvel seremit de l’effroyable secousse, qui, dans la même seconde, l’avait,pour ainsi dire, tué et ramené à la vie, assassiné etressuscité.

Son cœur battait à coups précipités, iléprouvait cette soif ardente, cette siccité de la bouche et del’arrière-gorge qui est la conséquence des grandes frayeurs.

D’ailleurs la puissante volonté du détectivemilliardaire eut vite fait de dompter cette passagèrefaiblesse.

– J’ai eu peur, s’avoua-t-il, à lui-mêmeloyalement.

« Sans cet inconnu qui s’est trouvé làfort à propos…

« Mais il faut avant tout que je remercieet que je récompense celui qui m’a sauvé.

L’homme dont le geste vigoureux et rapideavait arraché Todd Marvel à la mort se tenait à quelques pas de là,dans une attitude respectueuse, et semblait attendre que le rescapélui adressât le premier la parole.

Todd Marvel observa que son sauveur – unpersonnage corpulent, au teint très coloré, qui paraissait âgéd’une trentaine d’années – semblait très intimidé.

Sa physionomie dénotait un mélange de maliceet de bonhomie qui fit sourire le milliardaire.

D’ailleurs l’inconnu était vêtu – sansélégance – d’un vieux complet gris à carreaux, chaussé de grossouliers de fatigue et coiffé d’une casquette, taillée dans la mêmeétoffe que le complet.

Todd Marvel – comme nous avons eu déjàl’occasion de le dire – parlait le français sans le plus légeraccent.

Il s’avança vers l’homme, la main tendue.

– Monsieur, lui dit-il, je ne saiscomment vous exprimer ma reconnaissance pour votre courage et votreprésence d’esprit.

« Sans vous, je n’existeraisplus !… »

L’inconnu avait salué très bas, en même temps,qu’il faisait disparaître dans sa poche une pipe de merisier qu’ilétait en train de bourrer.

– Trop heureux, balbutia-t-il, enchantéde vous avoir rendu ce petit service…

Sa face joufflue et rose se fendit jusqu’à sesvastes oreilles, d’un sourire qui voulait être modeste, en mêmetemps qu’il baissait les yeux.

– À quel diable d’individu ai-jeaffaire ? se demanda Todd Marvel très intéressé.

« Mon cher monsieur, reprit-il à hautevoix, croyez que ma gratitude se manifestera envers vous de façonplus efficace que par de vains compliments.

– Vous ne me devez absolument rien,répondit l’homme, en tournant, d’un air embarrassé, sa casquette àcarreaux entre ses gros doigts noueux.

« J’étais en service, puis, c’esttellement naturel d’empêcher quelqu’un de se faire écraser.

– En service ? Que voulez-vousdire ?

– Dame oui.

« Vous êtes bien le fameux milliardaireTodd Marvel ?

– C’est exact, murmura celui-ci, assezmécontent de voir son incognito deviné. Et vous quiêtes-vous ?

– Auguste Poutinard, ancien artistelyrique, pour le moment inspecteur de la Sûreté.

– Et sans doute chargé dem’espionner ? s’écria Todd Marvel, avec une violence qu’il luifut impossible de réprimer.

– Vous n’y êtes pas ! répliqual’inspecteur avec son bon sourire, mais, là, pas du tout !

« Je suis simplement chargé par« L’Administration » de veiller sur votre précieusepersonne et de faire en sorte qu’il ne vous arrive rien de fâcheux,tant que vous serez en France.

Le milliardaire se repentit du mouvement decolère et d’impatience qu’il avait eu.

– Je viens d’avoir la preuve,répondit-il, que votre administration a fait un excellentchoix.

« Permettez-moi de vous faire unequestion.

« Y a-t-il longtemps que vous jouezainsi, près de ma personne, le rôle d’ange gardien ?

– Depuis avant-hier.

Todd Marvel réfléchissait.

– Je me demande, murmura-t-il, pourquelle raison, l’administration française fait preuve à mon égardd’une telle sollicitude.

– Je n’en sais absolument rien. Je nefais qu’exécuter les ordres que l’on me donne.

– Mais, votre opinionpersonnelle ?

– Est-ce que je sais ? fit le jovialpolicier, avec un léger haussement d’épaules. C’est peut-êtrel’ambassade des États-Unis qui est intervenue.

« Peut-être aussi des amis à vous, desamis qui ne veulent pas se faire connaître.

« Quoi qu’il en soit, je toucherai unejolie prime, le jour où vous reprendrez le bateau, sain et sauf,pour retourner en Amérique.

