Le Dossier 113

Chapitre 11

 

C’est vers le milieu de la rue Saint-Lazare que s’élèvent leshôtels jumeaux de messieurs Jandidier, deux financiers célèbresqui, dépouillés du prestige de leurs millions, seraient encore deshommes remarquables. Que n’en peut-on dire autant detous !

Ces deux hôtels, qui lors de leur achèvement, il y a quelquesannées, firent pousser à la presse des cris d’admiration, sontabsolument distincts l’un de l’autre, mais disposés habilement defaçon à n’en faire qu’un au besoin.

Quand messieurs Jandidier donnent une fête, ils font enlever lesépaisses cloisons mobiles, et leurs salons sont alors des plusbeaux qu’il y ait à Paris.

Magnificence princière, merveilleuse entente du confort,hospitalité pleine de prévenances, tout contribue à rendre cesfêtes des plus courues et des plus recherchées qu’il soit.

C’est dire que le samedi, la rue Saint-Lazare était encombrée devoitures prenant la file en attendant leur tour.

À dix heures, on dansait déjà dans deux salons.

C’était un bal travesti. Presque tous les costumes étaient d’unegrande richesse, beaucoup du meilleur goût, quelques-uns vraimentoriginaux.

Parmi ces derniers, on remarquait surtout un Paillasse,oh ! mais un vrai, ayant l’admirable physionomie de l’emploi,œil insolent, bouche gourmande et gouailleuse, pommettes allumées,et une barbe si rouge qu’elle semblait flamber au feu deslustres.

Le costume était exact comme la tradition : les bottes étaient àrevers, le chapeau était suffisamment bosselé, la dentelle du jabots’effiloquait.

Il tenait de la main gauche la hampe d’une sorte de bannière detoile sur laquelle six ou huit tableaux étaient figurés,grossièrement peints comme les tableaux des baraques foraines. Dela main droite, il agitait une petite badine, dont il frappait satoile, par moments, à la façon des saltimbanques débitant leurboniment.

On entourait ce Paillasse, on attendait de lui quelquesquolibets spirituels, mais lui, obstinément, se tenait près de laporte d’entrée.

Ce n’est guère que sur les dix heures et demie qu’il quitta sonposte.

M. et Mme Fauvel, suivis de leur nièce, Madeleine, venaientd’entrer.

Un groupe compact se forma presque aussitôt près de laporte.

Depuis dix jours, l’affaire du banquier de la rue de Provenceavait été l’aliment le plus vif de toutes les conversations, et,amis et ennemis étaient bien aises de l’approcher ; les unspour l’assurer de leur sympathie, les autres pour lui offrir ceséquivoques compliments de condoléances, qui sont ce qu’il y a aumonde de plus blessant et de plus irritant.

Enrôlé dans le bataillon des hommes sérieux, M. Fauvel nes’était pas travesti ; il avait simplement jeté sur sesépaules un court manteau de soie.

À son bras, Mme Fauvel, née Valentine de La Verberie,s’inclinait et saluait, avec la plus gracieuse affabilité.

Sa beauté avait été remarquable autrefois, et ce soir, la magiedu costume y prêtant, l’illusion des lumières aidant, elle avaitretrouvé la fraîcheur et l’éclat de sa jeunesse. Jamais on ne luieût donné les quarante-huit ans qu’elle venait d’avoir.

Elle avait choisi une toilette de cour des dernières années durègne de Louis XIV, magnifique et sévère, toute de satin broché develours, sans un diamant, sans un bijou.

Et elle le portait avec une noblesse aisée, ayant grand air,sous sa poudre, comme il convient – disaient quelques âmescharitables – à une La Verberie qui a eu le tort d’épouser un hommed’argent.

Mais c’est à Madeleine qu’allaient tous les regards. Ellesemblait vraiment une reine sous ce costume de fille d’honneur,inventé comme à plaisir pour faire valoir les richesses de sataille.

Aux tièdes parfums des salons, sous le rayonnement des lustres,sa beauté s’épanouissait. Jamais ses cheveux n’avaient été sinoirs, jamais son teint n’avait paru si blanc, jamais ses grandsyeux n’avaient eu ces lueurs.

Une fois entrée, Madeleine prit le bras de sa tante, pendant queM. Fauvel se perdait dans la foule, cherchant à gagner un dessalons de jeu, refuges des hommes graves.

Le bal était alors à l’apogée de ses splendeurs.

Deux orchestres, sous la baguette de Strauss et d’un de seslieutenants, remplissaient les deux hôtels de leurs fanfares. Lafoule bigarrée se mêlait et tourbillonnait, et c’était unmerveilleux fouillis d’étoffes d’or et de satins, de velours et dedentelles.

Les diamants étincelaient sur les têtes et sur les poitrines,les joues les plus pâles rougissaient, les yeux brillaient, et lesépaules des femmes resplendissaient, plus blanches, comme lesneiges aux premiers rayons du soleil d’avril.

Oublié, lui et sa bannière, le Paillasse s’était réfugié dansl’embrasure d’une fenêtre, et il s’y tenait debout, le coude appuyéà la poignée ciselée de l’espagnolette.

Il semblait quelque peu ému de tant de magnificences, et quelquechose de ces enivrements lui montait à la tête. Pourtant il neperdait pas de vue un couple qui dansait à une faible distance delui.

C’était Madeleine, s’appuyant sur le bras d’un doge plus doréqu’un sequin ; et ce doge n’était autre que le marquis deClameran. Il paraissait radieux, rajeuni, ses empressements avaientdes apparences de triomphe. À un repos de quadrille, il se penchaitvers sa danseuse et lui parlait avec une admiration contenue. Ellesemblait l’écouter, sinon avec plaisir, du moins sans colère,hochant la tête par moments et d’autres fois souriant.

– Évidemment, murmurait le Paillasse, ce noble gredin fait sacour à la nièce du banquier ; donc j’avais raison hier. Mais,d’un autre côté, comment mademoiselle Madeleine se résigne-t-elle àentendre d’un air si gracieux ses fadeurs et sesdéclarations ? Heureusement Prosper n’est pas ici…

Il s’interrompit. Devant lui s’arrêtait un homme âgé déjà,portant avec une distinction suprême le manteau vénitien.

– Vous savez, monsieur… Verduret, dit-il, moitié sérieux, moitiérailleur, ce que vous m’avez promis ?

Le Paillasse s’inclina respectueusement, profondément, mais sansapparence de bassesse ni d’humilité.

– Je me souviens ! répondit-il.

– Pas d’imprudence, surtout.

– Monsieur le comte peut être tranquille, il a ma parole.

– C’est bien, monsieur, je sais ce qu’elle vaut.

