L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE II – IMPRESSIONS DE VOYAGE DEPETIT DADD

« Voilà quarante-huit mortelles heuresque je suis enfermé dans cette caisse comme un mort dans uncercueil et vraiment je commence à avoir le « cafard ».Si j’avais su, j’aurais emporté des livres.

« Heureusement que j’ai du papier et unbon stylo, je vais en profiter pour noter mes impressions. Ce nesera pas déjà si banal, et puis surtout, cela me fera paraître letemps moins long.

« Le Desdemona, le yacht deMr Todd Marvel, a levé l’ancre ce matin à six heures. Cen’était pas trop tôt. Il y avait déjà une journée et demie que jeme morfondais dans ma caisse qui est elle-même ensevelie sous unmonceau de bagages de toute espèce et je commençais à trouver letemps long.

« C’est avec un vrai bonheur que j’aisenti les premières trépidations de l’hélice et le frémissement dela coque. Enfin, nous voilà partis.

« J’attends avec impatience que la soiréesoit assez avancée pour aller prendre l’air sur le pont. Malgrétous les petits trous dont ma caisse est percée, on respire trèsmal ici. Puis il vient des machines une atroce odeur d’huile et decharbon qui me soulève le cœur. Heureusement que je ne suis passujet au mal de mer, ce serait complet.

« Je garde un charmant souvenir de cebrave Robinson, grâce auquel j’ai pu mener à bien mon embarquement.C’est un digne garçon que je reverrai avec plaisir.

« Le jour de mon départ, nous avons faitensemble un excellent dîner chez la mère Plitch ; la vieillesorcière s’est montrée fort aimable. Mais bien qu’elle prétendeconnaître admirablement le docteur Klaus Kristian, elle a une têtequi ne me revient pas, et je n’ai pas la moindre confiance enelle.

« Après avoir bu, plus que de raison, monami Robinson est venu m’accompagner jusqu’à la caisse de piano, quipour quelques jours, doit être ma demeure. Il en a admirél’aménagement.

« Ce n’est pas haut de plafond, mais ilest certain que j’ai utilisé le plus adroitement possible le peud’espace dont je disposais.

« Il y a un matelas pneumatique qui tientpeu de place et que je n’ai qu’à gonfler, si j’ai envie de dormir,une toute petite table, un tout petit escabeau, une lampeélectrique dont le courant est fourni par deux piles sèches, enfindes provisions de bouche en quantité raisonnable. Quelquesbouteilles de liqueur, des cigares, des cigarettes, sans oublierles outils qui vont m’être nécessaires, si je suis obligé defracturer quelque cabine ou d’ouvrir un coffre-fort pour trouverces fameux documents auxquels le docteur attache tantd’importance.

« Mon attirail est des pluscomplets : pince-monseigneur, ciseaux, vrilles, leviers,fausses clefs, ouistitis, sans oublier l’indispensable flacon dechloroforme, rien ne me manque. J’aurais vraiment de la guigne sije ne réussis pas.

« Ce qui augmente mes chances de succès,c’est qu’une fois en pleine mer, la surveillance serelâchera ; c’est beaucoup dans une pareille affaire d’être làquand personne ne soupçonne votre présence.

« Enfin, nous verrons bien…

« J’ai éprouvé une sensation très péniblequand la caisse qui me sert de domicile, entourée d’abord de forteschaînes a été enlevée dans les airs par une grue à vapeur.Sensation presque aussi pénible quand elle est descendue dans lesprofondeurs de la cale.

« Il m’a semblé que j’étais enterrévivant, et cette pénible impression s’est encore accentuée quand,avec un vacarme formidable, on a entassé au-dessus de ma tête, uneavalanche de malles, de caisses, de tonneaux de toute espèce.

« Jamais je ne pourrai sortir delà-dessous, je vais être obligé de creuser un tunnel à travers lesbagages.

« Cette cale est pleine de bruitsinquiétants, si j’étais nerveux je deviendrais facilementneurasthénique dans un pareil endroit. Tantôt c’est le trottinementdes rats que j’entends galoper au-dessus de ma caisse, puis il y ades bruits sourds et plaintifs qui ressemblent à des soupirs, à desmurmures douloureux, à des geignements.