– Je crois qu’il ne me sera pas difficilede découvrir mes protecteurs inconnus…

Auguste Poutinard avait pris une mineeffrayée.

– N’en faites rien, supplia-t-il ;vous m’exposeriez à perdre ma place, si on apprenait en haut lieuque je vous ai fait connaître le rôle occulte que je suis chargé dejouer auprès de vous.

« J’ai réfléchi que, pour éviter toutmalentendu, il valait mieux que vous soyez informé de ma véritablequalité, mais, c’est à la condition que vous me garderez lesecret.

– Soyez assuré de mon silence.

« Je vous ai trop de reconnaissance, pourne pas faire preuve de la plus entière discrétion. »

Pendant cette conversation, Todd Marvel et sonnouvel ami s’étaient engagés dans un sentier du bois où ilspourraient causer sans crainte d’être espionnés.

Le milliardaire, à qui l’inspecteur Poutinardétait devenu tout de suite sympathique, prenait un réel plaisir àle questionner sur les menus détails de sa vie privée.

– Tel que vous me voyez, expliqua lepolicier, avec la mélancolie d’un souverain détrôné, j’ai eu degros succès au café-concert.

« Mon nom a figuré en vedette surl’affiche des Ambass, de l’Eldo, de Ba-Ta-Clan et d’autres grandesscènes parisiennes !

« Oui, Monsieur, continua-t-il, uneflamme d’orgueil dans les yeux, j’ai connu la gloire !

« Ah ! si vous m’aviez vu dans monrépertoire !

« Je brûlais les planches !

« La salle croulait sous lesapplaudissements… Ah ! en ai-je reçu des bouquets et desbillets doux, et des invitations flatteuses !…

L’ex-cabotin soupira.

– Pourquoi donc, lui demanda Todd Marvel,qui tenait à grand-peine son sérieux, n’avez-vous pas poursuivi unecarrière aussi brillamment commencée ?

– La maladie, monsieur, une fluxion depoitrine compliquée d’une laryngite.

« Après six mois d’hôpital, je me suistrouvé sur le pavé, sans le sou et j’avais perdu ma voix.

« J’avais maigri, on ne me trouvait plusdrôle.

« Le public m’avait oublié ;d’autres avaient pris ma place… je n’avais plus d’engagements.

« Finalement, j’ai été trop heureuxd’entrer dans « l’administration » où je ne suis pas tropmalheureux.

Le milliardaire avait tiré de sa poche un étuid’or curieusement incrusté d’émeraudes.

– Voulez-vous accepter un cigare,monsieur Auguste ? demanda-t-il.

– Merci beaucoup, mais si ça vous estégal, je préfère ma vieille pipe de merisier. La pipe, voyez-vous,il n’y a encore que ça de vrai.

– Comme il vous plaira, dit Todd Marvelen allumant avec une soigneuse lenteur, un blond régalia, baguéd’or.

Il tendit ensuite au policier le briquet dontil s’était servi, un bijou, taillé dans une seule améthyste etrempli d’une essence parfumée.

Auguste Poutinard venait de tirer de sa pipeune première bouffée et tenait encore le briquet lorsqu’unsifflement bizarre se fit entendre.

Auguste jeta un cri de surprise autant que defrayeur ; pipe et briquet venaient de lui être brutalementarrachés.

Effleurant l’épaule de Todd Marvel, unprojectile silencieux avait réduit le briquet en miettes[6] et coupé le tuyau de la pipe de merisierpresqu’au ras des lèvres de son propriétaire consterné.

Celui-ci demeurait à la même place, en proie àune indicible stupeur.

– Ah ! ça, bégaya-t-il, qu’est-ceque ça veut dire ?

Todd Marvel s’était jeté à terre.

– Faites comme moi, dit-il au policier,ou vous êtes un homme mort !

Auguste se hâta d’obéir et s’étendit à platventre sur les feuilles sèches.

Bien lui en prit.

À la place qu’il occupait une secondeauparavant, les feuilles et les menues branches pleuvaient,fauchées à hauteur d’homme par la silencieuse mitraille.

Todd Marvel avait rampé jusqu’aux racines d’ungros châtaignier, puis se relevant rapidement s’était glisséderrière le tronc de l’arbre.

Ainsi abrité, il s’arma du browning de groscalibre qui ne le quittait jamais et se mit à diriger un feunourri, dans la direction d’où partait le bizarre sifflement quiprécédait chaque projectile.

Promptement remis de sa surprise, le policiersuivit cet exemple.

Une minute s’écoula.

Leur invisible ennemi avait cessé le feu.

Dans l’épaisseur d’un fourré, il y eut unbruit de branches cassées.