Le comte s’éloigna, mais pendant ce court colloque le quadrillefinissait, et le Paillasse n’aperçut plus ni M. de Clameran niMadeleine.

Je les retrouverai auprès de madame Fauvel, pensa-t-il.

Et aussitôt, il se lança dans la foule, à la recherche de lafemme du banquier.

Incommodée par la chaleur qui devenait suffocante, Mme Fauvelétait venue chercher un peu de fraîcheur dans la grande galerie deshôtels Jandidier, transformée pour la nuit, grâce à ce talisman quis’appelle l’or, en un féerique jardin, plein d’orangers, delauriers-roses en fleur et de lilas blancs dont les grappesdélicates s’inclinaient déjà.

Le Paillasse l’aperçut, assise près d’un bosquet, non loin de laporte d’un des salons de jeu. À droite était Madeleine ; à sagauche se tenait Raoul de Lagors costumé en mignon de HenriIII.

Il faut avouer, pensait le Paillasse, tout en cherchant un posted’observation, qu’on n’est pas plus beau que ce jeune bandit.

Madeleine, maintenant, était triste. Elle avait arraché uncamélia à l’arbuste voisin, et elle l’effeuillait machinalement, leregard perdu dans le vide.

Raoul et Mme Fauvel, penchés l’un vers l’autre, causaient. Leursvisages paraissaient tranquilles, mais les gestes de l’un, lestressaillements de l’autre trahissaient clairement despréoccupations supérieures et une conversation des plus graves.

Dans le salon de jeu, on apercevait le doge, M. de Clameran,placé de façon à voir Mme Fauvel et Madeleine sans être vu.

C’est la scène d’hier qui se continue, pensa le Paillasse, si jepouvais surprendre quelques mots ! Si j’étais derrière cescamélias, je suis sûr que j’entendrais.

Il manœuvra aussitôt en conséquence, mais s’approcher n’étaitpas aisé, il lui fallait tourner des groupes. Quand il arriva à laplace désirée, Madeleine se levait et prenait le bras d’un Persanconstellé de pierreries.

Au même moment, Raoul se leva et passa dans le salon de jeu oùil dit quelques mots à l’oreille de Clameran.

Et voilà !… se dit le Paillasse, ces deux misérablestiennent ces deux pauvres femmes, et c’est en vain qu’elles sedébattent entre leurs serres. Mais comment lestiennent-ils ?

Il réfléchissait quand tout à coup se fit un grand mouvementdans la galerie. C’est qu’on annonçait un menuet merveilleux dansle grand salon ; puis la comtesse de Commarin venait d’arriveren Aurore ; puis encore, il fallait aller admirer lesémeraudes de la princesse Korasoff, les plus belles del’univers.

En un instant la galerie fut presque vide. Il n’y restait plusque quelques pauvres isolés, des maris grincheux dont les femmesdansaient, et quelques jeunes hommes timides et gênés dans leurscostumes.

Le Paillasse pensa que l’heure favorable à ses desseins étaitvenue.

Brusquement il quitta sa place, brandissant sa bannière,frappant avec sa badine sur la toile, toussant avec affectation, enhomme qui va parler. Il avait traversé la galerie et s’était placéentre le fauteuil occupé par Mme Fauvel et la porte du salon.

Aussitôt, accoururent autour de lui, faisant cercle, tous lesinvités restés dans la galerie.

Déjà il s’était posé dans la fière attitude de la tradition, lechapeau prodigieusement incliné sur l’oreille, le corps penché dumême côté que le chapeau.

C’est avec une incroyable volubilité et du ton le plusemphatiquement bouffon qu’il commença :

– Mesdames et messieurs… Ce matin même je sollicitais uneautorisation de l’autorité – il saluait – de cette ville. Eh !pourquoi ? Afin, messieurs, d’avoir l’honneur de voussoumettre un spectacle qui a déjà conquis les suffrages des cinqparties du monde et de plusieurs autres académies. C’est dansl’intérieur de cette loge, mesdames, que va commencer lareprésentation d’un drame inouï joué pour la première fois à Pékin,et traduit par nos plus fameux auteurs. Déjà, messieurs, on peutprendre ses places ; les quinquets sont allumés et les acteurss’habillent.

Il s’interrompit, et, avec une perfection humiliante pour lesinstruments de cuivre et les grosses caisses, il imita lesritournelles déchirantes des musiques de saltimbanques.

– Mais, mesdames et messieurs, reprit-il, vous allez me dire :si c’est dans la loge qu’on joue la pièce, que fais-tu ici ?Ce que j’y fais, messieurs, j’y suis pour vous donner un avant-goûtdes agitations, sensations, émotions, palpitations et autresdistractions que vous pouvez vous payer moyennant le faibledéboursé de cinquante centimes, dix sous !… Vous voyez cesuperbe tableau ? Eh bien, il représente les huit scènes lesplus terribles du drame. Ah ! je le vois, vous frémissez.Cependant ce n’est rien. Ce magnifique tableau ne nous donne pasplus l’idée exacte de la représentation qu’une goutte d’eau nedonne idée de la mer, ou une étincelle l’idée du soleil. Montableau, messieurs, c’est la bagatelle de la porte, comme quidirait la fumée qu’on aspire aux soupiraux des restaurants…

– Est-ce que vous connaissez ce Paillasse ? demandait unénorme Turc à un mélancolique Polichinelle.

– Non, mais il imite supérieurement la trompette.

– Oh ! supérieurement. Mais où veut-il en venir ?

Ce qu’il voulait, le Paillasse, c’était avant tout et surtoutattirer l’attention de Mme Fauvel, qui, depuis que Raoul etMadeleine s’étaient éloignés, s’était abandonnée à une rêverieprofonde et sans doute douloureuse.

Il réussit.

Les éclats de cette voix stridente ramenèrent la femme dubanquier au sentiment de la réalité ; elle tressaillit etregarda vivement autour d’elle, comme si on l’eût brusquementéveillée, puis elle se pencha du côté du Paillasse.

Lui cependant continuait :

– Donc, messieurs, nous sommes en Chine. Le premier des huittableaux de ma toile, ici, en haut, à gauche – il montrait du boutde sa badine – vous représente le célèbre mandarin Li-Fô, au seinde sa famille. Cette jolie jeune dame qui s’appuie sur son épaulen’est autre que son épouse, et les enfants qui se roulent sur letapis sont le fruit de la plus fortunée des unions. Nerespirez-vous pas, messieurs, le parfum de satisfaction etd’honnêteté qui s’exhale de cette superbe peinture ! C’est quemadame Li-Fô est la plus vertueuse des femmes, adorant son mari etidolâtrant ses enfants. Étant vertueuse, elle est heureuse, car,ainsi que le dit si bien Confucius, la vertu a bien plusd’agréments que le vice !…

Insensiblement, Mme Fauvel s’était rapprochée, même elle avaitquitté son fauteuil pour venir en occuper un autre, tout près duPaillasse.