« Quoique je sache bien que tous cesbruits sont dus au sourd travail du bois, aux frottements causéspar le roulis, ils ont parfois une expression presque humaine quim’impressionne plus qu’il ne me conviendrait.

« Ce matin, j’ai essayé de fumer uncigare. Déplorable idée ! l’air se renouvelle si difficilementdans mon réduit que j’ai failli être asphyxié par la fumée. Aprèsavoir tiré quelques bouffées, j’ai été obligé d’éteindre.

« Vers midi – heureusement que j’ai unemontre – j’ai déjeuné d’un morceau de saucisson, de quelquesgâteaux secs et d’un petit verre de cognac. J’ai mangé sansappétit. Je n’ai pas faim. Je ne sais ce que je deviendrais, s’ilfallait que je fasse un long séjour dans cette espèce de boîte àdominos.

« Il est maintenant dix heures et, depuisquelque temps, il se produit à bord du Desdemona une sériede bruits qui m’intriguent sincèrement. On trépigne, on danse, onchante, on pousse des cris, au son d’une musique endiablée, qui nepeut être qu’un des plus enragés jazz-bands que j’aie jamaisentendus.

« Je veux être pendu s’ils n’ont paslà-haut deux grosses caisses, une demi-douzaine de trompes d’auto,de cymbales, des banjos et des trombones en quantitésinimaginables.

« Et l’on prétend que les milliardairessont mélancoliques et qu’ils n’aiment pas à s’amuser ! Jevoudrais tenir là dans un coin, celui qui le premier a dit unepareille sottise.

« Non mais, décidément, ils sontenragés ! ils vont démolir le navire. Ils se divertissentcomme de simples matelots en goguette… Et ce Todd Marvel, sisolennel, si sérieux, si rangé, je n’aurais jamais cru cela delui !

« C’est comme cette Miss Elsie, avec sonsourire angélique, et ses yeux baissés, moi qui la croyais si« collet monté » !

« Décidément tous ces gens-là sont deshypocrites ; maintenant qu’ils sont en pleine mer et qu’ilscroient qu’il n’y a plus personne pour les surveiller…

D’un air dégoûté, Petit Dadd posa la plume,avec la mine d’un philosophe sincèrement affligé de l’immoralitédes classes dirigeantes. Il prêtait l’oreille au vacarme, qui deminute en minute devenait plus intense.

Les grosses caisses grondaient comme lafoudre, les trompes hurlaient, les trombones poussaient desbeuglements sinistres, quant aux banjos, ils miaulaient comme deschats en furie, et du fond de sa cachette, Dadd se sentait letympan déchiré par l’éclat des cymbales.

À cette musique charivarique se mêlèrentbientôt de sourdes détonations.

Cette fois Dadd se leva, et si brusquement,qu’il alla cogner de la tête le plafond de sa cellule.

– Zut !… grommela-t-il, je me suisfait une bosse !… Ah ça ! ils sont fous ; voilàmaintenant qu’ils tirent des coups de revolver et qu’ils débouchentdes bouteilles de champagne ! C’est une véritable orgie !Décidément, il faut que j’aille voir ça ! Le moment estpeut-être propice…

Dadd rabattit intérieurement la planche quilui tenait lieu de porte et, à sa grande joie, il découvrit qu’ilexistait un étroit passage entre sa caisse et une gigantesque mallede Saratoga. Ce passage aboutissait à un couloir d’où il devaitêtre facile de gagner les étages supérieurs du navire. Charmé decette constatation, Dadd pensa qu’il ne serait peut-être pasmauvais de faire un bout de toilette. Il rentra donc chez lui, sebrossa, se peigna, changea de col et de manchettes, et glissa dansla poche de son gilet son fameux monocle. Puis il éteignit salumière, ferma sa porte, et sortit tranquillement.

Il gravit deux étages d’escaliers sans avoirrencontré personne, mais à mesure qu’il montait, le vacarme dujazz-band devenait plus assourdissant.

Le jeune bandit était d’ordinaire trèsprudent, mais soit par distraction, soit qu’il se sentît en pleinesécurité, il déboucha brusquement dans une coursive brillammentéclairée, que huit ou dix domestiques noirs traversaient en hâte enportant des plateaux chargés de fruits, de gâteaux, de sandwicheset de bouteilles de champagne et de rhum.