– Il est là ! cria Todd Marvel, jecrois que nous l’avons touché !

« Il faut le prendre mort ou vif.

Ils s’élancèrent, insoucieux du danger, et ilsdistinguèrent bientôt la maigre silhouette d’un homme de petitetaille qui fuyait à travers les taillis.

– Nous l’aurons ! répétait lemilliardaire, qui, très animé par cette chasse à l’homme, nes’arrêtait que pour tirer sur le fuyard, chaque fois qu’il croyaitcelui-ci à bonne portée.

De minute en minute, l’homme perdait duterrain, lorsque, arrivé à la lisière du bois, il sauta sur unebicyclette qu’il avait cachée dans le fossé en bordure de la granderoute, et se mit à pédaler avec une énergie désespérée.

– Je l’ai reconnu, murmura lemilliardaire avec dépit, c’est Petit Dadd, un redoutable bandit et,cette fois encore il me glisse entre les doigts !

– Ce n’est pas encore certain… je vaistéléphoner à Saint-Cloud, à Sèvres, donner son signalement.

– Vous prendriez une peine inutile,regardez !

À cinq cents mètres de là, Petit Daddabandonnant sa bicyclette était en train de monter dans une autoqui semblait l’attendre.

La voiture se remit aussitôt en marche etdisparut bientôt en quatrième vitesse.

Todd Marvel et l’inspecteur assez vexés de cetéchec rentrèrent dans le bois et refirent en sens inverse le cheminqu’ils venaient de parcourir.

Tous deux examinaient avec attention lesbuissons et les halliers.

– Vous avez remarqué, dit tout à coupl’inspecteur, que l’auto que nous venons de voir, n’est pas la mêmeque celle qui a failli vous écraser ?

– Parbleu, fit le milliardaire, l’une estune superbe voiture de course, l’autre une auto très légère, quipeut aisément passer dans les chemins de traverse.

« Il est tout à fait inutile de chercherà savoir ce qu’elles sont devenues.

– Ce n’est pas mon avis…

« Si, par exemple, l’une d’entre ellesavait eu une panne ?

Todd Marvel eut un haussement d’épaules.

– Je vois, monsieur Auguste, répondit-il,que vous ne vous faites aucune idée du genre d’ennemis auxquelsj’ai affaire. Pour éviter d’être poursuivis, ils abandonneront sanshésitation une voiture qui a pu leur coûter vingt ou trente milledollars.

– Ils sont donc bien riches ?s’écria l’inspecteur avec étonnement.

– Très riches – de ce qu’ils volent –, jeles connais d’ailleurs parfaitement et je vous fournirai sur leurcompte tous les renseignements possibles.

– Permettez-moi de vous faire unequestion.

« Pourquoi vous en veulent-ils ?

– Précisément, c’est ce que je n’aijamais pu savoir. Ils ont à coup sûr une raison majeure, un intérêtcapital à me faire disparaître ou, tout au moins, à entraver mesrecherches.

– J’essayerai…

– Je doute fort que vous réussissiez, fitle milliardaire un peu sèchement.

– Cela dépend, répliqua l’ex-cabotin avecaplomb.

« Comme on dit chez nous, je ne suispeut-être pas si bête que je suis mal habillé !

Todd Marvel ne put s’empêcher de sourire.

Cette bonhomie, un peu triviale, leréjouissait infiniment.

– Je vois, répondit-il, en prenant unemine sérieuse, que vous avez une certaine confiance en vous.

« Nous allons voir si vraiment vous êtesun fin détective.

« Je vais vous mettre à l’épreuve.

– Ça va !

– Pourriez-vous me dire, par exemple, dequelle arme s’est servi Petit Dadd, tout à l’heure, dans le bois,pour tirer sur nous ?

Auguste Poutinard se gratta le front.

– J’ai idée, fit-il au bout d’un instant,que ce pourrait bien être une fronde.

« Je ne suis pas un érudit, mais j’ai luquelque part, que, dans les armées romaines, il y avait desfrondeurs baléares qui lançaient des projectiles de plomb, en formed’olive, qui pesaient à peu près un kilogramme.

« Vous pensez, quand on recevait ça surle crâne !…

– Vous êtes un savant, monsieur Auguste,et votre explication n’est pas mauvaise…

– Elle n’est pas mauvaise, mais ce n’estpas la vôtre, c’est-à-dire la bonne !

– Je crois, moi, que Petit Dadd a employéun fusil à vent – c’est une arme dont la crosse est munie d’unepompe qui sert à comprimer l’air qui chasse ensuite la balle – siç’avait été avec une fronde les projectiles auraient été de plusgros calibre ; puis il y a ce sifflement caractéristique.