– Voyez-vous, demandait à son voisin le mélancoliquePolichinelle, ce qu’il dit être sur sa toile ?

– Ma foi ! non ; et vous ?

Le fait est que la toile, furieusement enluminée, nereprésentait guère plus cela que n’importe quelle autre chose.

Le Paillasse, cependant, après avoir imité un roulement detambour, reprenait en accélérant encore son débit :

– Tableau numéro deux ! ! Cette vieille dame assisedevant une armoire à glace et qui de désespoir s’arrache lescheveux, particulièrement les blancs, la reconnaissez-vous ?Non. Eh bien ! c’est cependant la belle mandarine du premiertableau. Je vois des pleurs dans vos yeux, mesdames et messieurs.Ah ! pleurez, car si elle n’est plus belle elle n’est plusvertueuse, et son bonheur a disparu comme sa vertu. Ah ! c’estune lamentable histoire ! Un jour, on ne sait où, dans une ruede Pékin, elle a rencontré un jeune bandit beau comme un ange, etelle l’aime, la malheureuse, elle l’aime !…

C’est de la voix la plus tragique, et avec une physionomie àl’avenant, que le Paillasse prononça ces derniers mots.

Pendant cette tirade, il avait opéré une demi-conversion. Il setrouvait maintenant presque en face de la femme du banquier, et neperdait pas un des mouvements de son visage.

– Vous êtes surpris, messieurs, poursuivait-il, je ne le suispas. Le grand Bilboquet, mon maître, nous l’a révélé, le cœur n’apas d’âge, et c’est sur les ruines que fleurissent les plusvigoureuses ravenelles. La malheureuse !… elle a cinquante anset elle aime un adolescent ! De là cette scène navrante etépilatoire qui est un grand enseignement !

– Vrai ! murmurait un cuisinier de satin blanc, qui avaitpassé la soirée à débiter, sans succès, quantité demenus ; vrai, je le supposais plus amusant.

– Mais c’est dans l’intérieur de la loge, disait le Paillasse,qu’il faut voir les surprenants effets des fautes de la mandarine.Par moments, une lueur de raison éclaire son cerveau malade, et lesmanifestations de ses angoisses attendrissent les plusimpitoyables. Entrez, et pour dix sous vous entendrez des sanglotstels que l’Odéon n’en ouït jamais en ses beaux jours. C’est qu’ellecomprend l’inanité, la folie, le ridicule de sa passion, elles’avoue qu’elle s’acharne à la poursuite d’un fantôme, elle saittrop que lui, radieux de jeunesse, ne peut l’aimer, elle, déjàvieille, cherchant en vain à retenir les restes d’une beautéflétrie. Elle sent que si parfois il murmure à son oreilled’amoureuses paroles, il ment. Elle devine qu’un jour ou l’autreson manteau lui restera dans la main.

Tout en débitant avec une volubilité extrême ce boniment,adressé en apparence au groupe qui l’entourait, le Paillasse nequittait pas des yeux la femme du banquier.

Mais rien de ce qu’il avait dit n’avait semblé l’atteindre. Àdemi renversée sur son fauteuil, elle restait calme, son œilgardait sa clarté, même elle souriait doucement.

Ah ça ! pensait le Paillasse un peu inquiet, aurais-je faitfausse route !

Si préoccupé qu’il fût, il aperçut cependant un nouvel auditeur,le doge M. de Clameran, qui, lui aussi, venait faire cercle.

– Au troisième tableau, continuait-il en faisant rouler lesr, la vieille mandarine a donné congé à ses remords quisont des locataires gênants. Elle s’est dit qu’à défaut d’amourl’intérêt fixerait près d’elle le trop séduisant jouvenceau. C’estdans ce but que, l’ayant affublé d’une fausse dignité, elle leprésente chez les principaux mandarins de la capitale du Fils duCiel ; puis, comme il faut qu’un joli garçon fasse figure,elle se dépouille à son profit de tout ce qu’elle possède :bracelets, bagues, colliers, perles et diamants ; tout ypasse. C’est aux maisons de prêt de la rue Tien-Tsi que le monstreporte tous ces joyaux, et il refuse, par-dessus le marché, d’enrendre les reconnaissances.

Le Paillasse avait lieu d’en être satisfait.

Depuis un instant déjà, Mme Fauvel donnait des signes, bienmanifestes pour lui, de malaise et d’agitation.

Une fois, elle avait essayé de se lever, de s’éloigner ;mais ses forces la trahissant, elle restait clouée à son fauteuil,forcée d’entendre.

– Cependant, mesdames et messieurs, continuait le Paillasse, lesplus riches écrins s’épuisent. Un jour vint où la mandarine n’eutplus rien à donner. C’est alors que le jeune bandit conçut lefallacieux projet de s’emparer du bouton de jaspe du mandarinLi-Fô, ce splendide bijou d’une valeur incalculable, insigne de sadignité, déposé dans une cachette de granit, gardée nuit et jourpar trois soldats. Ah ! la mandarine résista longtemps. Ellesavait qu’on accuserait certainement les soldats innocents etqu’ils seraient mis en croix, comme c’est la mode à Pékin, et cettepensée la gênait. Mais l’autre parla d’une voix si tendre, que, mafoi ! vous comprenez… le bouton de jaspe fut enlevé. Lequatrième tableau vous représente les deux coupables descendant àpas de loup l’escalier dérobé ; voyez leurs transes,voyez…

Il s’interrompit. Trois ou quatre de ses auditeurs avaient vuque Mme Fauvel était près de se trouver mal, et ils s’empressaientpour lui porter secours.

D’ailleurs on lui serrait énergiquement le bras.

Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Clameranet de Raoul de Lagors, aussi pâles, aussi menaçants l’un quel’autre.

– Vous désirez, messieurs ?… demanda-t-il de son air leplus gracieux.

– Vous parler, répondirent-ils ensemble.

– À vos ordres.

Et il les suivit de l’autre côté de la galerie, dans l’embrasured’une porte-fenêtre donnant sur un balcon.

Là, nul ne devait songer à les observer, et personne ne lesobservait, en effet, sauf ce personnage à manteau vénitien que lePaillasse avait salué si bas en l’appelant : « Monsieur le comte».

D’ailleurs le menuet venait de finir, les orchestres prenaientune demi-heure de repos, la foule affluait dans la galerie, devenueen un moment trop étroite.

