L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE II – UNE AMIE DES ANIMAUX

Todd Marvel avait fait halte en face d’unegrille aux lances dorées que décoraient agréablement des festons delierre et de chèvrefeuille.

La maison de médiocre dimension et d’aspecttrès gai, avec sa façade blanche et ses volets verts, étaitprécédée d’un jardin assez vaste, dont les plates bandes garnies defleurs étaient séparées par des allées soigneusement sablées,bordées de buis verdoyants.

Le milliardaire sonna.

Une bonne d’aspect souriant et propret,presque coquette, malgré ses cinquante ans bien sonnés, accourut autintement de la sonnette et fit entrer le visiteur dans lejardin.

– Monsieur désire ?

– Je serais heureux d’être reçu parMme Huvon.

– Si Monsieur veut me donner son nom.

– Mon nom n’apprendrait rien à votremaîtresse, répondit le milliardaire, qui comptait beaucoup sur lasurprise que sa visite produirait, pour faire parler l’anciennefemme de chambre de Mrs Alicia.

– Vous venez peut-être de la part de laSociété des Amis des Animaux ?

– Non, pas du tout, il s’agit d’unecommunication toute personnelle.

La vieille bonne eut un instantd’hésitation ; elle examina Todd Marvel de la tête aux pieds,comme pour se demander, s’il était prudent de faire entrer dans lamaison un visiteur aussi mystérieux.

La parfaite correction du milliardaire, ladistinction de son allure triomphèrent des scrupules de la fidèleservante.

– Ce monsieur n’a pas l’air d’unmalfaiteur, se dit-elle. Ce doit être le président d’une de cessociétés, en faveur des bêtes dont madame fait partie.

Et elle ajouta à haute voix.

– Si Monsieur veut bien prendre la peinede me suivre…

« Madame est occupée pour le moment, maisje crois qu’elle n’en a pas pour bien longtemps.

Todd Marvel acquiesça d’un signe de tête etsuivit la vieille femme qui marchait beaucoup plus lentement que nel’eût fait supposer sa vivacité de gestes et d’allure.

Le milliardaire ne tarda pas à comprendre laraison de cette prudente lenteur.

En dépit de sa modeste étendue, ce jardin luiapparut comme une véritable succursale du paradis terrestre. Desanimaux de toute espèce y prenaient leurs ébats, avec la liberté demouvement que donne une longue sécurité.

Des tortues déambulaient gravement par lesallées, des hérissons couraient dans les plates-bandes et de grandslézards verts faisaient aux insectes une chasse des plus actives aubord des massifs.

Todd Marvel vit même un gros crapaud auxprunelles couleur d’or qui sautelait dans les joncs d’une petitepièce d’eau.

Dans le feuillage des pruniers et descerisiers, des merles, des grives, des chardonnerets et de superbesramiers étaient perchés indolemment et se dérangeaient à peine aupassage du visiteur.

D’un coup d’aile nonchalant, ils s’élevaient àune faible hauteur pour aller s’abattre un peu plus loin.

Aucun des animaux de ce jardin ne manifestaitla moindre crainte.

Sur un banc de pierre à côté de la maison, unedizaine de chats de toutes les races et de toutes les couleurs, laplupart vieux et fatigués, se chauffaient placidement ausoleil.

Ils étaient d’une extraordinaire diversité,Todd Marvel reconnut à côté du chat sans queue de l’île de Man, lesangoras à longs poils soyeux de la Turquie d’Asie, les chats dePerse aux reflets bleuâtres, les chats de Siam d’une délicatenuance café au lait. Un peu plus loin, un groupe de vieux chiens,décrépits et souffreteux, faisaient cercle autour d’une vaste jatteremplie de soupe et absorbaient mélancoliquement leur pâture.

– Madame adore les bêtes, expliqua labonne avec un sourire indulgent. C’est à ça que passe presque toutson argent.

– Elle est donc riche ? demanda ToddMarvel.

– Dame, il faut bien croire, réponditsèchement la vieille reprise de méfiance.

« Si vous voulez entrer dans le salon,vous verrez Madame d’ici dix minutes.

