L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE IV – LA PROVIDENCEINTERVIENT

Habitué des bals populaires de San Francisco,Petit Dadd était un danseur de premier ordre. Il n’ignorait riendes danses les plus en vogue dans les cinq parties du monde. MissVirginia, qui, pour sa part, était une danseuse émérite, futvéritablement charmée par la maestria avec laquelle son cavalierexécuta le shimmy, le passionnant tango, le paso-doble, cher auxArgentins, sans oublier le classique cake-walk qui a toujoursconservé la faveur des Noirs.

Entre chaque danse on allait boire des coupesde champagne au buffet, littéralement mis au pillage par lesinvités, et on échangeait mille tendres propos.

Après le second shimmy, Virginia permit à sonadorateur de lui prendre un baiser, qu’elle lui rendit d’ailleursde fort bonne grâce.

Après le tango, elle jura à Dadd un amouréternel.

Jamais de sa vie il n’avait été à pareillefête. Dans la fièvre exquise de cette heure bénie, il eût vouluépouser tout de suite sa chère Virginia. Les deux amoureux,légèrement exaltés par le champagne se mirent à la recherche d’unministre, car il y en avait un à bord ; ils finirent par ledécouvrir, mais le Révérend Jérémias Mormaston – ainsi s’appelaitce digne homme – était beaucoup trop occupé pour prêter la moindreattention à la requête du jeune couple.

Il était pour son propre compte en traind’exécuter des entrechats qui excitaient les applaudissements de lagalerie. Sa partenaire, une robuste mulâtresse, magnifiquementparée d’un corsage jaune et d’une robe lilas, faisait preuve, elleaussi, de la verve la plus remarquable, scandant chaque figure dela danse par de petits cris aigus accompagnés d’un sourire et d’unerévérence.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas se passerdu ministre ? proposa Dadd. Il serait toujours temps d’allerle voir demain.

– Ça ne serait pas très correct, murmuraMiss Virginia, en baissant pudiquement les yeux. Vous n’y songezpas, Mr Daddy ?

– J’y songe très bien, reprit-il avec uneéloquence entraînante. L’essentiel dans le mariage, c’est l’uniondes âmes. Qu’est-ce à côté de cela qu’une vaine formalité. Élevonsnos cœurs vers le Tout-Puissant. Dans sa bonté infinie il nousabsoudra d’une petite irrégularité dont il ne saurait nous garderrancune, lui qui voit la pureté de nos intentions, la sincérité denotre affection.

Il est bon de dire que Dadd avait passéplusieurs années dans une maison de correction et que faute d’unemeilleure distraction, il avait appris par cœur quelques-unes deshomélies qu’un brave homme de ministre venait trois fois parsemaine réciter aux jeunes vauriens pour tâcher d’améliorer leurmoralité.

– Vraiment, murmura la jeune fille ensouriant, je ne sais comment vous répondre. Vous avez une façon depersuader à laquelle il est impossible de résister… Certainement,vous m’êtes très sympathique et j’ai pour vous une sincèreaffection…

– Eh bien, répliqua Dadd avec autorité,qu’est-ce que vous attendez pour me la prouver votreaffection ?

Il avait parlé d’un ton qui ne permettait pasde réplique, en même temps qu’il décochait à travers son monocle unregard impérieux à la petite négresse.

– Je crains que vous ne m’entraîniez dansune mauvaise voie, soupira-t-elle. Pauvres femmes, quels êtresfragiles nous faisons ! Nous sommes sans force devantl’amour.

– C’est comme cela qu’il faut que celasoit, déclara Dadd d’un ton catégorique, c’est le Seigneur qui l’avoulu.

Fascinée par les astucieux arguments de cetamoureux, qui lui était pour ainsi dire tombé du ciel, la tendreVirginia n’opposait presque plus d’objections aux spécieuxraisonnements de son adorateur.

Déjà il l’avait saisie par la taille, et commeun vautour emporte dans ses serres une timide colombe, ilentraînait Virginia vers les cabines situées à l’arrière. Mais laProvidence que Dadd venait de tourner en dérision, veillait sur lavertu de la petite négresse.