Mais si pressés qu’ils fussent, ces Noirsdiligents trouvaient encore le temps de s’arrêter un instant pourexécuter quelques gambades frénétiques en se livrant à desacrobaties variées, avec les plats dont ils étaient porteurs.

Personne d’ailleurs n’avait fait attention àDadd et il comprit tout de suite qu’en prenant quelques précautionssa présence passerait complètement inaperçue.

– Je suppose, se dit-il, que Todd Marveldonne une grande fête, sans doute pour célébrer ses fiançailles.Tant mieux, ils ont sans doute autre chose à faire que de s’occuperde moi.

Il pénétra au hasard dans un salon remplid’invités, qui, tous aussi, sautaient en cadence au son de lamusique, mais ce qui le surprit au dernier point, c’est que tousces invités étaient noirs, et vêtus des couleurs éclatantes quisont chères à leur race.

Dadd ouvrit de grands yeux.

– Que diable Todd Marvel peut-il faire detous ces nègres ? se demanda-t-il. Sans doute que les invitésblancs sont sur le pont.

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, saprésence avait été remarquée.

Un jeune Noir, en complet vert pomme, lemontra du doigt à sa danseuse, une charmante jeune fille aux yeuxlangoureux, dont la tête était parée d’un gros turban orangé etrose vif. Les deux Noirs jetaient sur Dadd un regard mécontent etle désignaient à leurs voisins.

Un murmure de mécontentement grandit autour delui. Sans chercher à deviner d’où pouvaient provenir ces sentimentsde malveillance, il jugea plus prudent de s’éclipser, et regagna enhâte sa caisse de piano. Mais sa curiosité était vivement excitée.Il en venait à se demander si Todd Marvel ne se livrait pas à latraite des Noirs. Cette hypothèse d’ailleurs ne paraissait guèreadmissible, car tous les Noirs qu’il venait de voir étaient misavec une certaine richesse et semblaient beaucoup trop joyeux pourêtre des esclaves.

Décidé à savoir le fin mot de cette énigme,Dadd eut une inspiration géniale. Dans l’attirail qu’il avaitapporté avec lui, il y avait une boîte de cirage.

Il n’hésita pas ; en cinq minutes, il futtransformé en un Noir de la teinte la plus riche.

Enchanté de la bonne idée qu’il avait eue, ilremonta tranquillement vers les régions supérieures, et cette foissa présence ne fut remarquée de personne.

Il atteignit le pont sans avoir rencontré unseul visage blanc. Son étonnement allait croissant, la seuleexplication logique qu’il trouvât à ce qu’il voyait, c’est que ToddMarvel donnait un bal costumé, où il était de rigueur de seprésenter déguisé en nègre.

D’ailleurs tous les invités, quels qu’ilsfussent, étaient en proie au démon de la danse. Les domestiqueseux-mêmes finissaient par lâcher plateaux et bouteilles, pourexécuter les entrechats les plus bizarres.

Sur le pont, brillamment illuminé de lanternesde couleur, hommes et femmes bondissaient avec une véritable furie,certains sautaient à une telle hauteur, qu’il était à craindrequ’ils n’allassent tomber dans la mer ; d’autres, épuisés ethaletants, absorbaient coup sur coup de grands verres de champagneet, sitôt rafraîchis, se remettaient à trépigner comme de vraisdiables.

Dadd ne manquait pas d’aplomb ;cependant, il se trouvait très embarrassé pour se procurer quelquesrenseignements sur cette étrange fête.

À la fin, il s’approcha d’une petitenégrillonne assez gracieuse qui buvait une citronnade au buffetinstallé à l’arrière, et il lui offrit galamment la main, en seprésentant lui-même sans cérémonies.

– Mr Daddy, rédacteur auNew York Herald.

– Miss Virginia, répondit la jeune filleavec un sourire modeste.

– Je suis envoyé par mon journal pourassister à la fête.

Miss Virginia eut un geste d’étonnement.

– Vous venez donc avec nous jusqu’enAfrique, demanda-t-elle.

– Moi ? dit Dadd, pris au dépourvumalgré tout son sang-froid.