Le milliardaire fut introduit dans une petitepièce, meublée avec une élégance bourgeoise et dont le principalornement était une grande volière dorée, placée sur un guéridon etremplie de toutes sortes d’oiseaux : serins hollandais,perruches, veuves du Malabar, loriots bleus, sénégalis.

Tous faisaient un vacarme assourdissant,quelques-uns, pour éviter les batailles à coups de bec entre cesprécieux pensionnaires, occupaient des compartiments séparés.

Demeuré seul, Todd Marvel se complut àregarder les jeux de ces jolis oiseaux qu’il connaissait presquetous, pour les avoir déjà admirés, en pleine liberté dans lesforêts vierges du Nouveau Monde.

Dans la pièce voisine, à travers la porte decommunication, il entendait le bruit d’une conversation animée.

De temps en temps, le murmure des voixdevenait très fort, puis s’apaisait brusquement et le milliardairequi, ce jour-là, avait oublié de se munir du puissant microphonequ’il portait habituellement, n’arrivait à distinguer le sensprécis d’aucune phrase.

Cependant un secret instinct lui disait que laconversation qui avait lieu dans la pièce voisine était importanteet qu’il y était plus ou moins directement intéressé lui-même.

Brusquement, la porte s’ouvrit ; unevieille Romanichelle, vêtue d’oripeaux de couleur voyante, la têteenveloppée d’un foulard de soie rouge, traversa la pièce en coup devent.

Il sembla à Todd Marvel que cette horriblesorcière, au nez crochu, au menton de galoche, au teint recuit etcomme tanné par le soleil, ne lui était pas inconnue.

– Où donc ai-je pu voir cette affreusevieille ? se demanda-t-il, en faisant un violent effort demémoire. Je suis sûr que je l’ai rencontrée quelque part, mais où,en quel endroit ?

« La preuve que je ne me trompe pas,c’est que la gitane, en passant, m’a dévisagé de ses prunellesaiguës avec une bizarre attention et il me semble qu’elle a répriméun geste de surprise en me reconnaissant…

Le milliardaire était encore entièrementdominé par cette préoccupation lorsque la bonne vint lui annoncerque Mme Huvon était prête à le recevoir.

Todd Marvel fut introduit dans une pièce plusvaste et plus luxueusement meublée que le salon d’attente. Àcertains détails, il comprit que c’était là queMme Huvon se tenait de préférence ; desjournaux illustrés traînaient sur les meubles et dans un coin sonregard perçant remarqua un paquet de ces tarots illustrés degravures bizarrement symboliques dont les bohémiens se servent pourdire la bonne ferte.

Mme Huvon, souriante étaitvenue à sa rencontre.

Il eut la surprise de constater que saphysionomie et sa personne ne répondaient en rien à l’idée qu’ils’en était faite par avance. Il s’était imaginé quelque type desoubrette sournoise et vicieuse, il voyait devant lui unequadragénaire calme et grave, toute vêtue de noir mais encorefraîche et souriante et dont la physionomie, un peu naïve, n’étaitnullement antipathique.

– Monsieur, commença-t-elle, sans avoirregardé le visiteur avec attention, vous venez sans doute au nomd’une société…

Elle s’interrompit brusquement au milieu de saphrase et ses traits exprimèrent une indicible terreur.

Todd Marvel ressemblait beaucoup à son père,et, en le considérant plus attentivement, Justine Huvon avait cruse trouver en face du milliardaire disparu.

– Les morts sortent-ils donc de leurtombeau ! balbutia-t-elle en claquant des dents.

– Je ne suis pas une apparitiond’outre-tombe, répondit-il gravement, je suis Todd Marvel, le filsde Dick Julius Marvel.

L’ancienne femme de chambre de Mrs Aliciase tordait les mains avec désespoir, et sa physionomie reflétaitune profonde consternation.

– Que voulez-vous que je vous dise ?répétait-elle, je ne sais rien… rien du tout…

– Si cela était vrai, reprit lemilliardaire avec sévérité, ma visite ne devrait vous causer aucuneémotion.

