L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE II – LES FANTÔMES DU PASSÉ

Depuis que l’innocence de sa fille Simone –injustement accusée de l’assassinat de son oncle, M. Baudreuil– avait été victorieusement reconnue, M. Garsonnet étaitdevenu un tout autre homme.

Il n’était plus ni hargneux, nineurasthénique.

Sa misanthropie, son humeur atrabilaireavaient, d’un jour à l’autre, fait place à la plus cordialebienveillance, à un optimisme qui s’étendait à tout ce quil’entourait.

Il entrevoyait pour l’avenir, aux côtés de safille et de son futur gendre, une vieillesse heureuse, allégée detous les soucis qui avaient lourdement pesé jusque-là sur sonexistence.

On eût dit que le bonheur l’avaitmiraculeusement rajeuni.

Sa petite taille s’était redressée, sesregards étaient plus vifs et sa moustache blanche soigneusementfrisée prenait des allures conquérantes.

La villa même s’était complètementtransformée, sous l’active impulsion de Simone, assistée de lafidèle Rosalie.

Les fenêtres, débarrassées de la taiepoussiéreuse qui obstruait leurs vitres, arboraient des rideaux decouleur claire.

Les vieux meubles, avec leurs cuivresreluisants, étaient d’une propreté éblouissante, et, dans toutesles pièces, de grands vases, remplis de fleurs fraîchement coupées,jetaient une note de jeunesse et de gaieté épanouie, dans cetintérieur, naguère si morose.

Ce jour-là, après avoir déjeuné d’excellentappétit, sous une tonnelle du jardin en compagnie de Simone,M. Garsonnet avait regagné son cabinet de travail, situé aupremier.

Pourvue d’un appareil téléphonique, décorée dequelques beaux bronzes, cette pièce avait, comme le reste de lamaison, perdu son aspect mélancolique ; les illustrés du jour,quelques livres nouveaux, s’étalaient sur un guéridon et un rayonde soleil caressait les dorures des vieux volumes dans labibliothèque.

Une fois seul, le vieillard prit dans untiroir de son bureau un dossier assez volumineux et il se plongeadans la lecture des pièces qu’il renfermait et qui paraissaientpuissamment l’intéresser.

Il était tellement absorbé que Rosalie dutfrapper plusieurs fois à la porte du cabinet avant de réussir à sefaire entendre.

Enfin, M. Garsonnet lui cria d’entrerd’un ton plein d’impatience.

– C’est le locataire de la villa, lemilliardaire américain, qui demande à vous voir, dit la jeunefille.

– Très bien, je l’attendais, faites-leentrer immédiatement.

M. Garsonnet referma son dossier et seleva pour aller au devant de Todd Marvel qu’il accueillit de façonbeaucoup plus chaleureuse et beaucoup plus cordiale que lors de sesprécédentes visites.

– Ma fille et moi demeureronséternellement vos obligés, déclara le vieillard d’une voix quel’émotion rendait tremblante, jamais nous ne pourrons nousacquitter envers vous !

– N’exagérons pas, répondit courtoisementle milliardaire, je n’ai fait – dans la mesure de mes moyens – qued’aider à faire reconnaître une chose parfaitement évidente,l’innocence de Mlle Simone.

– N’essayez pas de diminuer le mérite devotre généreuse intervention ! Sans vous, ma pauvre enfantétait victime de la plus épouvantable des erreurs judiciaires.

« Ma seule façon de m’acquitter enversvous est de vous faire connaître – comme j’en ai pris l’engagementd’honneur – tout ce que je sais sur la mystérieuse tragédie quivous préoccupe.

« Je vous l’ai dit, au cours d’une de nosprécédentes conversations, je ne vous apprendrai peut-être pasgrand-chose que vous ne sachiez déjà, mais il se peut qu’un détailauquel je n’ai pas, pour mon compte, attaché d’importance, vousmette sur la voie de la vérité… Quant aux menaces qui m’ont étéadressées…

Todd Marvel et son hôte se regardèrent uninstant les yeux dans les yeux, tous deux agités d’une secrèteangoisse.

