L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

Treizième épisode – LE MIROIRÉLECTRIQUE

CHAPITRE PREMIER – UN DÉPARTPRÉCIPITÉ

Dans un coin du vaste hall du GiganticHotel, à Chicago, un Noir superbement galonné et qui n’étaitautre que Mr Washington, chef des ouvreurs d’huîtres (oysterschief) était en grande conversation avec un autre Noir, un peumoins éblouissant dans sa mise, Peter David, chauffeur etdomestique de confiance du milliardaire Todd Marvel.

Les deux Noirs s’étaient autrefois connus enLouisiane et avaient été heureux de se retrouver.

Avec une condescendance charmante,Mr Washington – véritable personnage qui commandait à dixemployés et gagnait cinq cents dollars par mois – expliquait à sonami les merveilles de l’immense caravansérail et Peter David qui,jusqu’alors, avait plus fréquenté les rizières et les savanes queles grandes cités, l’écoutait avec une déférente admiration.

– Notre recette, déclaraMr Washington avec une gravité nuancée d’orgueil, atteintquotidiennement 200 000 dollars. Notre réserve de tabacrenferme pour 500 000 dollars de cigares et decigarettes : nous salissons par jour 6 000 draps et15 000 serviettes de table ou de toilette !…

– Houf ! s’écria Peter avec uneadmiration naïve, on doit manger beaucoup ici, dans unejournée ?

– Vous allez en juger, continua le chefde l’Huîtrerie, avec autant d’orgueilleuse modestie que s’il eûtété lui-même le propriétaire du Gigantic.

« On abat pour nous, chaque jour,quarante bœufs, une soixantaine d’agneaux, cinquante porcs, sanscompter deux cents dindons, cinquante douzaines de pigeons, vingtdouzaines de canards, trente de poulets, deux cents perdreaux… Auseul déjeuner du matin, il se consomme 12 000 petits pains etpour 200 dollars de lait frais…[3]

– Assez ! murmura Peter, commeécrasé sous cette avalanche de victuailles.

Sans tenir compte de cette interruptionMr Washington continua, inflexible.

– L’argenterie qui comprend plusieursservices complets en or massif est évaluée à 5 000 000 dedollars ; nous achetons chaque mois pour 10 000 dollarsde vaisselle et de verrerie.

« Dans les cinq étages du sous-sol, nousproduisons nous-mêmes l’électricité nécessaire à l’éclairage, auchauffage, à la ventilation et au blanchissage de l’hôtel.

« Nous fabriquons aussi la glacenécessaire aux cinquante salles frigorifiques où se conservent lepoisson, les légumes, les fruits et la viande !

Peter David, émerveillé, ouvrait des yeuxénormes, mais ne se hasardait plus à interrompre son enthousiastecicérone.

– Enfin, conclut ce dernier, à bout desouffle, la desserte et les ordures ménagères déposées chaque jourau quatrième sous-sol, dans des caisses de nickel hermétiquementcloses sont cédées à un entrepreneur, à raison de 10 000 dollarspar an !…

– Prodigieux ! s’écria poliment lechauffeur.

Puis changeant brusquement de ton et clignantde l’œil avec un sourire facétieux.

– Quel malheur, ajouta-t-il, que dans unétablissement aussi merveilleux, il n’y ait pas moyen de seprocurer une pauvre goutte de whisky.

– Hum ! fit Mr Washington, ensouriant à son tour, après avoir esquissé une sorte de gambade, ily aurait peut-être moyen tout de même. Venez avec moi !

Les deux Noirs se glissèrent mystérieusementdans la cage d’un petit ascenseur qui conduisait aux sous-sols. Ilsreparurent une demi-heure plus tard avec une mine épanouie etguillerette qu’ils n’avaient pas auparavant.

– Il en est du whisky comme de toutes lesbonnes choses, déclara sentencieusement Mr Washington, l’abusen est pernicieux, mais l’usage en est excellent.

– Excellent ! répéta Peter David,énergiquement.

Les deux amis se trouvaient en ce moment enface du bureau de renseignements installé sous une des arcades quifont communiquer le grand hall avec la rue.

Un chauffeur vêtu d’une pelisse de renard noiret tenant une lettre à la main était en train de parlementer avecl’employé du bureau.

– Donnez votre lettre, disait cedernier.

– Non, répondait l’homme, je dois laremettre en main propre.

– Alors adressez-vous au boy del’ascenseur ; il vous conduira. Miss Elsie Godescal, c’est au17e étage.