« Vous avez été au service de ma mère, etje sais qu’elle a toujours agi envers vous de la façon la plusgénéreuse.

Le visage de Justine Huvon était devenu d’unepâleur mortelle.

– Je ne sais rien, je ne puis rien dire,répéta-t-elle avec obstination, mais, cette fois, d’une voix àpeine distincte.

Elle ajouta haletante d’émotion :

– Je savais bien qu’il m’arriveraitmalheur ! La prédiction de la bohémienne est en train de seréaliser ! Il n’y a pas cinq minutes, cette femme m’a préditque j’allais courir un grand danger, que ma vie était en péril etque je n’échapperai au danger qui me menaçait qu’en ne répondant àaucune des questions qui me seraient posées. Un mot de vous, m’adit cette femme, peut être la cause de votre mort… Les puissancesinfernales sont liguées contre vous. »

Cette phrase fut pour Todd Marvel un trait delumière.

Soudainement, il eut la certitude que laphysionomie de la gitane en haillons, qu’il se figurait avoir déjàvue et qu’il n’avait pu identifier du premier coup, ne pouvait êtreque celle de Petit Dadd, dont il connaissait l’habileté à sedéguiser.

Il était clair que Klaus Kristian, dont lediabolique génie ne négligeait aucun détail, avait prévu la visitedu milliardaire à l’ancienne camériste que, sans nul doute, iln’avait pas cessé de surveiller.

La crédulité superstitieuse de Justine Huvonlui avait fourni un moyen facile d’empêcher de sa part touterévélation compromettante.

Ces réflexions qu’il venait de faire et quilui montraient de quelle importance pouvaient être pour lui lesaveux ou les confidences de l’ancienne femme de chambre,fortifièrent Todd Marvel dans la résolution qu’il avait prise de lafaire parler à tout prix.

– Madame, reprit-il avec fermeté, vousn’avez aucun danger à courir en me disant la vérité, mais, cettevérité, je veux la connaître d’un bout à l’autre, quellequ’elle soit !

Et comme Justine Huvon, plus morte que vive,continuait à garder le silence.

– Je suis résolu, continua-t-il, à mettreen œuvre tous les moyens possibles pour obtenir de vous larévélation des faits qui ont pour moi une importance vitale. Si jedois recourir à la justice, je n’hésiterai pas à le faire, etcroyez-le, vous n’aurez rien à y gagner.

« Je suis déjà, d’ailleurs, en grandepartie, renseigné sur vos agissements. Je sais que des faux ont étécommis, que des lettres signées de Mrs Alicia, et, danslesquelles sa signature avait été habilement imitée, ont étéécrites…

Cette phrase que Todd Marvel avait prononcéeun peu au hasard, puisque les faits qu’il alléguait ne reposaient,somme toute pour lui, que sur des hypothèses, eut un effetinattendu sur son interlocutrice.

Elle poussa un profond soupir, sa tête serenversa en arrière, ses paupières se fermèrent et elles’évanouit.

Un moment surpris, le milliardaire, qui jugeainutile d’appeler la bonne, s’empressa de faire respirer des sels àla malade.

Il comprenait de quelle importance, il étaitpour lui de profiter du désordre et de la surprise où elle setrouvait.

– Pour qu’une simple phrase de moi ait euun résultat si foudroyant, se disait-il, il faut que j’aie devinéjuste. Cette femme a été certainement complice du crime.

« Peut-être n’a-t-elle joué dans le dramequ’un rôle secondaire, n’est-elle qu’une simple comparse ;mais elle connaît tout !

Mme Huvon, ranimée parl’action énergique du révulsif, venait d’ouvrir les yeux, mais elleles referma presque aussitôt, à la vue du milliardaire assis à sescôtés. Celui-ci comprit qu’il fallait à tout prix la rassurer.

– N’ayez aucune crainte, lui dit-ildoucement. Je vous donne ma parole de gentleman de ne vous nuire enaucune façon pourvu que vous fassiez preuve d’une entièrefranchise.

« Ce n’est pas à vous que j’en veux.

« Je sais que vous n’avez été coupableque de faiblesse et de légèreté.