– Depuis longtemps, reprit le vieillardaprès un silence, je n’ai reçu aucune nouvelle lettre anonyme.

« Nulle menace, croyez-le bien, nem’empêchera de remplir mon devoir à votre égard, de m’acquitter dece que je regarde comme une dette sacrée.

– Il faudrait que je puisse savoir,murmura le milliardaire pensif, quels liens peuvent exister entreles bandits qui me persécutent – qui, ce matin même ont, par deuxfois, failli me tuer – et l’auteur ou les auteurs du crime.

« Je sens que c’est là le nœud del’énigme.

– Je vais d’abord vous révéler tout ceque je sais.

– Je vous écoute, dit Todd Marvel, enproie à une émotion qu’il essayait vainement de dominer, et necraignez pas de me dire les choses telles qu’elles sont…

– Il y a maintenant plus de vingt ans,lorsque votre père M. Dick Julius Marvel vint en France, lesaffaires de ma famille étaient très embarrassées.

« Mon père, un architecte connu, venaitde mourir, laissant de nombreuses dettes.

« J’avais été tout heureux de trouver unmodeste emploi dans un ministère.

« Mon frère, joueur acharné, avait dûdonner sa démission d’officier de marine et me causait, pour sonavenir, les plus grandes inquiétudes.

« La situation était loin d’êtrebrillante.

« Nous ne possédions pour toute fortuneque les deux villas.

« Celle que vous habitez actuellementétait demeurée inachevée et les fonds nous manquaient pour laterminer.

« L’autre – celle qui fut le théâtre dudrame et dont cette maison, celle où nous nous trouvons en cemoment même occupe l’emplacement – était grevée d’hypothèques etaucun locataire ne se présentait pour l’occuper.

– J’ignorais ces détails, balbutia lemilliardaire.

– J’ai tenu à n’en omettre aucun, parcequ’ils auront certainement pour vous leur importance.

« Mais je continue, repritM. Garsonnet, après avoir rapidement consulté le dossier placédevant lui.

« Au cercle qu’il fréquentait, mon frèrefit la connaissance d’un riche Américain qui, sur parole, luiavança une somme considérable, et l’empêcha de subir la honted’être « affiché ». Cet Américain se nommait NevilRutland.

Todd Marvel, s’était levé, frémissant.

– Nevil Rutland, balbutia-t-il,l’assassin de mon père !

– Du moins, celui qui a toujours passépour tel, reprit M. Garsonnet avec une certaine vivacité.

« Ce fut lui qui me fit connaîtreM. Julius Marvel, qui, précisément, cherchait à louer unevilla dans la banlieue parisienne. Nevil Rutland et votre pèreétaient intimes amis, associés dans diverses affaires et, tous deuxmilliardaires.

« La location de la villa avait été payéed’avance pour un an, mais un mois s’était écoulé qu’elle n’étaitpas encore habitée.

« Ce temps avait été employé à remettretout à neuf, à meubler somptueusement toutes les pièces, à yinstaller le téléphone, un calorifère, des salles de bains, quesais-je ?

« C’est alors que se produisit l’horribledrame, l’inexplicable drame.

Une nuit d’hiver, le feu se déclara dans cettemaison déserte avec une soudaineté, une violence, qui ne permirentpas d’arriver assez à temps pour enrayer les progrès del’incendie.

« Tout le monde croyait la maisoninhabitée, et personne n’eût supposé que le fléau avait pu fairedes victimes.

« Ce ne fut qu’en fouillant lesdécombres, qu’à côté d’ossements carbonisés, on découvrit desbijoux à demi fondus, des fragments d’étoffes, grâce auxquels onput identifier le cadavre de M. Julius Marvel.

« C’est en explorant moi-même, beaucoupplus tard, ces décombres que j’ai trouvé ce médaillon que j’ai ététrop heureux de vous offrir.