Même le soudain malaise de Mme Fauvel avait passé absolumentinaperçu ; ceux qui l’avaient remarqué, le voyant aussitôtdissipé, l’avaient mis sur le compte de la chaleur. M. Fauvel avaitbien été prévenu ; il était accouru, mais ayant trouvé safemme causant tranquillement avec Madeleine, il était alléreprendre sa partie.

Moins maître de soi que Raoul, M. de Clameran avait pris laparole :

– Tout d’abord, monsieur, commença-t-il d’un ton rude, j’aime àsavoir à qui je m’adresse.

Mais le Paillasse s’était bien promis de s’obstiner à croire àune plaisanterie de bal travesti, tant qu’on ne lui mettrait pasles points sur les i.

C’est dans l’esprit et le ton de son costume qu’il répondit:

– Ce sont mes papiers que vous me demandez, seigneur doge, etvous, mon mignon ? J’en ai, des papiers, mais ils sont entreles mains des autorités de cette cité, avec mes noms, prénoms, âge,profession, domicile, signes particuliers.

D’un geste furibond, M. de Clameran l’arrêta.

– Vous venez, dit-il, de vous permettre la plus infâme desperfidies !

– Moi ? seigneur doge !

– Vous !… Qu’est-ce que cette abominable histoire que vousdébitiez ?

– Abominable !… cela vous plaît à dire, mais moi qui l’aicomposée !…

– Assez, monsieur, assez, ayez au moins le courage de vos actes,et avouez que ce n’est qu’une longue et misérable insinuation àl’adresse de madame Fauvel.

Le Paillasse, la tête renversée, comme s’il eût demandé desidées au plafond, écoutait, la bouche béante, de l’air ahuri d’unhomme qui, moralement, tombe des nues.

Qui l’eût connu, il est vrai, eût vu, dans son œil noir,pétiller la satisfaction d’une diabolique malice.

– Par exemple ! disait-il, semblant bien moins répondre quese parler à soi-même, par exemple ! voilà qui est fort. Où setrouve dans mon drame de la mandarine Li-Fô une allusion à madameFauvel que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ? J’ai beauchercher, fouiller, scruter, d’honneur ! je ne vois pas. Àmoins que… mais non, c’est impossible.

– Prétendrez-vous donc, interrompit M. de Clameran,soutiendrez-vous donc que vous ignorez le malheur qui vient defrapper monsieur Fauvel ?

Mais le Paillasse était bien décidé à laisser préciser lesfaits.

– Un malheur ? interrogea-t-il.

– Je veux parler, monsieur, du vol dont monsieur Fauvel a étévictime, et qui a fait assez de bruit, ce me semble.

– Ah ! oui, je sais. Son caissier a décampé en luiemportant trois cent cinquante mille francs. Pardieu !l’accident est vulgaire et je dirai presque quotidien. Quant àdécouvrir entre ce vol et mon récit le moindre rapport, c’est uneautre affaire…

M. de Clameran tardait à répondre. Un violent coup de coude deLagors l’avait calmé comme par enchantement.

Devenu plus froid que marbre, il toisait le Paillasse d’unregard soupçonneux et paraissait regretter amèrement les parolessignificatives arrachées à son emportement.

– Soit ! fit-il de ce ton hautain qui lui était familier,soit, j’ai pu me tromper ; après vos explications, je veuxbien l’admettre et le croire.

Mais voilà que le Paillasse, si niaisement humble l’instantd’avant, sur ce mot « explications », se rebiffa. Il se campafièrement, le poing sur la hanche, exagérant l’attitude dudéfi.

– Je ne vous ai donné, je n’avais à vous donner aucuneexplication.

– Monsieur !…

– Laissez-moi finir, s’il vous plaît. Si, sans le vouloir, j’aiblessé en quelque chose la femme d’un homme que j’estime, c’est àlui, ce me semble, seul juge et arbitre de ce qui intéresse sonhonneur, de me le faire savoir. Il n’est plus d’un âge, medirez-vous, à venir demander raison d’une offense, c’estpossible ; mais il a des fils, et l’un d’eux est ici, je viensde le voir. Vous m’avez demandé qui je suis, à mon tour je vousdirai : qui êtes-vous, vous, qui de votre autorité privée vousconstituez le champion de madame Fauvel ? Êtes-vous sonparent, son ami, son allié ? De quel droit l’insultez-vous enprétendant découvrir une allusion où il n’y a qu’une histoireinventée à plaisir ?

Il n’y avait rien à dire à cette réponse si ferme et si logique.M. de Clameran chercha un biais.

– Je suis l’ami de monsieur Fauvel, dit-il, et, à ce titre, j’aile droit d’être jaloux de sa considération comme de la miennepropre. Et si cette raison ne vous suffit pas, sachez qu’avant peusa famille sera la mienne.

– Ah !

– C’est ainsi, monsieur, et avant huit jours mon mariage avecmademoiselle Madeleine sera officiellement annoncé.

La nouvelle était à ce point imprévue, elle était si bizarre,qu’un moment le Paillasse resta absolument décontenancé, et pourtout de bon, cette fois.

Mais ce fut l’affaire d’une seconde. Il s’inclina bien bas avecun sourire juste assez ironique pour qu’on ne pût le relever, endisant :

– Recevez toutes mes félicitations, monsieur. Outre qu’elle est,ce soir, la reine du bal, mademoiselle Madeleine a, dit-on, undemi-million de dot.

C’est avec une impatience visible, et en jetant de tous côtésdes regards anxieux, que Raoul de Lagors avait écouté cettediscussion.

– En voici trop, fit-il, d’un ton bref et dédaigneux ; jene vous dirai, moi, qu’une chose, maître Paillasse, vous avez lalangue trop longue.

– Peut-être, mon joli mignon, peut-être ! Mais j’ai le brasplus long encore.

Clameran, lui aussi, avait hâte d’en finir.

– Assez, ajouta-t-il en frappant du pied, on n’a pasd’explication avec un homme qui cache sa personnalité sous lesoripeaux de son costume.

– Libre à vous, seigneur doge, d’aller demander qui je suis aumaître de la maison… si vous l’osez.

– Vous êtes ! s’écria Clameran, vous êtes…

Un geste rapide de Raoul arrêta sur les lèvres du noble maîtrede forges une injure qui allait peut-être amener des voies de fait,et à tout le moins une provocation, du scandale, du bruit.

Le Paillasse attendit un moment, un sourire gouailleur auxlèvres, et l’injure ne venant pas, il chercha des yeux les yeux deM. de Clameran et lentement prononça :

– Je suis, monsieur, le meilleur ami qu’ait eu de son vivantvotre frère Gaston. J’étais son conseiller, j’ai été le confidentde ses dernières espérances.