« Vous avez cédé à la tentation sans vousrendre compte de la gravité de vos actes et des conséquences qu’ilspouvaient avoir. N’est-ce pas cela ?

Et sans attendre la réponse de soninterlocutrice qui revenait lentement à elle.

– Je vous promets un pardon entier, unoubli complet du passé, mais c’est à condition que vous ne mecachiez rien.

« Vous avez dû vous rendre compted’ailleurs qu’il ne me reste pas grand-chose à apprendre.

L’ex-camériste était vaincue, elle avait perdutoute velléité de résistance.

– Je vous dirai tout ce que je sais,murmura-t-elle en baissant la tête, mais jurez-moi que vous nechercherez pas à m’inquiéter. J’ai, hélas, bien des reproches àm’adresser…

– Ne vous ai-je pas donné, ma parole degentleman, répondit Todd Marvel d’un ton grave. Au cours de monexistence, il ne m’est jamais arrivé d’y manquer.

« Je vous écoute, Madame.

Après s’être recueillie quelques instants,Justine Huvon commença d’une voix mal assurée le récit siimpatiemment attendu par le milliardaire, mais que la confusion etla honte qu’elle ressentait lui firent interrompre à plusieursreprises.

– Je suis restée six mois au service deMrs Alicia, dit-elle en rougissant, j’étais entrée chez elle,munie d’excellents certificats, et, pendant tout le temps que j’ysuis restée, on n’a eu aucun reproche à m’adresser. Madame s’estd’ailleurs toujours montrée d’une grande bonté pour moi.

« M. et Mme Marvelrecevaient peu et, seulement à d’assez longs intervalles, quelquesmembres de la colonie américaine de Paris.

« L’hôtel des Champs-Élysées n’étaitfréquenté assidûment que par deux intimes, un jeune milliardaire,camarade d’enfance de M. Marvel, un gentleman très distinguéet sympathique, M. Nevil Rutland ; l’autre était un jeunemédecin, que l’on disait très savant et qui depuis deux ans, étaitspécialement attaché à la personne de M. et deMme Marvel ; il se nommait le docteur ReubenDacre.

« On disait qu’autrefois M. Nevil etM. Marvel avaient tous deux fait la cour, avec des chancespresque égales à Miss Alicia ; celle-ci avait choisi pourépoux M. Marvel, et la bonne entente entre les deux amisd’enfance n’avait pas été troublée par ce choix.

« M. Nevil Rutland venait presquequotidiennement à l’hôtel des Champs-Élysées et y était fréquemmentinvité.

« Quant au docteur Dacre, très taciturne,très original, on ne le voyait presque jamais. On savait seulementqu’il travaillait dans sa chambre toute la journée et parfoisjusqu’à une heure avancée de la nuit.

– Je crois me rappeler de Nevil Rutland,murmura pensivement Todd Marvel. Sa physionomie se dessine encoretrès nettement dans ma mémoire…

– J’ai tenu à vous donner tous cesdétails, reprit Mme Huvon, parce qu’ils sontindispensables à la clarté de ce qui va suivre.

« Au bout de quelque temps, je crusremarquer une certaine froideur, dont je ne m’expliquais pas lacause entre M. Marvel et M. Nevil Rutland. Ce dernierfaisait des visites moins fréquentes et il y avait dans son langageet dans ses façons une sorte de gêne dont je fus vivementfrappée.

« Puis il me parut que la brouille entreles deux amis était finie. Leurs relations se continuaient avec lamême cordialité que par le passé.

« J’étais très heureuse dans le somptueuxhôtel qu’habitaient vos parents ; la besogne n’était pasfatigante, j’étais admirablement payée, comblée de cadeaux et jecroyais posséder entièrement la confiance de Mrs. Alicia.

« Un matin, sans que rien eût pu me faireprévoir un pareil changement, Mrs Alicia me fit appeler et medit à brûle-pourpoint, en me mettant dans la main un petitportefeuille qui renfermait plusieurs banknotes.