D’une pâleur mortelle, le milliardaire setaisait, faisant appel à tout son courage pour avoir la forced’entendre la fin de ces tragiques révélations.

Après une hésitation qui prouvait combien luiétait pénible, à lui-même, la tâche qu’il s’était imposée,M. Garsonnet continua.

– Le plus extraordinaire, c’est queM. Julius Marvel, le mois précédent, avait réalisé une moitiéde son immense fortune.

« Dans quel but ?

« On a parlé de deux milliards.

– Et je sais qu’on n’a pas retrouvé lamoindre trace de ces valeurs.

– Ce que vous ignorez peut-être, c’estque l’assassin présumé, Nevil Rutland, avait, luiaussi, réalisé la majeure partie de son avoir,une somme presque égale.

« L’enquête, menée avec la plus grandediscrétion, à cause des personnalités mises en cause, a établi quele meurtrier n’avait aucun embarras d’argent.

« De plus, il était généralementestimé.

« Tous ceux qui le connaissaient ontrefusé de croire à sa culpabilité.

« Très gai, très loyal, très généreux, ilne se connaissait pas d’ennemis.

– Pas plus que mon père, murmuramélancoliquement Todd Marvel.

« Plus j’avance dans mon enquête, plustout ce qui se rattache à cette affaire me semble illogique etincompréhensible !

« Mais, somme toute, a-t-on des preuvesde la culpabilité de Nevil Rutland ?

– Des preuves accablantes, réponditM. Garsonnet avec un peu d’hésitation, on retrouva dans lesdécombres un revolver dont la crosse de nacre portait les initialesN. R. et que ses domestiques reconnurent pour avoir appartenuà Nevil Rutland.

« Enfin sa fuite, sa disparition,aussitôt le crime commis, la précaution qu’il avait prise deréaliser la plus grande partie de sa fortune, ce sont là descharges terribles !

– Cependant, objecta Todd Marvel, cédantà son habitude de la logique, la victime avait pris cette mêmeprécaution ?

– C’est là justement que gît le mystère,mais il y a encore d’autres preuves convaincantes.

« Les employés de la gare deVille-d’Avray ont parfaitement reconnu à son signalement NevilRutland qui est arrivé de Paris par un des trains du soir et quiest reparti, par la même gare, vers minuit au moment même où lamaison était en flammes.

« Enfin un homme de peine a trouvé sur lequai de la gare, un bouton de manchette en platine, aux initialesdu meurtrier et encore souillé de sang.

« Il en a été du bouton de manchettecomme du revolver, les domestiques de Rutland l’ont parfaitementreconnu comme appartenant à leur maître.

« Ce n’est pas tout, un maraîcher qui serendait aux halles a vu un malfaiteur escalader la grille de lavilla.

« Je n’ai pas voulu intervenir, a déclaréle témoin. Je n’avais pas d’armes, je craignais que les malfaiteursne fussent en nombre et d’ailleurs j’étais en retard ; dansune occasion pareille, le plus sage est souvent de passer sonchemin ».

« Pourtant je me rappelle parfaitementque le cambrioleur – il faisait très froid cette nuit-là – étaitvêtu d’un superbe pardessus de fourrure, coiffé d’un feutre gris etportait des gants de couleur rougeâtre ».

« Ces détails de costume correspondaientexactement au signalement fourni par les domestiques dumeurtrier.

« Il me semble qu’après de pareillespreuves…

– Je vous étonnerai peut-être,interrompit brusquement Todd Marvel, en vous disant que, moi, jesuis de moins en moins convaincu de la culpabilité de Rutland.

Après l’émotion qu’il avait éprouvée, au débutdes révélations de M. Garsonnet, le milliardaire redevenaitdétective.

Son instinct de logicien le poussait à lacontradiction, et, comme son interlocuteur le regardait avec uneréelle surprise :

– Précisément, continua-t-il, c’est parceque je me trouve en présence de trop de preuves que je suis troublédans la conviction que je m’étais faite, tout d’abord, d’aprèsvous.