– Je ne connais pas ça, murmura Auguste,un peu vexé.

– Les fusils à vent sont trèsanciens.

« Ils furent perfectionnés vers dix-huitcent vingt, par un abbé italien et les sociétés secrètes de Napleset de Sicile en firent grand usage à cette époque…

– Je crois que nous allons être fixés,interrompit tout à coup le policier, en se jetant à quatre pattessous un buisson.

« Voilà la chose !

Il se releva l’instant d’après en brandissantune sorte de carabine d’aspect bizarre qui, de l’extrémité de lacrosse à celle du canon, était recouverte d’une gaine de feutregrisâtre.

Le canon épais et court était renflé à sapartie inférieure en forme d’œuf. Il n’y avait aucune apparence duchien, ni de gâchette.

Ce ne fut qu’après cinq minutes d’un examenattentif que Todd Marvel découvrit un bouton d’ivoire, à peinevisible, qui devait commander la détente.

L’étrange carabine, en dépit de sa cuirasse defeutre, était si froide au toucher que le milliardaire dut ladéposer contre un tronc d’arbre. Il se sentait les doigtsgelés.

Cette circonstance fut pour lui un trait delumière.

– Je me suis trompé aussi bien que vous,dit-il à Auguste, ébahi, cette arme – une des plus dangereuses quisoient – est un modèle perfectionné du fusil à air liquide qu’uningénieur suisse – Raoul Pictet, je crois – offrit de vendre à laFrance, il y a une vingtaine d’années.

« L’air liquide produit un froid terribleen dépit de l’enveloppe de feutre, intérieurement doublée de cuir,on ne peut se servir de cette arme qu’à l’aide de gantsspéciaux.

– Comment ça fonctionne-t-il ?demanda Auguste, respectueusement.

– C’est tout simple, l’air liquéfié, enrevenant à son état naturel, produit un volume de gaz assezconsidérable pour chasser hors du canon un projectile, avec autantde violence que le ferait la déflagration de la poudre ordinaire,et cela, sans l’inconvénient du bruit de la détonation.

– Il y a pourtant lesifflement ?

– C’est peu de chose, mais il est presqueimpossible aux constructeurs d’éviter le bruit que fait la rentréede l’air, une fois le projectile sorti du canon.

Todd Marvel consulta son chronomètre.

– Midi et demi, murmura-t-il, il esttemps de rentrer.

« J’ai horreur d’être inexact.

« C’est une souffrance réelle pour moi,d’attendre et de faire attendre les autres.

Le milliardaire avait pris le fusil à airliquide, qu’il se proposait de démonter, pour l’étudier en détail,dans son laboratoire.

Auguste Poutinard, la casquette à la main,l’air assez embarrassé, se préparait à prendre congé.

– En voilà une affaire !murmura-t-il. Ça ne va pas être commode de faire un rapport…

– Vous ne ferez pas de rapport, déclaraTodd Marvel, très nettement.

– Mais c’est impossible, je ne puis pasagir autrement…

« C’est mon devoir, c’est monbusiness, comme on dit chez vous…

– Votre rapport, c’est moi qui l’écrirai,reprit Todd Marvel avec autorité.

– Pas moyen ! Vous me feriez perdrema situation !…

– Monsieur Poutinard, je vais vous parleren toute franchise. Je vous crois un très honnête homme et j’ai envous toute confiance.

Sensible au moindre éloge, l’ex-cabotin serengorgea la casquette sur le coin de l’oreille.

Todd Marvel continua.

– J’ai des raisons de croire que, dansvotre administration, mes ennemis ont des complices, ou, sinon, descomplaisants, chèrement payés, un rapport de vous renseignerait mesassassins, de façon plus ou moins directe.

– Je n’avais pas pensé à ça, fit Augustenaïvement, c’est entendu, c’est vous qui ferez le rapport, mais…vous me le montrerez ?

– Naturellement, puisque c’est vous quil’adresserez à qui de droit, s’il y a quelque chose qui vousdéplaise, vous le changerez.

– Alors, ça ira comme ça !

Tout en parlant, le milliardaire et son« ange gardien » étaient arrivés en face de la grille dela villa.

Monsieur Auguste salua de nouveau, d’une façonqu’il jugeait à la fois distinguée et gracieuse, comme il saluaitson public, naguère, au caf-conc’, quand les applaudissementsavaient été particulièrement nourris.

Todd Marvel souriait ; il venait d’ouvrirla grille.

– Entrez donc, monsieur Auguste, dit-ilau policier.