« Ma chère enfant, je suis obligée de meséparer de vous. Nous quittons Paris pour nous rendre dans unchâteau que mon mari vient d’acheter en Bretagne, en attendant quesa maison de Ville-d’Avray soit complètement meublée, je me voisforcée de me priver de vos services.

« Les larmes me vinrent aux yeux en mevoyant ainsi brusquement congédiée.

« Est-ce que Madame serait mécontente demoi, demandai-je tout émue.

« Nullement, mais je ne puis vousgarder.

« Et elle ajouta en poussant unsoupir :

« Mon mari a exprimé le désir que jen’aie plus à mon service que des femmes de chambre américaines.J’espère que vous garderez un bon souvenir de moi. Si jamais vousvous trouviez dans la gêne, n’hésitez pas à vous adresser àmoi.

« Je me retirai sincèrement peinée, carj’avais pris Mrs Alicia en affection, mais j’étais quand mêmeconsolée en pensant à la jolie liasse de billets bleus que j’avaistrouvée dans le petit portefeuille et qui allaient me donner toutle temps nécessaire pour trouver une autre condition aussiavantageuse.

« Je fis charger mes malles sur un fiacre– il y avait encore des fiacres à cette époque – et je dis aucocher de me conduire à la gare de l’Est. J’avais prévenu une demes sœurs qui habitait la grande banlieue que j’allais passerquelques jours chez elle.

« Quand j’arrivai à la gare, il faisaitpresque nuit. Je venais de faire enregistrer mes bagages et je medirigeais vers le guichet pour prendre mon billet, lorsque j’eus lasurprise de me trouver en face de M. Marvel.

« J’ai à vous parler, me dit-ilbrusquement. Pouvez-vous m’accorder une demi-heure. Il s’agit d’unechose sérieuse.

« J’étais au comble de l’étonnement.

« Sans trop savoir ce que je faisais, jeconsultai l’horaire, j’avais un train dans quarante minutes.

« Je suivis mon ex-patronsilencieusement, très intriguée de ce qu’il pouvait avoir à medire.

« Il me conduisit dans l’arrière-salle,en ce moment tout à fait déserte, d’un café situé aux environs dela gare, puis, après avoir regardé avec précaution dans la piècevoisine pour voir si personne n’écoutait notreconversation :

« Justine, me demanda-t-il, d’un tonbizarre qui ne lui était pas habituel, avez-vous beaucoupd’économies ?

« Je me demandais où il voulait en veniret sa question me paraissait blessante. Enfin, je n’oubliais pasque c’est à lui que je devais mon renvoi d’une excellenteplace.

« Je n’en ai guère, répondis-je avecaigreur. Si j’étais riche ou seulement à mon aise, je ne serais pasobligée de servir les autres.

« M. Marvel ne parut nullementoffusqué du ton de ma réponse, ce qui était assez surprenant de lapart d’un homme aussi autoritaire.

« Avez-vous un fiancé ?reprit-il.

« Je fus sur le point de lui répliquerque cela ne le regardait pas, mais je me contins, je voulais savoirce qu’il y avait au bout de toutes ces questions.

« Oui, je suis fiancée, répondis-je.

« Et que fait votre fiancé ?

« Il est employé dans un grand restaurantcomme maître d’hôtel : nous comptons nous établir sitôt quenous en aurons les moyens.

« Il ne tient qu’à vous d’être à la têted’une petite fortune et cela, tout de suite, avant un mois.

« Vous n’aurez pour cela qu’à faire ceque je vous dirai.

« Il vit une certaine méfiance dans mesregards, et il répondit d’avance à l’objection que j’allais luifaire.

« Je ne vous demanderai rien qui puissevous attirer des ennuis, répliqua-t-il. Vous n’aurez qu’à porterquelques lettres et à me remettre les réponses qu’on vousdonnera…

Todd Marvel s’était levé. Il devinaitmaintenant de quel complot Mrs Alicia avait été victime, et ileut besoin de faire sur lui-même de surhumains efforts pour ne pascrier à la face de l’ancienne femme de chambre de sa mère toutel’indignation qu’il ressentait.