« On dirait que le criminel a accumulé,comme à plaisir, tous les gestes, tous les actes qui pouvaientprouver qu’il était coupable.

« Rien n’y manque, même pas le classiquebouton de manchette perdu par le meurtrier.

« J’ai trop l’habitude de ces sortesd’affaires, pour ne pas être mis en défiance par cette série detémoignages, tous favorables à la thèse de l’accusation.

« Tous les renseignements que j’airecueillis sur Nevil Rutland me le montrent comme un homme trèsintelligent, et s’il avait commis un crime, je ne crois pas qu’ileût agi aussi maladroitement.

– J’ai longtemps partagé cette façon devoir, répliqua le vieillard d’un ton grave ; à cause duservice rendu à mon frère, j’estimais Rutland et j’aurais voulu letrouver innocent.

« Malheureusement…

– Il y a dans tout ceci, interrompit lemilliardaire, dont le front se barrait de rides sous l’effort de laréflexion, un fait qui n’est pas clair.

« Est-il absolument certain que le corpstrouvé dans les ruines fût celui de mon père ?

– Là-dessus, il n’y a aucun doute àconserver.

« En sortant de chez lui – il habitait unhôtel des Champs-Élysées – M. Julius Marvel avait eu soin dedire à ses domestiques, qu’il se rendait à Ville-d’Avray,qu’il y avait rendez-vous avec son ami Rutland et qu’ilrentrerait sans doute très tard.

– Je ne comprends plus. Une rencontreentre ces deux hommes, en pleine campagne dans une maison déserte,ne s’expliquerait que d’une seule façon, par un duel à mort entreeux.

– Vous avez peut-être raison, balbutiaM. Garsonnet, dont les hésitations devenaient plus marquées àmesure qu’il approchait de la fin de son récit.

« Un détail que j’allais oublier :deux jours après le crime, le juge d’instruction chargé del’enquête reçut une lettre anonyme, datée de Douvres, par laquelleon lui annonçait que l’assassin, muni de faux papiers, avait réussià gagner l’Angleterre par Boulogne et qu’il se trouvait à Douvres,où il attendait le départ d’un paquebot pour l’Amérique.

« Des dépêches furent expédiées àBoulogne et à Douvres, on trouva bien sur le registre de police dedivers hôtels le faux nom sous lequel, d’après les indications dela lettre anonyme, devait se cacher le meurtrier, mais toutes lesrecherches faites pour le découvrir demeurèrent sans résultat.

« Nevil Rutland et l’énorme capital dontil était porteur – près de quatre milliards, si l’on totalise lessommes réalisées le mois précédent par l’assassin et sa victime –avaient disparu, sans laisser de traces, comme s’ils se fussentévanouis en fumée !

« On n’a jamais su ce qu’était devenuRutland.

« C’est en vain que l’argent a étédépensé à profusion, que des primes considérables ont été offertes,que les plus habiles détectives du monde entier ont été lancés surla piste du meurtrier.

« Le résultat a été complètementnégatif.

« Le mystère demeure entier.

« On n’a rien découvert, rien, absolumentrien !

– Il est évident que la lettre anonyme,qui indiquait si soigneusement le faux nom pris par l’assassin, etles ports où il s’était embarqué, avait été écrite par lui, pourdépister les recherches.

– Cela ne me paraît pas douteux.

Todd Marvel s’était levé et arpentait de longen large le cabinet de travail, en proie à une agitationfébrile.

– Il y a certainement dans cette affaire,murmura-t-il à demi-voix, comme se parlant à lui-même, des élémentsdont l’enquête n’a pas tenu compte.

« Il est impossible que les choses sesoient passées comme on le raconte !

« J’ai la sensation très nette qu’un ouplusieurs complices, assez habiles pour n’éveiller aucun soupçonont, tout en demeurant prudemment dans l’ombre, tenu dans leursmains tous les fils de l’intrigue de cette terribletragédie !

