L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

Quinzième épisode – LES DRAMES DE LAT. S. F.

CHAPITRE PREMIER – LE PIANO À QUEUE

Le cabaret tenu par Mrs Plitch àl’enseigne du Hollandais Volant était un des plussinistres bouges du quartier de Bowery, le plus ancien, mais aussile plus mal famé de New York. La clientèle se composait presqueexclusivement de tramps, de matelots sans engagement, de dockers,d’émigrants, au résumé, la plus étrange écume sociale que l’on pûtimaginer.

Il n’était pas un des clients deMrs Plitch qui n’eût quelque crime sur la conscience, et ontrouvait parmi eux des spécimens de toutes les races humaines et detoutes les positions sociales. Les rixes à coups de couteau et derevolver y étaient fréquentes, si fréquentes que les policemen nese dérangeaient même pas quand ils entendaient crier au meurtredans la direction du Hollandais Volant. C’était là unechose courante.

Par une exception assez extraordinaire, à larigueur des lois contre l’alcool, cette taverne de fâcheuseréputation était un des rares établissements de New York où l’onservît à peu près ouvertement des spiritueux à ceux qui endésiraient.

À quoi pouvait-on attribuer cetteanomalie ?

Les uns disaient tout simplement queMrs Plitch, condamnée cinq ou six fois comme directrice d’unefence[4] avait fini par passer du côté de lapolice à laquelle elle fournissait des renseignements sur sesanciens complices ; d’autres qui la défendaientchaleureusement, affirmaient qu’elle était incapable d’une trahisonet que des sommes assez importantes adroitement offertes à certainshauts fonctionnaires, lui assuraient l’immunité dont ellejouissait.

Quoi qu’il en soit, le fait était là, patent,indéniable : l’alcool coulait à flots chez Mrs Plitch etjamais il ne lui avait été dressé le moindre procès-verbal. Lapolice y opérait bien de temps en temps quelques rafles, mais pasplus souvent qu’ailleurs. Mrs Plitch était en train de fairefortune ; c’était une maîtresse femme, robuste etventripotente, le teint fortement coloré par l’abus des spiritueux,elle avait le menton de galoche, les oreilles vastes et pointues etses yeux jaunes semblaient distiller le venin de l’astuce et de laméchanceté ; en outre, elle était assez robuste pour jeterelle-même à la porte, en cas de besoin, les ivrognes récalcitrants,et comme elle se plaisait à le dire, elle n’avait peur depersonne.

Parmi ses clients, les plus lettrés – et ils’en trouvait – la comparaient aux sorcières de Macbeth, ou à laCanidie du poète Horace.

Cette redoutable matrone siégeait, comme unereine sur son trône, dans un vieux comptoir en forme de tonneau quidevait remonter à la déclaration de l’indépendance desÉtats-Unis ; ce meuble vénérable était orné extérieurementd’une quantité de pièces en plomb, confisquées pour l’exemple auxgens indélicats qui avaient essayé de les passer, et clouées defaçon à former des arabesques. C’était une des curiosités dulieu.

Des cruches et des gobelets d’étain, desjambons entamés, des assiettes contenant des piles de sandwichs,complétaient ce décor, que les fenêtres étroites aux petites vitresbrouillées de toiles d’araignées, rendaient sinistre.

Du haut de son comptoir, placé près de laporte d’entrée, Mrs Plitch dominait une longue salle, basse deplafond, et meublée d’un double rang de petites tables, séparéespar des cloisons comme les boxes d’une écurie de course.

Dès six heures du soir, cette salle regorgeaitde monde, la foule des buveurs refluait jusque sur le trottoir,mais à cette heure de la journée – on était au milieu del’après-midi – les boxes étaient vides, sauf un seul.

Deux consommateurs d’allure disparate venaientde s’y asseoir et après avoir amicalement serré la main de lapatronne s’étaient commandé deux grogs « maigres ».