Ces simples mots tombèrent comme autant de coups de massue surla tête de Clameran.

Il pâlit affreusement et recula d’un pas, les mains en avant,comme si là, au milieu de ce bal, il eût vu devant lui se dresserun spectre.

Il voulut répondre, protester, dire quelque chose, l’épouvanteglaça les mots dans sa gorge.

– Allons, viens, lui dit Lagors, qui avait gardé sonsang-froid.

Et il l’entraîna en le soutenant, car il chancelait comme unhomme ivre, il se tenait aux murs.

– Oh ! fit le Paillasse, sur trois tons différents,oh ! ! oh ! ! !

C’est qu’il était presque aussi étourdi que le maître de forges,et il restait là, dans son embrasure, planté sur ses jambes.

Cette phrase, mystérieusement menaçante, c’est à tout hasardqu’il l’avait prononcée, sans but, sans intention arrêtée,uniquement pour ne pas rester court, guidé à son insu par cetinstinct merveilleux du policier, qui est sa force, comme le flairdu limier.

– Qu’est-ce que cela signifie ? murmurait-il. Pourquoil’effroi de ce misérable ? Quel souvenir terrible ai-je remuédans son âme de boue ? Qu’on vienne donc encore vanter lapénétration de mon esprit, la subtilité de mes combinaisons !Il est un maître qui, sans peine, nous dame le pion à tous, quid’un brusque caprice dérange toutes nos chimères, ce maître, c’estle hasard.

Il était à cent lieues de la situation présente, de la galerie,du bal de messieurs Jandidier. Un léger coup, frappé sur son épaulepar le personnage au manteau vénitien, le rappela brusquement à laréalité.

– Êtes-vous content, monsieur Verduret ? demanda-t-il.

– Oui et non, monsieur le comte. Non, parce que je n’ai pasatteint complètement le but que je me proposais quand je vous aiprié de me faire admettre ici ; oui, parce que nos deuxcoquins se sont livrés de telle façon que le doute n’est pluspossible.

– Et vous vous plaignez ?…

– Je ne me plains pas, monsieur le comte ; je bénis aucontraire le hasard, je devrais dire la Providence, qui vient de merévéler l’existence d’un secret dont je ne me doutais pas.

Cinq ou six invités qui, ayant aperçu le comte, s’approchaientde lui, interrompirent cette conversation. Le comte s’éloigna, maisnon sans adresser au Paillasse un salut plus amical encore queprotecteur.

Lui, aussitôt, déposant sa bannière, se lança dans la foulevenue si pressée qu’on ne circulait qu’avec les plus grandesdifficultés. Il cherchait Mme Fauvel. Elle avait quitté la galerie,et il la trouva établie sur une banquette du grand salon, causantavec Madeleine. Elles étaient, l’une et l’autre, fort animées.

Bon ! pensa le Paillasse, elles s’entretiennent de lascène ; mais que sont donc devenus Lagors etClameran ?

Il ne tarda pas à les apercevoir. Ils allaient et venaient,traversant les groupes, saluant, adressant la parole à une foule depersonnes.

– Je parierais, murmura le Paillasse, qu’il est question de moi.Ces honorables messieurs cherchent à savoir qui je suis. Cherchez,mes bons amis, cherchez…

Bientôt ils y renoncèrent. Ils étaient si préoccupés, ilséprouvaient un tel besoin de se trouver seuls pour réfléchir etdélibérer, que sans attendre le souper, ils allèrent prendre congéde Mme Fauvel et de sa nièce, annonçant qu’ils se retiraient.

Ils disaient vrai. Le Paillasse les vit gagner le vestiaire,prendre leurs manteaux, descendre le grand escalier et disparaîtresous le porche.

– Tout est dit, pour ce soir, murmura-t-il, je n’ai plus rien àfaire ici.

Et à son tour, il sortit, après avoir passé un immense pardessusqui cachait presque entièrement son costume.

Il y avait à la porte bien des voitures libres, mais le tempsétait beau, bien que froid, le pavé était sec ; le Paillassedécida qu’il rentrerait à pied, se disant que le grand air, lemouvement, la marche tasseraient ses idées, encore confuses.

Allumant un cigare, il remonta la rue Saint-Lazare et tournaNotre-Dame-de-Lorette pour gagner le faubourg Montmartre.

Tout à coup, au moment où il s’engageait dans la rue Ollivier,un homme, sortant de l’ombre où il se tenait caché, bondit jusqu’àlui, le bras levé, et, de toutes ses forces, le frappa.

Le Paillasse, heureusement pour lui, avait cet instinctmerveilleux du chat, qui se dédouble, pour ainsi dire, qui peut,tout à la fois, guetter et veiller à sa sûreté, regarder d’un côtéet voir de l’autre.

Il vit, ou plutôt il devina l’homme tapi dans l’ombre, et lesentit, en quelque sorte, se précipiter sur lui, et il put serenverser à demi sur ses jarrets robustes, en essayant de pareravec ses mains.

Ce mouvement lui sauva certainement la vie, et c’est dans lebras qu’il reçut le furieux coup de poignard qui devait letuer.

La colère, encore plus que la douleur, lui arracha uneexclamation.

– Ah ! canaille ! s’écria-t-il.

Et aussitôt, bondissant d’un mètre en arrière, il tomba engarde.

Mais la précaution était inutile.

Voyant son coup manqué, l’assassin ne revint pas à la charge. Ilpoursuivit sa course et bientôt disparut dans le faubourgMontmartre.

– C’est Lagors, certainement, murmurait le Paillasse, et leClameran ne doit pas être loin. Pendant que je tournais l’églised’un côté, ils l’ont tournée de l’autre et sont venus m’attendreici.

Sa blessure, cependant, le faisait cruellement souffrir.

Il alla se placer sous un réverbère pour l’examiner. Elle neprésentait sans doute aucune gravité, mais elle était fort large etle bras était traversé de part en part.

Il déchira aussitôt son mouchoir de poche, en fit quatre bandeset s’entortilla le bras avec la dextérité d’un interne deshôpitaux.

Il faut, pensait-il, que je sois sur la piste de choses biengraves, pour que ces misérables se soient résolus à un meurtre. Desgens habiles comme eux, quand ils n’ont à redouter que la policecorrectionnelle, ne risquent pas bénévolement la courd’assises.

Cependant, rester là, sur cette place, n’était pas possible. Ils’assura qu’à la condition de braver une douleur très vive, ilpouvait encore se servir de son bras, et il poursuivit son ennemi,ayant bien soin de tenir le milieu de la chaussée et évitant lescoins sombres.

Il ne voyait personne, à la vérité, mais il était persuadé qu’onle suivait.