Le milliardaire se tourna versM. Garsonnet, dont l’attitude embarrassée montrait clairementavec quel soulagement il verrait arriver la fin de l’entrevue.

– Vous avez parlé de milliards, luidemanda-t-il, n’a-t-on pas exagéré ?

« On m’a dit à moi que les sommesdisparues n’étaient pas aussi considérables.

– Ceux qui vous ont dit cela avaient unintérêt quelconque à vous tromper.

« Les chiffres que je vous ai donnés sontrigoureusement exacts, je les tiens du juge d’instruction et j’aieu sous les yeux le bordereau des valeurs disparues.

– Est-ce là tout ce que vous savez ?demanda Todd Marvel, impérieusement, car, derrière l’apparentefranchise de M. Garsonnet, il avait cru deviner certainesréticences.

– C’est à peu près tout, répliqua levieillard très gêné de cette mise en demeure catégorique, il y acependant quelques détails dont j’aimerais mieux ne pas vousparler, si vous les connaissez déjà.

– Vous faites sans doute allusion à cequi concerne ma mère, Mrs Alicia Marvel ? murmura lemilliardaire, non sans émotion.

M. Garsonnet hocha la têteaffirmativement.

– Je n’avais que dix ans à l’époque dudrame et je ne me rappelle de ma mère que très vaguement, repritTodd Marvel, dont la voix s’était altérée et dont les traitsexprimaient une profonde tristesse.

« Tout ce que je sais, c’est qu’enapprenant le crime qui avait causé la mort de mon père, elle perditla raison.

« Le soin de sa guérison – si toutefoisune guérison était possible – fut confié à un ami de mon père, unjeune aliéniste américain de grand savoir.

« Elle demeura quelque temps dans unchâteau situé en Bretagne et où la famille l’avait installée, puiselle disparut.

« On suppose qu’elle se noya dans l’étangqui se trouvait au centre de la propriété.

« Quant au médecin, il quitta le pays peude temps après la disparition de sa cliente et depuis, ni enAmérique ni en Europe, personne n’a jamais eu de ses nouvelles…

– L’énigme, d’un bout à l’autre, estindéchiffrable.

« Je n’ai rien à ajouter auxrenseignements que vous possédez.

Todd Marvel regarda son interlocuteur bien enface, à l’expression contrainte de sa physionomie, il devinait quecelui-ci ne lui disait pas toute la vérité.

– Vous me cachez quelque chose, monsieurGarsonnet ? lui dit-il presque sévèrement.

– C’est vrai, balbutia le vieillardéperdu, incapable de dissimuler plus longtemps, mais c’est unechose que je ne puis pas vous dire, qu’il vaut mieux que vous nesachiez pas !…

– Et pourquoi ?

– Cela vous irriterait et vousaffligerait, et cela ne vous avancerait pas à grand-chose dansvotre enquête.

« Non vraiment, je ne puis pas…

« C’est plus fort que moi…

– Vous vous êtes engagé d’honneur à ne merien cacher, reprit gravement le milliardaire.

« Parlez.

« Je suis prêt à tout entendre !

– Même s’il s’agit d’un fait injurieuxpour la mémoire de votre mère ?

« Vous ne me pardonneriez jamais de vousavoir dit cela !

– Une injure à la mémoire de ma mère nepeut être qu’une calomnie, répondit Todd Marvel, avec une dignitéet une simplicité qui firent impression sur le vieuxbureaucrate.

« Parlez. Je vous écoute.

– Au cours de l’enquête, réponditM. Garsonnet, d’une voix basse et tremblante, on découvritdans les papiers de Nevil Rutland, une lettre par laquelleMrs Alicia lui donnait rendez-vous dans la maison deVille-d’Avray, à l’heure même où le crime a été commis…

Todd Marvel était devenu livide.