L’homme remercia d’un signe de tête et sedirigea vers « l’élévateur ».

Peter David le suivit. En entendant le nom deMiss Elsie, il avait rapidement pris congé de Mr Washington ets’était installé dans la cage de l’appareil, en même temps que leporteur de la lettre.

– C’est peut-être une lettre deMr Todd Marvel, se disait le brave Noir et il se peut qu’ellecontienne des ordres qui me concernent.

Peter David en cela se trompait. Il n’étaitnullement question de lui dans la lettre.

Quand Miss Elsie qui se trouvait précisémenten compagnie de son amie Gladys Barney dans le petit salon de thé,eut pris l’enveloppe, elle reconnut tout de suite l’écriture del’adresse.

– C’est de mon cher Todd !s’écria-t-elle joyeusement, nous allons avoir desnouvelles !

– Y a-t-il une réponse ? demanda lechauffeur qui paraissait un serviteur bien stylé.

– Je vous le dirai dans un instant,répondit la jeune fille, attendez quelques minutes dansl’antichambre.

Le chauffeur quitta le petit salon et allas’asseoir sur une banquette qu’occupait déjà Peter David.

Celui-ci remarqua que son collègue inconnuavait le teint basané, les yeux très noirs et les traits d’unerégularité de dessin assez rare en Amérique. Il paraissaitd’ailleurs grave et taciturne.

Les deux hommes échangèrent un coup d’œildéfiant ; mais ni l’un ni l’autre n’essayèrent de lierconversation.

Pendant ce temps, Miss Elsie avait brisé lecachet et prenait impatiemment connaissance de la missive.

– Les nouvelles sont-elles bonnes ?demanda Miss Barney.

– Oui de toute façon ! Tu asvraiment de la chance, regarde, les millions de ta tante Elspethsont retrouvés.

Elsie tendait à son amie, quatre chèques,signés de Jack Randall, qu’elle venait d’extraire del’enveloppe.

– C’est inouï ! murmura la jeunefille. Mr Todd Marvel est vraiment un homme extraordinaire.Que de reconnaissance je lui dois ! Et c’est grâce à toi,chère petite Elsie…

Les deux jeunes filles s’embrassèrent aveceffusion.

– Et comment cela s’est-il fait ? etsi vite ? demanda Gladys. Tu sais que je suis curieuse.

– La lettre ne renferme pas beaucoup dedétails, mais voici l’essentiel. Mr Jack Randall, qui étaitséquestré depuis un an, a recouvré la liberté, Ary Morlan est enfuite.

– Mais ce Benazy, qui dirigeait le ranchdu Poteau, et qui, d’après ce que j’ai compris, était le geôlier deMr Randall, qu’est-il devenu ?

– En fuite, lui aussi, avec tous sescomplices. Aussitôt que l’endroit où ils tenaient prisonnierMr Randall, a été découvert, ils sont tous partis en auto,pour une destination inconnue.

– Bon voyage ! dit gaiement MissBarney.

– Ce n’est pas tout, Todd nous invite àvenir passer deux ou trois jours à Harrisburg. Nous chasserons,nous monterons des chevaux à demi sauvages, nous pêcherons destruites, qui sont, paraît-il, d’une grosseur et d’une finesse sansrivale, dans les petits cours d’eau de la propriété.

« Ce sera très amusant ! PuisMr Randall veut absolument nous voir.

– Bien entendu, j’accepte, quandpartons-nous ?

– À l’instant même si tu le veux. L’hommequi a apporté la lettre et qui est au service de Mr Randall aordre de nous emmener si nous le désirons.

« Nous pouvons être rendus à Harrisburgbien avant la nuit.

– Ai-je le temps de toucher meschèques ?

– Certainement, mais pourquoi te montrersi pressée ?

– J’ai cru si longtemps cet argent perduque je me promets une vraie joie, rien qu’à palper ces bank-notes,sur lesquelles je ne comptais plus.

« C’est un plaisir que je ne veux pasdifférer…

– Tu es folle ? Alors dépêche-toi defaire tes préparatifs.

– Ils sont tous faits. Tu me prêteras unpare-poussière, c’est tout ce que je demande. S’il nous manquequelque chose, nous le trouverons à Harrisburg.

– Tu as raison, pas de bagageencombrant ! De cette façon, notre voyage aura tout le charmed’une véritable escapade. Je n’emmènerai même pas Betty…

Gladys battit des mains et les deux jeunesfilles procédèrent en hâte à leur toilette, sans même appeler lafidèle chamber-maid qui n’eût pas manqué d’insister poursuivre sa maîtresse.