Il ne se trompait pas. Lorsque arrivé au boulevard Montmartre iltraversa la chaussée, il distingua deux ombres qu’il reconnut, etqui la traversèrent presque en même temps que lui, un peu plushaut.

– J’ai affaire, murmura-t-il, à des gredins déterminés, ils nese cachent même pas pour me suivre. Ils sont fins, ils doivent êtrerompus à des aventures comme celle-ci, j’aurai du mal à leur faireperdre ma piste. Ce n’est pas avec ces gaillards-là que réussiraitle tour de la voiture, qui a si bien mis Fanferlot dedans. Il fautajouter de plus que mon diable de chapeau gris est comme un pharedans la nuit et se voit d’une lieue.

Il remontait alors le boulevard, et sans avoir besoin dedétourner la tête, il devinait ses ennemis, à trente pas à peu prèsen arrière.

– Et cependant, disait-il, poursuivant à demi-voix sonmonologue, il faut à tout prix que je les dépiste. Je ne puisrentrer, les ayant sur mes talons, ni chez moi, ni auGrand-Archange. Ce n’est plus pour m’assassiner qu’ils mesuivent maintenant, mais pour savoir qui je suis. Or, s’ilsviennent à se douter que ce Paillasse recouvre monsieur Verduret etque monsieur Verduret lui-même dissimule monsieur Lecoq, c’en estfait de mes projets. Ils s’envoleront à l’étranger, car ce n’estpas l’argent qui leur manque, et j’en serai pour mes frais et pourmon coup de couteau.

Cette idée, que peut-être Raoul et Clameran lui échapperaient,l’exaspéra si fort, qu’un instant il songea à les faireprendre.

C’était chose facile, en somme. Il n’avait qu’à se précipitersur eux, en criant au secours, on viendrait, on les arrêterait tousles trois et on les consignerait au poste à la disposition ducommissaire de police.

C’est ce moyen aussi simple qu’ingénieux qu’emploient les agentsdu service de la sûreté lorsque, rencontrant à l’improviste quelquemalfaiteur qui leur est signalé, ils ne peuvent, faute d’un mandat,lui mettre la main dessus.

Le lendemain, on s’explique.

Or le Paillasse avait en mains bien assez de preuves pour fairemaintenir l’arrestation de Lagors. Il pouvait montrer la lettre etle paroissien mutilé, il pouvait révéler l’existence desreconnaissances du Mont-de-Piété déposées au Vésinet, il montreraitson bras. Au pis aller, Raoul aurait à expliquer pourquoi etcomment il avait volé ce nom de Lagors, et dans quel but il sefaisait passer pour le parent de M. Fauvel.

D’un autre côté, en agissant avec cette précipitation, onassurait peut-être le salut du principal coupable, de M. deClameran. Quel témoignage décisif s’élevait contre lui ?Aucun. On avait les présomptions les plus fortes, mais pas unfait.

Tout bien réfléchi, le Paillasse décida qu’il agirait seul,comme il l’avait toujours fait jusqu’ici, et que seul il arriveraità la découverte des vérités soupçonnées.

Ce parti arrêté, il n’avait plus qu’à donner le change à ceuxqui le suivaient.

Il avait pris le boulevard de Sébastopol, et, quittant l’allureindécise qui trahissait ses hésitations, il se mit à marcher d’unbon pas.

Arrivé devant le square des Arts-et-Métiers, il s’arrêtabrusquement. Deux sergents de ville le croisèrent, il les arrêtapour leur demander quelques renseignements insignifiants.

Cette manœuvre eut le résultat qu’il prévoyait, Raoul etClameran se tinrent cois à vingt pas environ, n’osant avancer.

Vingt pas !… c’était tout ce qu’il fallait d’avance auPaillasse. Tout en causant avec les sergents de ville, il avaitsonné à la maison devant laquelle ils se trouvaient. Le bruit secdu cordon lui ayant appris que la porte était ouverte, il salua etentra vivement.

Une minute plus tard, les sergents de ville s’étant éloignés,Clameran et Lagors sonnaient à leur tour à cette porte.

On leur ouvrit, et ils firent lever le concierge pour luidemander quel était cet individu qui venait de rentrer, déguisé enPaillasse.

Il n’avait pas vu, leur dit-il, rentrer le moindre masque, et,qui plus est, il n’était pas à sa connaissance qu’aucun de seslocataires fût sorti déguisé.

– Après cela, ajouta-t-il, je ne puis être sûr de rien, lamaison ayant une autre issue sur la rue Saint-Denis.

– Nous sommes volés ! interrompit Lagors, nous ne sauronsjamais qui est ce Paillasse.

– À moins que nous ne l’apprenions trop tôt à nos dépens,murmura Clameran devenu pensif.

En ce moment même où Raoul et le maître de forges se retiraientpleins d’inquiétude, le Paillasse, rapide comme une flèche,arrivait à l’hôtel du Grand-Archange comme trois heuressonnaient.

Accoudé à sa fenêtre, Prosper le vit venir de loin.

C’est que depuis minuit, Prosper attendait avec la fiévreuseimpatience d’un accusé qui attend la décision de ses juges.

C’est dire avec quel empressement il courut au-devant de M.Verduret jusqu’au milieu de l’escalier.

– Que savez-vous ? disait-il ; qu’avez-vousappris ? Avez-vous vu Madeleine ? Raoul et Clameranétaient-ils au bal ?

Mais M. Verduret n’a pas l’habitude de causer dans les endroitsoù on peut l’entendre.

– Avant tout, répondit-il, entrons chez vous, et commencez parme donner un peu d’eau pour laver ce bobo qui me cuit comme lefeu.

– Ciel ! vous êtes blessé !

– Oui, c’est un souvenir de votre ami Raoul. Ah ! ilapprendra ce qu’il en coûte pour entamer la peau que voilà.

La colère froide de M. Verduret-Paillasse avait quelque chose desi menaçant que Prosper en restait interdit. Lui, cependant, avaitfini de panser son bras.

– Maintenant, dit-il à Prosper, causons. Nos ennemis sontprévenus, il s’agit de les frapper avec la rapidité de lafoudre.

M. Verduret s’exprimait d’un ton bref et impérieux, que Prosperne lui connaissait pas.

– Je me suis trompé, disait-il, j’ai fait fausse route ;c’est un accident qui arrive aux plus malins. J’ai pris l’effetpour la cause, il faut bien que je le confesse. Le jour où j’ai cruêtre assuré que des relations coupables existaient entre Raoul etmadame Fauvel, j’ai cru tenir le bout du fil qui devait nousconduire à la vérité. J’aurais dû me méfier, c’était trop simple,trop naturel.