– C’est une infamie ! balbutia-t-ild’une voix étranglée. Ça ne peut pas être vrai !…

« Taisez-vous, je ne veux pas en entendredavantage !

Son interlocuteur, sincèrement apitoyé, leregardait en hochant la tête.

– Je vous avais prévenu, lui dit-ildoucement, vous m’avez forcé à vous dire la vérité.

« Je regrette maintenant d’avoirparlé.

Mais déjà Todd Marvel s’était ressaisi.

– La vérité, si cruelle qu’elle soit, estpréférable à l’incertitude ! s’écria-t-il farouchement.

« Laissez-moi vous faire encore unequestion, puisque j’ai entrepris d’élucider cet effroyable mystère,j’irai jusqu’au bout !

« Ma mère est-elle allée à cerendez-vous ?

« Aurait-elle assisté au crime ?

« En aurait-elle été complice ?

« Il faut que je sache tout !…

– Vous allez trop loin, répondit levieillard, qui, depuis qu’il avait été jusqu’au bout de sesrévélations, avait recouvré tout son calme.

« Mrs Alicia a passé toute cettenuit tragique en son hôtel des Champs-Élysées.

« Elle n’est pas sortie de lasoirée ; de nombreux témoins l’ont attesté.

Todd Marvel se sentit allégé d’un poidsénorme.

– Vous voyez bien ! s’écria-t-il, cen’est pas elle qui avait écrit la lettre. J’en suis sûr !

Maintenant, le milliardaire demeuraitsilencieux. Le corps ployé en deux, les poings aux tempes, il étaitplongé dans un abîme de réflexions. Cinq longues minutess’écoulèrent sans qu’il prononçât une parole.

M. Garsonnet, que cette attitudeinquiétait déjà, fut le premier à renouer l’entretien.

– J’ai oublié, dit-il, un fait trèsimportant et que je n’ai connu, d’ailleurs, que longtemps après laclôture de l’enquête officielle.

« Des gens du pays, des personnes dignesde foi, m’ont affirmé avoir vu une auto stationner une partie de lasoirée dans un chemin creux à quelque distance de la maison ducrime, et cette auto n’est repartie – d’ailleurs à une vitessefolle – que lorsque le feu commençait à flamber de façon à nepouvoir être éteint.

– Pourquoi donc, demanda Todd Marvel avecimpatience, les témoins dont vous me parlez n’ont-ils pas été faireleur déposition, au magistrat enquêteur ?

M. Garsonnet eut un faible sourire.

– Les gens de la campagne, expliqua-t-il,et même ceux de la banlieue, ont une peur effroyable de lajustice.

« L’idée d’aller perdre à Paris unejournée ou deux, d’être torturés par les questions captieuses d’unjuge d’instruction – si malin qu’il fait parfois avouer auxgens des crimes qu’ils n’ont pas commis – ne leur souritd’aucune manière, surtout quand il s’agit d’une affaire qui ne lesregarde pas, où leur intérêt direct n’est pas en jeu.

« J’ajoute que dans le cas qui nousoccupe, le coupable était découvert, l’affaire parfaitement netteaux yeux de la justice. Pourquoi auraient-ils essayé de compliquerles choses, en apportant un témoignage, à leurs yeux dénué de touteimportance, parfaitement oiseux…

M. Garsonnet s’interrompit brusquement,la sonnerie du téléphone placé sur le bureau se faisaitentendre.

– Vous permettez ? dit-ilcourtoisement au milliardaire.

« Une seconde et je suis à vous.

Il avait déjà saisi le récepteur et criaitdans le cornet d’ébonite.

– Allô ! Allô ! IciM. Garsonnet… qui êtes-vous ?

Ce fut tout ce que Todd Marvel entendit de lacommunication.

Les récepteurs collés aux oreilles, le vieuxbureaucrate, écoutait avec une intensité d’attention quiressemblait à de l’anxiété, mais, bientôt, une expressiond’épouvante se refléta dans ses yeux ternes, contracta sa faceamaigrie ; ses mains, aussi sèches que celles d’une momiefurent agitées d’un tremblement.