Elles gagnèrent l’antichambre, munies d’unsimple sac à main, et annoncèrent au chauffeur de Jack Randallqu’elles étaient prêtes à le suivre.

– Miss, me permettez-vous de vousaccompagner ? demanda Peter David, qui dissimulait àgrand-peine son mécontentement.

– C’est inutile, répondit Elsie, monabsence ne sera pas de longue durée, tu resteras à tenir compagnieà Betty.

Avant que Peter fût revenu de sa surprise,Elsie et Gladys avaient disparu dans la cage dorée del’élévateur.

Le Noir suivit d’un regard soupçonneux soncollègue inconnu, qui, toujours obséquieux et impassible, gagnaitl’ascenseur réservé aux gens de service.

Les deux jeunes filles le retrouvèrent àl’entrée du grand hall, où il les aida respectueusement à monterdans une soixante HP, aménagée avec le confort le plusrecherché.

La voiture démarra.

– Vous passerez d’abord par la PacificBank, cria Gladys dans le tuyau acoustique.

– Tu tiens décidément à toucher teschèques aujourd’hui ?

– Oui et j’ai pour cela de sérieusesraisons.

– Lesquelles ?

– Je te les dirai tout à l’heure, quandj’aurai touché.

Cinq minutes plus tard, Elsie et Gladys seprésentaient aux guichets de la Pacific Bank, où, après une assezlongue attente, on leur remit une épaisse liasse de bank-notes.

Elles s’en trouvèrent d’abord fortembarrassées et durent se faire donner par un employé quatre fortesenveloppes doublées de toile.

– Sais-tu, dit en riant Gladys à sonamie, que tu es très encombrante avec tes bank-notes ?

– Le voilà bien, l’embarras desrichesses !

– Me diras-tu maintenant pourquoi tu asvoulu entrer séance tenante en possession de ton argent. Tu auraisfort bien pu attendre.

Gladys avait pris une mine sérieuse.

– Tu vas me trouver bien méfiante,expliqua-t-elle, mais quand j’ai vu ce chauffeur inconnu arrivantbrusquement pour nous emmener – pour nous enlever presque –, j’aisoupçonné quelque piège d’un des nombreux et puissants ennemis deton fiancé.

« Alors j’ai fait ce raisonnement. Si lechèque est valable et si la banque me paye, c’est que nous n’avonsrien à craindre et que le chauffeur nous est réellement adressé parMr Todd Marvel.

– Admirable logique !

– Plaisante tant que tu voudras, mais, àprésent, je suis tranquille.

– D’accord, mais maintenant, il te vafalloir aller déposer cet argent dans les coffres-forts duGigantic et nous allons perdre du temps.

– Je n’en vois pas la nécessité.

– Voyager avec une pareille somme !Tu n’y penses pas ? C’est à mon tour de te taxerd’imprudence.

Gladys haussa les épaules en riant de boncœur.

– Je ne te savais pas si peureuse. Quelrisque veux-tu que nous courions ? Nous serons arrivées danstrois heures et la partie de l’Illinois et du Wyoming que nousallons traverser ne ressemble ni au Texas ni à la Sonora. Lesroutes sont magnifiques, les villes très rapprochées, et il n’yexiste ni bandits ni coureurs de frontière.

– Tu as peut-être raison, mais je t’avoueque, pour mon compte, je ne suis pas si rassurée.

Gladys rit de plus belle.

– Bah ! fit-elle, si nous étionscapturées par des bandits, nous aurions toujours de quoi payernotre rançon.

Pendant cette conversation, l’auto s’étaitengagée dans Michigan Avenue et filait à toute allure sous lecouvert des beaux arbres plantés en bordure du lac.

Elsie et Gladys prirent plaisir à contemplerl’immense perspective des eaux calmes et bleues sur lesquellesévoluaient des centaines d’embarcations, elles admirèrent lesbosquets verdoyants de Lincoln Park que l’auto traversalentement.

On s’était engagé dans un faubourg populeux,hérissé d’usines colossales, coupé à chaque instant par les railsdes voies de chemin de fer qu’aucune barrière ne séparait de larue.

Par trois fois, l’auto dut stationner pendantque défilaient d’interminables trains chargés de bœufsmugissants.