– Et, demanda-t-il, d’une voix étranglée,vous avez accepté ?

– Oui, bégaya Mme Huvon,dont le visage s’empourpra, je n’eus pas la force de résister à latentation… Ah ! si j’avais pu prévoir tout ce qui enrésulterait !

« D’ailleurs, M. Marvel eut soin deme rassurer en m’affirmant qu’il ne s’agissait que d’uneplaisanterie qui n’aurait de conséquences fâcheuses pourpersonne.

« Séance tenante, il me remit une sommeassez importante en même temps qu’une lettre adressée àM. Nevil Rutland et pour laquelle il y avait une réponse.

« Cette réponse, je la remis àM. Marvel comme il était convenu.

– Vous n’avez jamais eu l’idée dedécacheter aucune de ces lettres pour les lire ?

– Je ne me le serais pas permis.

« Je portai ainsi deux ou trois lettreset autant de réponses, puis un soir M. Marvel m’annonça qu’ilne me donnerait plus d’autres commissions à faire et en même temps,il me remit cinquante mille francs – c’était la somme qu’il m’avaitpromise.

– Vous voyez que je suis homme de parole,me dit-il, ce que je vous ai demandé n’était pas bien difficile,n’est-ce pas ? Vous ne me reverrez sans doute jamais. Je vaisretourner en Amérique. Pourtant je vous conseille de ne jamaisraconter à qui que ce soit, la façon dont vous avez gagné votreargent !

« Il avait prononcé la dernière phrase,d’un ton menaçant, qu’il n’avait jamais employé en me parlant.

« J’en restai toute saisie, cependantj’eus le courage de lui demander :

« Pourquoi donc m’avez-vous faitcongédier par Mrs Alicia ?

« Il me jeta un mauvais regard, je visque ma question l’ennuyait.

– Parce que, me répondit-il avecbrusquerie, vous étiez trop attachée à votre maîtresse. Vous auriezfini par la mettre au courant des commissions dont je vous aichargée. Vous n’auriez pas su tenir votre langue et cela auraitrenversé tous mes plans.

Justine Huvon reprit, après un momentd’hésitation, sans essayer de dissimuler le trouble qu’elleressentait.

– L’adresse des lettres écrites àM. Nevil Rutland était de l’écriture à Mrs Alicia… Vousl’avez sans doute deviné…

« Quand je fus rentrée chez ma sœur avecl’argent que m’avait donné M. Marvel, je fus tourmentée parles remords de ce que j’avais fait. Je ne pus fermer l’œil de lanuit.

Je comprenais maintenant qu’on ne m’avait paspayée aussi cher pour mener à bien une simple mystification ;puis la façon dont M. Marvel m’avait parlé, lors de notredernière entrevue, n’avait rien de rassurant.

« Après une nuit d’anxiété et decauchemars, je résolus d’aller tout raconter à Mrs Alicia,quelles que dussent en être les conséquences.

« Il était déjà trop tard.

« Le lendemain matin, comme je medisposais à prendre le train pour Paris, ma sœur m’apporta unjournal qui contenait déjà le compte rendu du mystérieux drame deVille-d’Avray.

Todd Marvel s’était écroulé sur un siège, enproie à une horrible angoisse ; la pensée que son père avaitpu soupçonner la vertu de Mrs Alicia et tendre un piège aussilâche à celui qu’il soupçonnait d’être son amant lui causait uneintolérable souffrance.

Puis, après les révélations de Justine Huvon,le mystère demeurait intact, l’affaire tout aussi inexplicable, etpeut-être encore plus embrouillée.

– Vous ne savez rien de plus ?demanda-t-il d’une voix brisée.

– Rien ! je vous le jure. Commej’avais quitté la maison bien avant le crime, je ne fus même pasinterrogée par les gens de justice.

« Je me mariai. Le pauvre Huvon ne sutjamais de quelle façon j’avais gagné ma dot. Je lui fis croire quej’avais fait un héritage et il mourut sans connaître la vérité.