Le premier d’entre eux, un gringalet au nezcrochu, aux petits yeux verts remplis de malice, et si jaune, silaid qu’on ne savait si on devait lui attribuer dix-sept ans ousoixante, était vêtu avec une élégance qui faisait tache dans cemauvais lieu. Des boutons de diamant étincelaient à son plastron,des bagues brillaient à ses doigts, et une grosse chaîne d’orsortait d’une des poches de son gilet, enfin, de temps en temps, ilarborait un monocle et regardait autour de lui d’un air de défi etd’insolence qu’il se figurait sans doute être le comble du bonton.

Son compagnon modestement vêtu d’unecombinaison en toile goudronnée, comme en portent les mécanicienset les dockers, était un véritable athlète, aux vastes épaules, auxpoings noueux, mais dont la physionomie, en dépit du proverbe, nemanquait ni d’intelligence, ni de finesse.

Tous deux étaient engagés dans une discussiontrès animée, bien qu’ils parlassent à voix basse.

– Mr Daddy, répétait l’homme avecobstination, je dis ce que je dis. Je ne demande pas mieux que devous être agréable ; j’ai besoin de gagner de l’argent commetout le monde, mais je ne vous le cache pas, ce que vous medemandez là est tout à fait suspect.

– Je vous offre mille dollars, mon vieuxRobinson, il me semble que c’est une somme. Ce que je vous demandede faire n’est pas si difficile.

– Justement, c’est ce qui me donne de laméfiance, vous prépareriez un mauvais coup que cela ne m’étonneraitpas.

Mr Daddy assujettit son monocle et seleva d’un air indigné et fit mine de se retirer.

– Ne vous fâchez pas, reprittranquillement Robinson, il vaut mieux parler franchement, pasvrai ?

– Oui, sans doute, mais vous devezcomprendre, mon brave, qu’il n’est guère agréable à un homme de monrang d’être l’objet de pareils soupçons. Le but de ma propositionn’a rien que de très honnête.

– J’en suis persuadé, pour moi ce n’estpas clair. Vous voudriez vous introduire à bord du yacht deMr Todd Marvel pour le cambrioler que vous n’agiriez pasautrement !

Cette fois Mr Daddy, tout à faitexaspéré, se leva pour de bon.

– Décidément, Robinson, fit-il d’un airméprisant, vous êtes un âne et de plus un malappris !… Jeretire la proposition que je vous ai faite. Tant pis pour vous,vous êtes par trop bête, adieu !

Mr Daddy avait franchi la moitié de ladistance qui le séparait de la porte, quand Robinson le rattrapa enlui mettant sa lourde patte sur l’épaule.

– Allons, lui dit-il, ne vous fâchez pas,on a tout de même bien le droit de discuter une affaire avant des’y engager, que diable ! Pourquoi refusez-vous de me mettreau courant de ce que vous voulez faire. Vous n’avez donc pasconfiance en moi ?

Mr Daddy s’était laissé ramener à saplace, et s’était rassis en face de son grog « maigre »avec la mine de quelqu’un qui est en proie à de grandeshésitations.

– Allons, murmura-t-il, comme à regret,je vois bien qu’il va falloir que je vous confie mon secret,puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de vous convaincre.

Gravement, il avait tiré son portefeuille desa poche, puis il fit un geste pour le remettre en place, commetravaillé par une dernière inquiétude.

– Au moins serez-vous discret ?soupira-t-il. Vous pourriez me faire perdre ma place.

– Quelle place ?

– Regardez !

Mr Daddy sortit mystérieusement duportefeuille une carte d’identité, ornée d’une photographie qu’ilmit un instant sous les yeux de son interlocuteur.

– Well ! murmura ce dernieren s’inclinant avec une certaine déférence. Vous êtes reporter auNew York Herald ?

– Mais oui ! comprenez-vousmaintenant ?

– Ma foi, non !

– Vous avez la tête dure, je vois qu’ilfaut vous mettre les points sur les i. Suivez-moi bien.Vous êtes chargé avec vos hommes de l’embarquement des bagages deMr Todd Marvel ; dans ces bagages il y a un superbe pianoà queue, qui ne doit être déballé qu’en arrivant en Europe. Moi, jevous remets la veille du départ une caisse tout à fait semblable àcelle qui contient le piano. Vous substituez une caisse à l’autre,ce n’est pas bien malin.