L’air était empuanti d’une odeur écœurante etfade qui rappelait à la fois l’étable et la boucherie etqu’aggravaient encore des relents de pourriture et de nauséeusesfumées d’usine d’une métallique âcreté.

Miss Elsie dut avoir recours à son flacon desels.

– Cela vient des abattoirs, « desStockyards », expliqua Gladys.

Heureusement la cité du sang fut bientôtdépassée, les hautes cheminées des usines décrurent dansl’éloignement, et des prairies semées de bouquets d’arbres sedéployèrent à perte de vue. L’auto glissait aisément en quatrièmevitesse, sur une route admirablement goudronnée, où les rencontresétaient rares.

Le soleil brillait dans un ciel d’un azurlimpide.

L’excursion s’annonçait sous les plusfavorables auspices.

Quand on eut dépassé les frontières de l’Étatde Wyoming, le caractère du paysage se modifia, mais n’en devintque plus pittoresque.

Aux collines ombragées de chênes, succédèrentde vraies montagnes, dont les pentes étaient couvertes de sapins etd’où descendaient de nombreux ruisseaux d’eau vive.

De temps en temps, on traversait en coup devent un village construit en bois, abrité dans un creux verdoyant,ou tassé autour de la charpente de fer qui sert de superstructureaux puits à pétrole.

Puis la région se fit plus âpre et plussauvage. La route moins bien entretenue, côtoyait des falaisesschisteuses, serpentait au flanc de montagnes désertes, ous’insinuait dans de profonds ravins.

Les deux jeunes filles étaiententhousiasmées.

– C’est une vraie Suisse américaine, ditElsie, je suis enchantée d’être venue !

– Je te suis très reconnaissante dem’avoir invitée. On se croirait dans les Alpes. Voilà un sommettout couvert de neige !

La voiture, d’une allure un peu ralentie,venait de pénétrer sous les voûtes d’une forêt de sapinscentenaires. Les arbres étaient si élevés et si rapprochés qu’ilfaisait presque noir sous l’ombrage de leurs voûtes.

De temps en temps, un renard ou un lièvretraversait la route avec la vitesse de l’éclair et le silence decette solitude n’était troublé que par le lointain croassement d’uncorbeau.

Brusquement l’auto quitta la grande route pours’engager dans une avenue de sapins et de bouleaux qui allaittoujours en montant et à l’extrémité de laquelle les deux jeunesfilles aperçurent des constructions aux toits aigus qui leursemblèrent importantes.

Les pneus roulaient sans bruit sur le soltapissé d’aiguilles de pin.

L’auto qui, depuis quelque temps, n’avançaitplus que lentement stoppa tout à coup en face d’une portecharretière, percée dans une haute et solide muraille.

Le chauffeur fit retentir sa trompe, la portes’ouvrit pour livrer passage à la voiture puis se refermapresqu’aussitôt.

Elsie et Gladys aperçurent une vaste courentourée de bâtiments.

– Ces demoiselles sont arrivées àdestination, dit le chauffeur avec un étrange sourire.

Et, respectueusement, il leur ouvrit laportière.

Les deux jeunes filles descendirent, mais sansqu’elles pussent s’en expliquer la raison, elles se trouvaient enproie à une indéfinissable émotion. Une inquiétude vagues’éveillait en elles. Cette forêt sinistre, ce pays désert,était-ce bien là les environs d’Harrisburg que Todd Marvel leuravait décrits comme une région riante et fertile ?

Une étrange appréhension qu’elles n’osaient secommuniquer l’une à l’autre les avait envahies. La cour qu’ellestraversèrent à la suite du chauffeur était encombrée de ferrailles,de vieux tonneaux ; tout sentait le désordre et l’abandon.

Elsie et Gladys avaient beau se dire que leranch du Poteau était situé à une certaine distance de la ville,leurs craintes se précisaient d’instant en instant.

– Nous allons voir Mr ToddMarvel ? demanda tout à coup Elsie, d’une voix anxieuse.

– C’est probable, fit l’homme avec lemême singulier sourire.

Il avait ouvert une porte qui donnait accès àun vestibule aux murailles nues, au fond duquel aboutissait unescalier de bois de structure massive, aux planches à peinerabotées.

– Si vous voulez prendre la peine demonter, dit l’homme, c’est au troisième. Vous trouverez sur lepalier quelqu’un qui vous renseignera.

Et sans attendre la réponse des deux jeunesfilles, il disparut, et elles l’entendirent refermer soigneusementla porte à double tour derrière lui.

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