Dans la crise d’enthousiasme et d’admirationqui l’avait porté à déclarer sa flamme à Miss Virginia, Daddn’avait oublié qu’un point ; c’est qu’il n’était qu’un nègrede contrebande. La couche de cirage, pourtant d’une marque célèbre,qu’il avait passée sur son visage, n’avait pu tenir longtempscontre la transpiration due à ses prouesses de danseur.

La sueur avait coulé de son front en creusantdes rigoles profondes sur ses joues. Il était hideux.

Tant qu’elle avait été sous le charme desparoles de son vainqueur, Miss Virginia ne l’avait pas vu,au sens réel du mot, mais pendant qu’il l’entraînaitsilencieusement, la lueur d’une puissante lampe à arc éclaira enplein cette figure bariolée.

Miss Virginia poussa un cri de douleur etd’épouvante. On avait pris les plus minutieuses précautions pourque l’équipage et les passagers du Booker Washington nefussent que des Noirs.

Au moment où le navire levait l’ancre lecapitaine avait juré solennellement sur la Bible, qu’il n’y avaitaucun Blanc à bord.

Et Virginia se trouvait en face d’un Blanc quis’était honteusement déguisé pour surprendre les secrets de lacolonie noire, pour séduire lâchement une jeune fille sansdéfense.

Désespérée, les larmes aux yeux, elle appelaau secours. Personne ne lui répondit. Les rugissements du jazz-bandétouffèrent sa voix. Les Noirs, d’ailleurs, depuis le capitainejusqu’au dernier des mousses, étaient tellement absorbés par leurpropre plaisir, qu’ils n’eurent garde d’intervenir.

À la fois indignée et désolée, furieuse contrele misérable qui avait essayé de la séduire, Miss Virginias’enferma dans sa cabine, dont elle poussa les verrous.

Elle avait autant de haine contre Dadd qu’elleavait eu d’amour pour lui quelques minutes auparavant. Ah !elle s’en souviendrait de ce Blanc perfide qui l’avait presquepersuadée que le saint sacrement du mariage étaitinutile !

Une fois seule, Miss Virginia ouvrit la Bibleplacée près du chevet de son lit, dans l’intention d’y chercher uneexcuse, une leçon ou une inspiration.

Elle tomba sur les premières lignes duchapitre trois de la Genèse.

« Or, le serpent était leplus fin de tous les animaux des champs que Dieu avaitfaits. »

– Je remercie Dieu, murmura-t-elle, enjoignant les mains, de ce qu’il m’ait éclairée à temps, et qu’ilm’ait évité une faute dont j’aurais eu du remords jusqu’à la fin demes jours.

« Ce Monsieur Daddy est certainement uneincarnation de l’ennemi du genre humain, d’ailleurs, quand j’yréfléchis, il a vraiment une tête de serpent !…

La pauvre Virginia, dans son innocence, sesentait une part de responsabilité dans les événements qui venaientde se dérouler.

– Je crois vraiment, se dit-elle, quej’ai perdu la tête pendant quelque temps. Ce Mr Daddy était siéloquent, si insinuant. Je n’aurais pas dû avoir la faiblesse de melaisser embrasser par lui et de répondre à ses baisers ; j’ensuis honteuse quand j’y pense…

« J’espère qu’à l’avenir le Tout-Puissantme protégera contre ces tentations.

Tout en se livrant à ces pieuses réflexions,Miss Virginia, qui sans y prendre garde avait au cours de la soiréeabsorbé beaucoup de coupes de champagne, sentit ses yeux sefermer ; elle éprouvait dans ses membres une singulièrepesanteur. Elle n’eût que le temps de se jeter tout habillée surson lit, et bientôt elle tomba dans un profond sommeil.

Dadd pendant ce temps réfléchissait amèrementsur la vicissitude des bonnes fortunes.

– Il y a cinq minutes, disait-il, j’enaurais fait tout ce que j’aurais voulu de cette petite noiraude etmaintenant, va te faire fiche ! elle me déteste ! Voilàce que c’est que les femmes. Il faut être bien fou pour avoirconfiance en elles.