– Dame, oui ! le vapeur ne fera pasescale avant d’arriver à Monrovia.

Dadd tombait de surprise en surprise. Il jetaun coup d’œil autour de lui, et il constata que le pont du navirene ressemblait nullement à celui d’un yacht de plaisance. C’étaitun assez grand paquebot, construit pour porter mille à quinze centspassagers et dont les aménagements étaient médiocrementluxueux.

L’infortuné Dadd se sentit devenir fou.L’infernal tapage du jazz-band achevait de lui faire perdrecomplètement le fil de ses idées.

– Ah ça ! dit-il tout haut, est-ceque je perds la tête ? Alors je ne suis pas à bord duDesdemona !

– Mais non, monsieur, répondit MissVirginia à son tour. Vous êtes à bord du BookerWashington.

– Et vous dites que vous allez àMonrovia ? demanda-t-il complètement désemparé. Je me suistrompé… Je suis victime d’une erreur…

Il allait dire d’une erreur judiciaire, ilbafouillait. Miss Virginia eut pitié de son trouble.

– Oui, répondit-elle avec bonté. LaSociété Amicale des Bons Noirs a acheté là-bas de vastes terrainsoù nous allons fonder, avec l’autorisation du gouvernementaméricain, une colonie exclusivement réservée aux gens de couleur.Nous allons montrer aux Blancs de quoi nous sommes capables.

Au cours de son existence mouvementée, PetitDadd s’était trouvé dans tant de situations extraordinaires, qu’ileut vite fait de recouvrer son aplomb et de prendre son parti de lamésaventure qui lui advenait.

– Évidemment, se dit-il, une erreur s’estproduite au moment de l’embarquement. Ce brave Robinson avait dûboire un coup de trop… Je ne vois pas d’autre moyen d’expliquer cequi m’arrive.

Tout en se livrant à ces réflexions Petit Daddexaminait avec attention Miss Virginia et il la trouvait charmante.Bien qu’elle eût les lèvres un peu fortes, et les cheveux un peucrépus, la jeune fille était des plus gracieuses. Ses grands yeuxnoirs avaient à certains instants une expression de tendressepassionnée, et son sourire qui découvrait des dents d’une blancheuréclatante, était plein de franchise et de gaieté.

Comme la plupart des passagers du BookerWashington Miss Virginia sortait de l’école normale deTuskegee, où elle avait reçu une instruction très complète. Ellesavait jouer du piano, faire de la dentelle au crochet, et même del’aquarelle. Sauf un léger zézaiement, qui donnait à sesconversations un charme enfantin, elle parlait l’anglais avec unecorrection parfaite.

Dadd apprit tous ces détails en savourant avecson interlocutrice une coupe de champagne qui fut suivie d’uneseconde, puis d’une troisième. De son côté, il raconta effrontémentqu’il était un des principaux rédacteurs du New YorkHerald et que ses appointements de trois mille dollars parmois, allaient prochainement être augmentés.

Comme par hasard, il ajouta qu’il avait depuislongtemps le désir de se marier d’une façon convenable, digne durang qu’il occupait dans la presse américaine. Malheureusement, iln’avait jamais rencontré la compagne idéale, l’âme sœur de sesrêves.

En terminant cette explication il poussa unprofond soupir et prit dans les siennes, une des mains de MissVirginia, qui, toute confuse, baissa les yeux.

– Soyez sage, murmura-t-elle d’un ton quin’avait rien de sévère.

– Ce n’est guère facile quand on setrouve à vos côtés, répondit-il galamment.

À ce moment le jazz-band qui avait arrêtépendant quelques minutes son tohu-bohu infernal, pour permettre auxmusiciens de se rafraîchir, reprit avec la violence d’unouragan.

Trouvant sans doute que l’orchestre n’étaitpas assez bruyant, quelques amateurs venaient de s’y joindre armésdes casseroles en cuivre de la cambuse sur lesquelles ils tapaientfrénétiquement.

Un vent de folie passait sur le pont dusteamer. Dadd lui-même se sentait léger comme un oiseau. Il luisemblait qu’il avait des ailes aux talons. Sans hésiter il saisitpar la taille Miss Virginia qui ne lui opposa qu’une faiblerésistance, et tous deux disparurent dans le tourbillon.

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