Tout à coup, il jeta un cri pareil à un râle,en lâchant les récepteurs qui retombèrent bruyamment sur lebureau ; ses bras battirent l’air dans un geste d’agonie et ils’affala comme une masse inerte, évanoui, peut-être mort, sur lespaperasses placées en face de lui.

Le cœur serré par l’angoisse, Todd Marvel dontl’esprit intuitif avait deviné une part de la vérité, s’étaitélancé vers le téléphone et s’en était emparé.

Il eut beau écouter, rappeler, le mystérieuxcorrespondant de M. Garsonnet ayant sans doute compris que sacommunication avait eu sur le vieillard tout l’effet qu’il enattendait, s’était empressé de raccrocher le récepteur.

Quelques secondes avaient suffi aumilliardaire pour s’en apercevoir.

Il se reprochait déjà, comme un acte d’unmonstrueux égoïsme, de n’avoir pas tout d’abord volé au secours duvieillard, et ce fut avec une profonde satisfaction qu’il constataque celui-ci était simplement évanoui.

Todd Marvel approcha des narines du malade leflacon de lavender-salts qui ne le quittait jamais, et, l’énergiquerévulsif eut pour effet immédiat de ranimer M. Garsonnet.

Il ouvrit les yeux mais en reconnaissant ToddMarvel, il les referma presque aussitôt avec la même expressiond’épouvante qu’il avait eue avant de perdre connaissance.

Le milliardaire qui s’expliquait le secret decette subite répulsion, que le vieux bureaucrate semblait éprouverpour lui, s’empressa de sonner, d’appeler.

Simone et la fidèle Rosalie accoururent.

En quelques mots, elles furent mises aucourant du tragique incident.

Elles transportèrent le vieillard dans sachambre à coucher, retendirent sur son lit et lui prodiguèrent tousles soins usités en pareil cas.

Douloureusement affecté, Todd Marvel étaitdemeuré dans le cabinet de travail. Simone ne tarda pas à venir l’yrejoindre ; elle paraissait très calme, très rassurée, presquesouriante.

Son visage, aux traits réguliers, mais, aupremier aspect, un peu quelconques, malgré les bandeaux d’uneopulente chevelure d’un blond pâle qui l’encadraient, apparaissaiten ce moment comme illuminé par une énergie passionnée.

Simone dans cette minute n’était plus« insignifiante » comme l’avait dit son avocat, elleétait admirablement belle.

Ses yeux couleur d’azur de la nuance pâlie desfleurs du lin, brillaient d’un généreux enthousiasme.

Elle semblait transfigurée.

– J’ai craint un instant, dit-elle, quemon père n’eût été frappé d’une attaque d’apoplexie, il n’en estrien heureusement. Il s’agit d’une simple syncope et maintenant ilva tout à fait bien.

– Vous me délivrez d’un remords.

« Je suis sûr que je suis pour beaucoupde raisons, la cause de cette subite indisposition ?

– Vous ne vous trompez pas, murmura lajeune fille à voix basse, d’une voix à peine perceptible, àl’oreille du milliardaire…

« Vos ennemis – nos ennemis communs –qui, peut-être – je ne sais comment – ont surpris une partie devotre conversation, ont fait à mon père de telles menaces qu’il nevous dira, sans doute, plus rien… Il faut croire que c’étaitterrible puisqu’il s’est évanoui.

« Il vous a, d’ailleurs, appris tout cequ’il savait, ajouta-t-elle après un moment de silence.

– Je ne sais pas trop, répondit lemilliardaire, parlant lui aussi tout bas.

« Il hésitait…

« Il avait commencé une phrase qu’il n’apu terminer…

Simone mit un doigt sur ses lèvres ; elleentraîna rapidement le milliardaire hors de la pièce.