« D’ailleurs, cet argent ne m’a pas portébonheur. Au bout de cinq ans, j’étais veuve. Je n’ai pas voulu meremarier, je vis toute seule avec mes bêtes…

– Madame, interrompit brusquement ToddMarvel, il faut que je vous pose encore une question. Je voussupplie d’y répondre avec la même sincérité dont vous avez faitpreuve jusqu’ici.

« Dites-moi, reprit-il d’une voixtremblante, croyez-vous que de coupables relations aient jamaisexisté entre Mrs Alicia et Nevil Rutland ?

– Jamais, je vous le jure sur ce que j’aide plus sacré ! Je ne quittais Mrs Alicia à aucun instantde la journée, je l’accompagnais dans toutes ses courses. Je puisattester qu’elle était irréprochable à tous égards… Elle adoraitson mari et elle en était adorée !

Le milliardaire poussa un profond soupir.

La déclaration qu’il venait d’entendre etqu’il sentait sincère le soulageait d’un poids immense.

Il demeura quelques minutes perdu dans sespensées. À ce moment il eût donné toute sa fortune pour connaîtrele secret du sanglant mystère que chaque renseignement nouveauqu’il recueillait semblait rendre plus obscur et plusindéchiffrable.

– Si on pouvait connaître l’auteur desfausses lettres ? murmura Todd Marvel, s’oubliant à pensertout haut.

– Je le connais, moi, répliquaMme Huvon, je ne le connais que trop ! Àdiverses reprises il m’a extorqué de l’argent ! Il a su, je nesais comment, quel rôle j’avais joué dans cette lamentable affaireet il m’a fait chanter.

– Vous savez comment il se nomme ?où il demeure ? demanda le milliardaire ardemment.

– C’est un certain Mac Lellan, unAméricain qui a dû fuir son pays à la suite de nombreux méfaits. Ila le pouvoir d’imiter à première vue et de façon surprenantel’écriture de n’importe quelle personne.

« C’est d’ailleurs un malfaiteur deprofession, alcoolique invétéré, adonné à tous les vices, condamnéplusieurs fois en France, il s’est réfugié dans l’île de Jersey, etdepuis plusieurs années, je n’ai pas entendu parler de lui.

Mme Huvon avait tiré d’unportefeuille un carré de papier qu’elle tendit au milliardaire.

– Voici sa dernière adresse, dit-elle.Jersey. Montorgueil. Martello-Tower.

Distraitement, Todd Marvel glissa le papierdans la poche de son gilet ; il voulait encore questionnerl’ancienne camériste.

– Ce Mac Lellan ne vous a rien dit ?fit-il.

– Pas un mot. Il est bien trop prudent.Il est discret comme tous les coquins. D’ailleurs il était l’ami dudocteur Reuben Dacre et on ne m’ôtera pas de l’idée que celui-là,avec son regard faux et sa physionomie sinistre, a été pour quelquechose dans le crime.

Todd Marvel s’était levé d’un bond, en proie àune vive agitation.

La vérité venait de lui apparaître, comme cespaysages plongés dans les ténèbres qu’un éclair illumine uneseconde jusque dans leurs plus lointaines profondeurs.

– Que ne m’avez-vous dit cela !s’écria-t-il. Pourquoi n’ai-je pas pensé plus tôt à ce ReubenDacre ?

« Votre dernière phrase a été pour moi untrait de lumière…

« Le reconnaîtriez-vous ?

– J’en suis sûre.

– Eh bien regardez !

Le milliardaire avait tiré de sa poche unportrait carte, qui n’était autre que la photographie de KlausKristian.

Justine Huvon n’y jeta qu’un coup d’œil.

– C’est bien lui, s’exclama-t-elle, avecune réelle stupeur, mais il était plus jeune. Pourtant il n’est pastrès changé…

Todd Marvel était retombé dans le silence. Ilcomprenait qu’il touchait au but.

Resté dans l’ombre, c’était certainement lediabolique docteur qui avait tout fait. C’était lui qui avaitexcité – sans doute grâce à d’autres faux – les soupçons de JuliusMarvel contre Mrs Alicia. C’était lui qui avait sans douteaidé à attirer Nevil Rutland dans un piège et qui peut-êtres’était emparé de l’énorme somme que portaient les deux rivaux,après les avoir tous les deux assassinés.