– Supposez-vous madame Fauvel innocente ?

– Non, certes, mais elle n’est pas coupable dans le sens que jecroyais. Quelles étaient mes suppositions ? Je m’étais dit :éprise d’un jeune et séduisant aventurier, madame Fauvel lui a faitcadeau du nom d’une de ses parentes et l’a présenté à son maricomme son neveu. Le stratagème était adroit pour ouvrir àl’adultère les portes de la maison. Elle a commencé par lui donnertout l’argent dont elle pouvait disposer ; plus tard elle luia confié ses bijoux, qu’il portait au Mont-de-Piété ; enfin,ne possédant plus rien, elle l’a laissé puiser à la caisse de sonmari. Voilà ce que je pensais.

– Et de cette façon, tout s’expliquait.

– Non, tout ne s’expliquait pas, je le savais, et c’est en celaque j’ai agi avec une déplorable légèreté. Comment, avec monpremier système, expliquer l’empire de Clameran ?

– Clameran est simplement le complice de Lagors.

– Ah ! voilà où est l’erreur. Moi aussi, j’ai cru longtempsque Raoul était tout, la vérité est qu’il n’est rien. Hier, dansune discussion qui s’était élevée entre eux, le maître de forges adit à son ancien ami : « Et, surtout, mon petit, ne t’avise pas deme résister, je te briserais comme verre. » Tout est là. Lefantastique Lagors est, non la créature de madame Fauvel, maisl’âme damnée de Clameran.

» Et encore, reprit-il, est-ce que nos suppositions premièresnous donnaient la raison de l’obéissance résignée deMadeleine ? C’est à Clameran et non à Lagors qu’obéitMadeleine.

Prosper essaya de protester.

M. Verduret haussa imperceptiblement les épaules. Pourconvaincre Prosper, il n’avait à prononcer qu’un mot ; ilavait simplement à dire que trois heures auparavant Clameran luiavait annoncé son mariage avec Madeleine.

Ce mot, il commit la faute de ne le point prononcer.

Persuadé qu’il arriverait à temps pour rompre ce mariage, il nevoulait pas ajouter cette inquiétude aux soucis de son jeuneprotégé.

– Clameran, poursuivit-il, Clameran seul tient madame Fauvel.Or, comment la tient-il, quelle arme terrible assure son mystérieuxpouvoir ? Il résulte de renseignements positifs qu’ils se sontvus il y a quinze mois pour la première fois depuis leur jeunesse,et la réputation de madame Fauvel a toujours été au-dessus de lamédisance. C’est donc dans le passé qu’il faut chercher le secretde cette domination d’une part, de cette résignation del’autre.

– Nous ne saurons rien, murmura Prosper.

– Nous saurons tout, au contraire, quand nous connaîtrons lepassé de Clameran. Ah ! quand ce soir j’ai prononcé le nom deson frère Gaston, Clameran a pâli et reculé comme à la vue d’unfantôme. Et moi, je me suis souvenu que Gaston est mort subitement,lors d’une visite de son frère.

– Croyez-vous donc à un meurtre !…

– Je puis tout croire de gens qui ont voulu m’assassiner. Levol, mon cher enfant, n’est plus en ce moment qu’un détailsecondaire. Il est aisé à expliquer, ce vol, et si ce n’était quecela, je vous dirais : ma tâche est finie, allons trouver le juged’instruction et lui demander un mandat.

Prosper s’était levé, la poitrine gonflée, l’œil brillantd’espoir.

– Oh ! vous savez… Est-ce possible !…

– Oui, je sais qui a donné la clé, je sais qui a donné lemot.

– La clé !… peut-être c’était celle de monsieur Fauvel.Mais le mot…

– Le mot ! malheureux, c’est vous qui l’avez livré. Vousavez oublié, n’est-ce pas ? Votre maîtresse, heureusement, aeu de la mémoire pour deux. Vous souvient-il d’avoir, deux joursavant le vol, soupé avec madame Gypsy, Lagors et deux autres de vosamis ? Nina était triste. Vers la fin du souper, elle vous fitune querelle de femme délaissée.

– En effet, j’ai ce souvenir bien présent.

– Alors, vous savez ce que vous avez répondu ?

Prosper chercha un moment et répondit :

– Non.

– Eh bien ! pauvre imprudent, vous avez dit à Nina : « Tuas bien tort de me reprocher de ne pas penser à toi, car, à cetteheure, c’est ton nom aimé qui garde la caisse de mon patron. »

Prosper eut un geste fou : la vérité, comme un obus, éclataitdans son cerveau.

– Oui ! s’écria-t-il, oui, je me souviens.

– Alors, vous comprenez le reste. Un des deux est allé trouvermadame Fauvel et l’a contrainte de lui remettre la clé de son mari.À tout hasard, le misérable a placé les boutons mobiles sur le nomde Gypsy. Les trois cent cinquante mille francs ont été pris. Etsachez bien que madame Fauvel n’a obéi qu’à des menaces terribles.Elle était mourante, le lendemain du vol, la pauvre femme, et c’estelle qui, au risque de se perdre, vous a envoyé dix millefrancs.

– Mais qui a volé ? Est-ce Raoul ? est-ceClameran ? Quels sont sur madame Fauvel leurs moyensd’action ? Comment Madeleine est-elle mêlée à cesinfamies ?

– À ces questions, mon cher Prosper, je ne sais encore querépondre, et c’est pour cela que nous n’allons pas encore trouverle juge. Je vous demande dix jours. Si dans dix jours je n’ai riensurpris, je reviendrai, et nous irons conter à monsieur Patrigentce que nous savons.

– Comment, vous partez donc ?

– Dans une heure, je serai sur la route de Beaucaire. N’est-cepas des environs que sont Clameran et madame Fauvel, qui est unedemoiselle de La Verberie.

– Oui, je connais leurs familles.

– Eh bien ! c’est là que je vais les étudier. Ni Raoul niClameran ne nous échapperont, la police les surveille. Mais vous,Prosper, mon ami, soyez prudent. Jurez-moi de rester prisonnier icitant que durera mon absence.

Tout ce que demandait M. Verduret, Prosper le jura du meilleurcœur. Mais il ne pouvait le laisser s’éloigner ainsi.

– Ne saurai-je donc pas, monsieur, demanda-t-il, qui vous êtes,quelles raisons m’ont valu votre tout-puissant appui ?

L’homme extraordinaire eut un sourire triste.

– Je vous le dirai, répondit-il, devant Nina, la veille du jouroù vous épouserez Madeleine.

C’est une fois abandonné à ses réflexions que Prosper compritvraiment et réellement de quelle utilité lui avait étél’intervention toute-puissante de M. Verduret.