« Vous comprenez que nous ne pouvons pasnous séparer comme cela. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour quevous me quittiez.

– C’est que…

– Vous êtes chargé de veiller surmoi ?

– Bien sûr.

– Le meilleur moyen d’y réussir, c’est derester à la villa, vous aurez d’ailleurs toute liberté de me suivrequand je sortirai.

Et comme Auguste paraissait à la fois indéciset stupéfait.

– Vous allez tout bonnement annoncer àvos chefs, que, grâce à des prodiges d’habileté et de diplomatie,vous avez réussi à entrer à mon service, sous un déguisement de… dece que vous voudrez, jardinier, maître d’hôtel, aide decuisine.

– La cuisine, ça me va, je ne dis pas lagrande cuisine, comme vous autres mylords de la haute êtes habituésà en déguster, mais les plats de famille ça me connaît, le ragoûtde mouton, la matelote, le pot-au-feu. Ah ! je vous feraisavourer un de ces pot-au-feu comme vous n’en avez certainementjamais goûté en Amérique !

– Eh bien, c’est entendu, répliqua ToddMarvel qui, depuis bien longtemps, n’avait ri de si bon cœur.

« Vous voilà promu sous-chef.

« Nous verrons ce que vous savezfaire.

Et appelant d’un geste le noir Peter David,qui sortait de l’aile de la villa où se trouvaient lescommuns :

– Peter, fit-il, je te recommande toutspécialement monsieur Auguste, un cuisinier français qui consent ànous accorder sa collaboration pour quelque temps.

« Veille à ce qu’il soit confortablementinstallé.

Puis se tournant vers le policier.

– Venez me trouver à quatre heures,ajouta-t-il à voix basse, si vous voulez remplir de façon efficacela mission dont vous êtes chargé, il faut que nous causionslonguement et il est indispensable que je vous donne tous lesrenseignements possibles sur les ennemis qui s’acharnent aprèsmoi.

Et comme Auguste se retirait, enchanté de latournure que prenaient les événements :

– Encore un mot, s’il vous plaît, dit-ilau policier, nous avons un compte à régler, il est de toute équitéque je vous indemnise de la perte de votre excellente pipe enmerisier.

La face illuminée d’un sourire béat, monsieurAuguste s’attendait à recevoir quelque princière gratification, unbillet de cinq cents francs par exemple, ou peut-être même demille.

Il fut un peu décontenancé lorsqu’il vit ToddMarvel tirer de sa poche un minuscule carnet, dont il déchira unepage après y avoir griffonné quelques mots avec un stylographe.

– Voilà, monsieur Auguste, lui ditgaiement le milliardaire en lui tendant le papier plié en deux,déjeunez de bon appétit et ne manquez pas de venir me voir tantôtcomme c’est convenu.

Todd Marvel avait disparu dans l’intérieur dela villa que l’inspecteur demeurait encore à la même place, sonchèque à la main, littéralement stupéfié de la bonne fortune quilui survenait.

Curieux comme tous les Noirs, Peter David jetaun coup d’œil sur le chèque.

– By Jove ! s’écria-t-il, vingtmille dollars, cela fait une somme, et, avec le change…

– Combien ? demanda Auguste en proieà une émotion qui le faisait tour à tour pâlir et rougir.

– Cela fait, en monnaie française, à peuprès trois cent mille francs[7].

L’énonciation de ce chiffre eut le pouvoird’arracher Auguste à sa stupeur.

Brusquement, il se mit à exécuter une série degambades de la plus haute fantaisie, il lançait sa casquette enl’air et la rattrapait au grand amusement du Noir, enfin il secalma.

– Auguste Poutinard n’est pas un mufle,déclara-t-il solennellement ; sous prétexte que je lui aisauvé la vie, M. Todd Marvel vient d’assurer la tranquillitéde ma vieillesse, je ne me montrerai pas ingrat. Désormais c’est,entre lui et moi, à la vie et à la mort !

« Aujourd’hui même, je donne ma démissionde « la boîte » et je consacre ma vie à défendre monbienfaiteur !

« Je jure de ne le quitter que quand jel’aurai débarrassé de tous ses ennemis !

« On verra de quoi je suiscapable !…

– Après de pareilles émotions,interrompit Peter David, vous devez avoir besoin d’un cordial, quediriez-vous d’une coupe de vieux porto ?

Auguste accepta sans se faire prier et lesdeux nouveaux camarades se dirigèrent bras dessus bras dessous ducôté de l’office.

Todd Marvel venait de gagner à sa cause un amidévoué, qui devait, par la suite, devenir pour lui un puissantauxiliaire.

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