Ils descendirent, sortirent de la villa. D’ungeste plein d’autorité, elle lui avait pris le bras, elle leconduisit jusqu’au fond du jardin, sous un bosquet de sureaux et desorbiers, complètement isolé et où nul ne pouvait les entendre.

– On cherche à intimider mon père,dit-elle, non sans avoir inspecté les alentours avec méfiance, vousavez affaire à des adversaires redoutables qui en veulent à votrevie.

« Ils connaissent heure par heure toutesvos démarches.

– Je le sais, mais je ne voudrais que,pour rien au monde, il vous arrivât malheur, à vous ou à votrepère, parce que vous avez essayé de m’être utiles.

« Ne vous occupez pas de moi.

« Je suis de taille à me défendre.

– Je n’abandonnerai votre cause d’aucunefaçon, s’écria Simone avec une vivacité et une chaleur dont lemilliardaire fut profondément touché.

« Vous m’avez arraché au déshonneur etpeut-être à l’échafaud.

« Je suis toute à vous, quels que soientles ennemis qui vous menacent.

– Vous ne pouvez malheureusement pasgrand-chose, murmura le milliardaire, en prenant avec émotion lamain de la jeune fille.

– Plus que vous ne croyez.

« Mon père, autrefois, nous a tellementparlé de cette affaire qui était pour lui une sorte de cauchemar –et qu’il croyait bien oubliée – que je puis, peut-être, compléterles renseignements qu’il vous a donnés.

Todd Marvel regardait la vaillante jeune filleavec admiration.

– Quel dommage, grommela-t-il, que vousne soyez pas américaine.

– Ça ne fait rien, reprit-elle ensouriant, les Américaines sont très bien, mais il faut tout de mêmetenir un peu compte des Françaises…

Le milliardaire s’inclina avec un salut dehaut style.

– J’ai hâte d’en finir, reprit Simone enjetant un regard anxieux du côté de la villa, il me tarde derejoindre mon père.

« Nos ennemis communs lui ont adressé detelles menaces qu’il a perdu connaissance, et, j’ai des raisons decroire – d’après les quelques mots qu’il a balbutiés en seréveillant – que ces menaces s’adressaient spécialement à moi.

– Je ne comprends plus.

– Vous allez comprendre, on sait que monpère, arrivé au seuil de la vieillesse, désenchanté de la vie, netient plus à grand-chose – sauf à sa fille.

« C’est par l’intense désir de me savoirheureuse avant de disparaître qu’il est encore vivant.

« Un de vos grands poètes américainsn’a-t-il pas dit : « Nous ne succombons à la mort quepar l’infirmité de notre pauvre volonté. »

– Vous connaissez Edgar Poe ?demanda Todd Marvel avec une certaine surprise.

– Comme tout le monde, il y en a destraductions à dix sous ; nous avons en France tous les défautsque l’on voudra, mais nous aimons la belle littérature, à quelquepays qu’elle appartienne.

Todd Marvel, tout à fait charmé, écoutait lajeune fille avec un véritable ravissement.

– Revenons aux choses sérieuses,reprit-elle – et ses regards se tournaient anxieusement vers lesfenêtres de la villa – ce que mon père n’a pas eu le temps de vousdire, ce qu’il n’osera peut-être plus maintenant jamais vous dire,c’est que la personne qui détient une partie du grandsecret est l’ancienne femme de chambre de Mrs AliciaMarvel.

– Elle se nomme ? demanda ToddMarvel, pantelant d’angoisse et de curiosité.

– Mme Justine Huvon.

« Voici son adresse à Saint-Mandé, rue duLac, 207, c’est en bordure du bois…

« Je vous quitte. Vous savez l’essentiel,au moins tout ce que je connais.

Avant que Todd Marvel eût eu le temps de luiposer d’autres questions, Simone avait disparu.

Le milliardaire rentra lentement chez lui, ilse trouvait en présence d’une énigme plus complexe que toutescelles qu’il lui avait été donné de résoudre.

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