Examinant le champ des investigations de ce mystérieuxprotecteur, il était surpris et comme épouvanté de son étendue.

Que de découvertes en moins de huit jours, et avec quelleprécision – bien qu’il prétendît avoir fait fausse route. Avecquelle sûreté, il en était venu d’inductions en déductions, defaits prouvés en faits probables, à reconstituer, sinon la vérité,au moins une histoire si vraisemblable qu’elle semblaitindiscutable.

Prosper devait bien s’avouer que, parti de rien, jamais il neserait arrivé seul à ce résultat qui confondait sa raison.

Outre qu’il n’avait ni la pénétration surprenante, ni lasubtilité de conception de M. Verduret, il n’avait ni son flair nison audace ; il ne possédait pas cet art, cette science de sefaire obéir, de se créer des agents et des complices, de faireconcourir à un résultat commun les événements aussi bien que leshommes.

N’ayant plus près de lui cet ami de l’adversité, il leregrettait. Il regrettait cette voix tantôt rude et tantôtbienveillante qui l’encourageait ou le consolait.

Il se trouvait maintenant isolé jusqu’à l’effroi, n’osant pourainsi dire ni agir ni penser seul, plus timide que l’enfantabandonné par sa bonne.

Au moins eut-il le bon esprit de suivre les recommandations deson mentor. Il se renferma obstinément au Grand-Archange,ne mettant même pas le nez à la fenêtre.

Deux fois il eut des nouvelles de M. Verduret. La première foisil reçut une lettre où cet ami lui disait avoir vu son père, lequellui avait donné un bon coup de main. La seconde fois, Dubois, levalet de chambre de M. de Clameran, vint, de la part de celui qu’ilappelait « son patron », annoncer que tout allait bien.

Tout allait pour le mieux, en effet, lorsque le neuvième jour desa réclusion volontaire, sur les dix heures du soir, Prosper eutl’idée de sortir. Il avait un violent mal de tête, depuis plusieursnuits il dormait mal, il pensa que le grand air lui ferait dubien.

Mme Alexandre, qui semblait avoir été mise quelque peu dans lesecret par Verduret, lui présenta certaines objections, il n’entint compte.

– Qu’est-ce que je risque, à cette heure, dans cequartier ? dit-il. Je longerai le quai jusqu’au Jardin desPlantes, et certes je ne rencontrerai personne.

Le malheur est qu’il ne suivit pas strictement ce programme, etqu’arrivé près de la gare du chemin de fer d’Orléans, ayant soif,il entra dans un café et se fit servir un verre de bière.

Tout en buvant à petits coups, machinalement il prit un journalparisien, le Soleil, et à l’article : « Bruits du jour »,sous la signature de Jacques Durand, il lut :

On annonce le mariage de la nièce d’un de nos plushonorables financiers, M. André Fauvel, avec un gentilhommeprovençal, M. le marquis Louis de Clameran.

La foudre tombant sur la table même de Prosper ne lui eût pointcausé une si épouvantable impression.

Cette nouvelle affreuse, qui lui arrivait là, à l’improviste,apportée par ce messager indifférent de la joie ou de la douleurqui s’appelle le journal, lui prouvait la justesse desappréciations de M. Verduret.

Hélas ! pourquoi cette certitude ne lui donna-t-elle pas lafoi absolue, c’est-à-dire le courage d’attendre, la force de ne pasagir ?

Égaré par la douleur, perdant la tête, il vit déjà Madeleineindissolublement liée à ce misérable, il se dit que M. Verduretarriverait peut-être trop tard, et qu’à tout prix il fallait créerun obstacle.

Il demanda au garçon une plume et du papier, et oubliant qu’iln’est pas de situation qui excuse cette lâcheté abominable quis’appelle une lettre anonyme, déguisant son écriture de son mieux,il écrivit à son ancien patron :

Cher monsieur,

Vous avez livré à la justice votre caissier, vous avez bienfait, puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle.

Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois centcinquante mille francs, est-ce aussi lui qui a volé les diamants deMme Fauvel pour les porter au Mont-de-Piété, où ils sontactuellement ?

À votre place, prévenu comme vous l’êtes, je ne ferais pasd’esclandre. Je surveillerais ma femme, et je découvrirais qu’ilfaut toujours se défier des petits-cousins.

De plus, avant de signer le contrat de Mlle Madeleine, jepasserais à la préfecture de police m’édifier sur le compte dunoble marquis de Clameran.

Un de vos amis

Sa lettre écrite, Prosper se hâta de payer et de sortir. Puis,comme s’il eût craint que sa dénonciation n’arrivât pas assez àtemps, il se fit indiquer un grand bureau, et c’est rue duCardinal-Lemoine qu’il la jeta à la poste.

Jusque-là il n’avait même pas douté de la légitimité de sonaction.

Mais, au dernier moment, lorsque ayant avancé la main dans laboîte, il lâcha la lettre, lorsqu’il entendit le bruit sourdqu’elle fit en tombant parmi les dépêches, mille scrupules luivinrent.

N’avait-il pas eu tort d’agir avec cette précipitation ?Cette lettre n’allait-elle pas déranger tous les plans de M.Verduret ?…

Arrivé à l’hôtel, ses scrupules se changèrent en regretsamers.

Joseph Dubois était venu en son absence ; il était venu aureçu d’une dépêche du patron annonçant que tout était terminé, etqu’il arriverait le lendemain soir, à neuf heures, à la gare deLyon.

Prosper eut un moment d’affreux désespoir. Il eût donné tout aumonde pour rentrer en possession de la lettre anonyme.

Et certes, il avait raison de se désoler.

À cette heure même, M. Verduret prenait le chemin de fer àTarascon, ruminant tout un plan, pour tirer de ses découvertes leparti le plus avantageux.

Car il avait tout découvert.

Combinant avec ce qu’il savait déjà le récit d’une ancienneservante de Mlle de La Verberie et les déclarations d’un vieuxdomestique des Clameran, utilisant les dépositions des gens duVésinet au service de Lagors, dépositions recueillies et expédiéespar Dubois-Fanferlot, s’aidant de notes émanant de la préfecture depolice, il était arrivé, grâce à son prodigieux génied’investigation et de calcul, à rétablir entièrement et dans sesmoindres détails le drame désolant qu’il avait entrevu.

Ainsi qu’il l’avait deviné et dit, c’est loin, bien loin dans lepassé qu’il fallait rechercher les causes du crime dont Prosperavait été la victime.

Et ce drame, le voici, tel qu’il l’avait rédigé à l’intention dujuge d’instruction, non sans se dire que sans doute son récitservirait à dresser l’acte d’accusation.

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