Todd Marvel demeurait confondu.

Il n’était pas encore sûr que la suppositionqu’il venait de faire fût exacte, mais elle était vraisemblable. Uninstinct, une intuition qu’il n’essayait pas de raisonner, luicriait que l’ombre formidable du génial criminel qu’était ledocteur planait au-dessus du drame de Ville-d’Avray.

Tout devenait presque clair avec cettehypothèse.

Le milliardaire s’expliquait maintenant lesraisons de l’acharnement que Klaus Kristian – ou Reuben Dacre, lenom importait peu – avait déployé contre lui. Le bandit n’eût pasdéployé une aussi destructive activité au sujet d’une affaire silointaine s’il n’y eût eu un intérêt capital.

Et Todd Marvel demeura persuadé que KlausKristian, en essayant de paralyser ses recherches, défendaitl’énorme butin que lui avait apporté son crime et qu’il avaitdû mettre en sûreté.

Puis le milliardaire trembla en songeant quele bandit avec lequel il était entré en lutte était peut-être lemeurtrier de Mrs Alicia, si mystérieusement disparue, elleaussi.

Il entrevoyait dans le passé du diaboliquedocteur d’effrayantes perspectives, d’insondables abîmes d’horreuret de perversité.

Mme Huvon, qui suivaitanxieusement sur la physionomie de son hôte le travail intérieur dela pensée, éprouva une sorte de satisfaction en le voyant peu à peuse rasséréner, recouvrer son calme habituel.

– Je vous sais gré de votre franchise,Madame, lui dit-il tout à coup. Grâce à vous je commence àentrevoir quelque clarté dans ces ténèbres sanglantes, que j’aicraint un moment de ne voir jamais se dissiper, et je me suis juréd’aller jusqu’au bout de la tâche que je me suis imposée !

« Plus que jamais, je suis décidé àdécouvrir les coupables et à les châtier.

– Monsieur, proposa timidementl’ex-camériste, je vous y aiderai de toute ma bonne volonté, si,toutefois, je puis vous être utile.

Todd Marvel réfléchit.

– Je désire que vous rédigiez, sous formede lettre, sans omettre aucun détail, tout ce que vous venez de medire.

Et comme Mme Huvon paraissaithésiter.

– Vous n’avez rien à craindre,expliqua-t-il. Au point de vue de la loi, vous n’avez commis aucuncrime, aucun délit.

« Vous avez remis à leur destinationquelques lettres dont vous avait chargée votre ancien maître. Vousêtes censée ne pas savoir ce qu’elles contenaient. Vous ne les avezpas ouvertes. Au point de vue légal, vous n’êtes nullementrépréhensible. Si vous avez des reproches à vous adresser, c’estaffaire entre vous et votre conscience.

– Cependant, n’ai-je pas remis àM. Marvel, les lettres qui m’avaient été confiées parM. Nevil et qui étaient adressées à Mrs Alicia ?

– Vous pouviez supposer que le mari lesdonnerait à sa femme, puisque lui-même vous confiait les lettres decelle-ci destinées à M. Rutland. Je vous le répète, personnene peut vous accuser.

– C’est bien, murmuraMme Huvon, au bout de quelques instants, je vaisfaire ce que vous me demandez aujourd’hui même, vous aurez demainmatin, au premier courrier, la déclaration détaillée et signée demoi.

Lorsque le milliardaire se retira, il étaitentièrement satisfait. Bien que, somme toute, il n’eût rien apprisde positif, il considérait comme terminée la partie la plusdifficile de sa tâche.

Le fait seul que le docteur Reuben Dacre et lebandit Klaus Kristian n’étaient qu’une seule et même personne, luidonnait, pensait-il, la clef de l’énigme.

Todd Marvel fut reconduit jusqu’à la porte dela rue par l’ex-femme de chambre, qui paraissait allégée d’unpesant souci, presque joyeuse, depuis qu’elle avait fait au fils deson ancienne maîtresse l’aveu de ses fautes passées.

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