– Oui, fit le brave Robinson, en segrattant la tête, mais on m’accusera. Que répondrai-je ? Jesuis depuis dix ans l’homme de confiance de la maison Gardiner, lacélèbre agence de déménagements, je ne tiens pas à être flanqué àla porte !

– Mais on ne vous dira rien. On n’aurapas de reproches à vous adresser. Ce sera une erreur comme il enarrive souvent. Vous rapporterez le piano à queue chez Mr ToddMarvel. Vous ne l’aurez pas volé, on ne pourra rien vous dire.

– C’est pourtant vrai ! Maisqu’est-ce que tout cela peut avoir affaire avec le New YorkHerald ?

– Comment vous ne devinez pas ? Maisvous êtes bouché, mon garçon ! Je serai installé moi dans lacaisse qui sera embarquée à bord du yacht.

– Dans la caisse ? s’écria Robinsonavec stupeur.

– Parfaitement ! dans la caisse avecdes vivres, du papier, de l’encre, et même une lampe électrique, etpendant tout le voyage, je continuerai mon métier de reporter. Lepublic est avide de tout ce qui touche au fameux milliardaire.

« Grâce à moi, les lecteurs de monjournal seront renseignés jour par jour, sur les faits et gestes dufameux Todd Marvel.

– Jour par jour ?

– Eh bien, oui ! LaT. S. F. n’est pas faite pour les chiens ! Il y acertainement un poste à bord du Desdemona ; jedonnerai un bon pourboire au télégraphiste, et pendant la nuit,j’enverrai des nouvelles toutes fraîches au New YorkHerald.

« Et ce qu’il y a de plus fort, c’est queMr Todd Marvel – tous ces types-là adorent la réclame – seraenchanté de moi, et me donnera une belle gratification. Yêtes-vous, vieux zinc ?

L’honnête Robinson était passé de la stupeur àl’émerveillement.

– Il n’y a pas à dire, murmura-t-il, vousêtes un type épatant, Mr Daddy.

– Alors, c’est entendu ?

– Bien sûr ! Mais pourquoi nem’avez-vous pas dit cela tout de suite ?

– Parce que je ne tiens pas à ce qu’on meprenne mon idée. Si quelque confrère jaloux pouvait se douter de ceque je vais faire, il essayerait de m’imiter, ou même de m’empêcherde partir. Aussi je vous le répète, mon vieux Robinson, pas un motlà-dessus.

– C’est juré !

– Voulez-vous de l’argent tout desuite ?

– Comme il vous plaira.

– Eh bien, voilà, d’abord cinq centsdollars, vous recevrez le reste le jour où j’entrerai dans macaisse.

Robinson fourra dans sa poche le bank-note quelui tendait Mr Daddy ; l’on but une dernière tournée, etle reporter et le déménageur sortirent du HollandaisVolant bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis.

Pendant la dernière partie de leurconversation, Robinson et Mr Daddy, avaient, sans s’enapercevoir, élevé le ton de leur voix. Ils parlaient tout bas encommençant, ils criaient presque en terminant. Mrs Plitch aufond du comptoir en forme de tonneau, où elle somnolait vaguementle nez sur un vieux journal, ses yeux de chouette, abrités derrièrede vastes besicles, avait à un certain moment dressé l’oreille.

Puis tout à coup, mise en éveil par certainsmots, elle avait écouté avec la plus grande attention.

Quand les deux étranges consommateurs sefurent retirés, Mrs Plitch décrocha le récepteur du téléphoneplacé à ses côtés.

– Allô ! fit-elle.

– Allô !Mrs Plitch ?

– C’est moi, Mr Herbert.

– Il y a du nouveau ?

– Pas grand-chose, mais cela peut vousintéresser.

– Je passerai ce soir.

– Entendu ! Au revoir !…

La tavernière accrocha le récepteur, et sereplongea dans sa lecture. Mais elle pliait et repliaitmachinalement la feuille, elle semblait regarder dans le vide, lesyeux absents, un méchant sourire errait sur ses lèvres, visiblementson esprit était ailleurs.

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