Dadd était profondément mélancolique.Tristement il se dirigea du côté du buffet, d’où les barmen avaienttous disparu pour entrer en danse. Les bouteilles vides, les verrescassés jonchaient le sol comme si les étagères eussent été visitéespar un cyclone. Tristement, Petit Dadd se servit un verre de RyeBourbon whisky et quand il l’eut vidé jusqu’à la dernière goutte,il poussa un cri.

– Je suis un misérable, songea-t-il. Jesuis le dernier des coquins ! je trahis la confiance que ledocteur a mise en moi. Est-ce que je suis ici pour faire la couraux négresses ? À l’heure qu’il est, je devrais être à bord duDesdemona. Il s’agit maintenant de rattraper le tempsperdu.

Sous l’influence du champagne et du whisky,Dadd se sentait envahi par une foule d’idées neuves etoriginales.

– Il faut aller droit au but ; cequ’il y a de plus simple, c’est ce qu’il y a de meilleur.

Sans une minute d’hésitation Dadd se dirigeavers le poste du T. S. F. Il n’y trouva personne. Le Noir qui enétait responsable était en ce moment occupé à faire un vis-à-visdes plus brillants avec le pasteur Jérémias Mormaston, et sescabrioles mettaient en joie l’assistance.

Dadd s’installa devant les appareils et seprit la tête dans les mains comme un homme bien décidé à trouverune inspiration géniale.

– Suis-je bête, se dit-il, leDesdemona a quitté New York en même temps que nous. Il nedoit pas être bien loin. D’ailleurs le relevé de la route parcourueest pointé sur la carte dans la cabine du capitaine… Allons-yd’abord pour connaître la situation du navire…

En sa qualité d’ancien télégraphiste, Daddconnaissait parfaitement la manipulation, d’ailleurs si simple, desappareils de la T. S. F.

– Qu’est-ce que je leur dirais bien pourles faire venir ? se demandait-il en se grattant la tête.

« Bah, je vais leur raconter que lenavire est en train de brûler ; je crois que c’est ce qu’il ya de mieux dans le genre…

Il se mit à manœuvrer fiévreusementl’appareil. À sa grande satisfaction il reçut presque immédiatementune réponse.

« Message reçu par le Desdemona,serons ici dans une heure. Ne perdez pas courage.

TODD MARVEL.

Dadd se frotta les mains.

– Tout va bien ! s’écria-t-il, iln’y a qu’une chose qui m’ennuie. J’ai dit qu’il y avait un incendieà bord. Eh bien ! il faut être logique. Puisque j’ai annoncéqu’il y avait un incendie, il faut qu’il y en ait un.

« Mais je me garderai bien de l’allumeravant que le Desdemona soit à proximité. Je ne tiens pas àêtre grillé tout vif.

« Allons boire un verre au buffet.

Le pont présentait maintenant un spectaclelamentable. La plupart des danseurs et des danseuses tombés sur lecarreau, gisaient dans des poses plus ou moins plastiques. Lejazz-band lui-même ne lançait plus que de faibles beuglements.

Au-dessus de ces désastres, tel Marius assissur les ruines de Carthage, Petit Dadd but philosophiquement ungrog, puis un autre. Il constatait avec plaisir que jamais iln’avait aussi bien possédé son sang-froid et sa lucidité. Ilconsulta sa montre.

– Le Desdemona sera ici dans unquart d’heure, murmura-t-il, il est temps !

Avec un calme parfait, il descendit du côtédes machines, il avait aperçu un tas de chiffons imprégnés degraisse et de pétrole, il y déposa une allumette de cire bienenflammée.

Il se rendit ensuite à l’avant où étaitentassée une provision de câbles et de barils de goudron, et ilrenouvela la même manœuvre sans avoir été vu de personne.

Alors il remonta tranquillement sur le pont.Il était content de lui.

– Il faut tout de même avoir de l’estomacpour accomplir ce que je viens de faire, se dit-il avec orgueil.Si, des fois, le Desdemona n’allait pas venir, ce seraitune sale affaire pour Bibi !…

Dix minutes plus tard le BookerWashington flambait comme un brasier. De la cale, des cabines,et de l’entrepont, des Noirs affolés s’élançaient en poussant descris sinistres.

Le feu était à bord !

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