Le Dossier 113

Chapitre 2

 

Valentine, ce soir-là, savait que Gaston avait dû se rendre àTarascon, pour y passer le Rhône sur le pont de fil de fer qui unitTarascon à Beaucaire, et elle l’attendait de ce côté, à l’heureconvenue la veille, à onze heures.

Mais voici que bien avant l’instant fixé, ayant par hasard jetéun coup d’œil du côté de Clameran, il lui sembla voir des lumièrespromenées dans les appartements d’une façon tout à faitinsolite.

Un pressentiment sinistre glaça tout son sang dans ses veines,arrêtant les palpitations de son cœur.

Une voix secrète et impérieuse, au-dedans d’elle-même, luicriait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et deterrible au château de Clameran.

Quoi ? elle ne pouvait se l’imaginer, mais elle étaitsûre ; elle eût juré qu’un grand malheur venait d’arriver.

Son inquiétude allait grandissant, plus poignante et plus aiguëde minute en minute, quand tout à coup, à la fenêtre de Gaston,elle aperçut ce signal cher et si connu qui lui annonçait que sonami allait passer le Rhône.

Elle n’en pouvait croire ses yeux, elle voulait douter dutémoignage de ses sens, et c’est seulement quand le signal eut étérépété trois fois qu’elle y répondit.

Alors, plus morte que vive, sentant ses jambes se dérober souselle, se tenant aux murs, elle descendit dans le parc et gagna lebord de l’eau.

Grands dieux !… il lui semblait que jamais elle n’avait vule Rhône si furieux. Était-il possible que Gaston essayât de letraverser ? Plus de doute, un événement affreux devait êtresurvenu.

Pendant que les hussards et les gendarmes regagnaient tristementle château de Clameran, Gaston réalisait un de ces prodiges dont onserait tenté de douter si les plus indiscutables témoignages nevenaient l’affirmer.

Tout d’abord, lorsqu’il avait plongé, il avait été roulé cinq ousix fois et entraîné vers le fond. C’est que, dans un fleuvedébordé, le courant n’est pas égal à toutes les profondeurs ;là est surtout l’immense danger. Mais ce danger, Gaston leconnaissait, il l’avait prévu. Loin d’user ses forces à une luttevaine, il s’abandonna, ne songeant qu’à économiser son haleine.

Ce n’est guère qu’à une vingtaine de mètres de l’endroit où ils’était jeté qu’un vigoureux coup de reins le ramena à lasurface.

Près de lui, avec la rapidité d’une flèche, filait le troncd’arbre sur lequel tout à l’heure il était debout.

Durant quelques secondes, il se trouva empêtré au milieu dedébris de toutes sortes ; un remous le dégagea.

Il ne songeait pas à gagner la rive opposée. Il se disait qu’ilaborderait où il pourrait. Gardant sa présence d’esprit autant ques’il se fût trouvé dans des conditions ordinaires, il employaittoute sa force et toute son adresse à obliquer lentement, sanscesser de rester dans le fil de l’eau, sachant bien que c’en seraitfait de lui si le courant le prenait de travers.

Ce courant épouvantable est d’ailleurs aussi capricieux queterrible ; de là les bizarres effets des inondations. Selonles méandres du fleuve, il se porte tantôt à droite, tantôt àgauche, épargnant une rive, ravageant l’autre.

Gaston, qui avait une connaissance très exacte de son fleuve,savait qu’un peu au-dessous de Clameran il y avait un coudebrusque, et il comptait sur le remous de ce coude pour le portersur La Verberie.

Ses prévisions ne furent pas déçues. Un courant oblique tout àcoup l’emporta sur la rive droite, et s’il ne se fût pas tenu surses gardes, il était roulé et coulé.

Mais le remous n’allait pas aussi loin que le supposait Gaston,et il était encore loin du bord, quand, avec la foudroyanterapidité du boulet, il passa devant le parc de La Verberie.

Il eut le temps, cependant, d’entrevoir, sous les arbres, commeune ombre blanche : Valentine l’attendait.

Ce n’est que beaucoup plus bas que, s’étant insensiblementrapproché du bord, il essaya de prendre terre.

Sentant qu’il avait pied, deux fois il se dressa, deux fois laviolence du courant le renversa. Il allait être entraîné quand ilréussit à saisir quelques branches de saule, qui l’aidèrent à sehisser sur la berge.

Il était sauvé.

Aussitôt, sans prendre le temps de respirer, il s’élança dans ladirection de La Verberie, et bientôt fut dans le parc.

Il était temps qu’il arrivât. Brisée par l’intensité de sesangoisses, l’infortunée Valentine gisait affaissée sur elle-même,sentant la vie se retirer d’elle.

Les embrassements de Gaston la tirèrent de cette mornestupeur.

– Toi ! s’écria-t-elle d’une voix où éclatait toute lafolie de sa passion, toi ! Dieu a donc eu pitié de nous ?il a donc entendu mes prières ?

– Non, murmura-t-il, non, Valentine, Dieu n’a pas eu pitié.

Ses pressentiments ne la trompaient pas, elle le comprenait àl’accent de Gaston.

– Quel malheur nouveau nous frappe ! s’écria-t-elle,pourquoi êtes-vous venu ainsi, risquant votre vie qui est lamienne ; que se passe-t-il ?

– Il y a, Valentine, que notre secret n’est plus à nous, que nosamours sont, à cette heure, la risée du pays.

Elle recula comme foudroyée, se voilant la figure de ses mains,laissant échapper un long gémissement.

– Tout se sait, balbutia Valentine, tout se sait…

Au milieu du déchaînement des éléments, Gaston avait gardé sonsang-froid, mais aux accents de cette voix aimée, son esprits’exaltait jusqu’au délire.

– Et je n’ai pu, s’écriait-il, écraser, anéantir les infâmes quiont osé prononcer ton nom adoré. Ah ! pourquoi n’ai-je tué quedeux de ces misérables !…

– Vous avez tué !… Gaston.

L’accent de profonde horreur de Valentine rendit à son ami unelueur de raison.

– Oui, répondit-il, essayant de se maîtriser, oui j’ai frappé…C’est pour cela que j’ai traversé le Rhône. Il y allait del’honneur de mon nom. Il n’y a qu’un moment, tous les gendarmes dupays me traquaient comme une bête malfaisante. Je leur ai échappé,et maintenant je me cache, je fuis…

Il fallait à Valentine, une force d’âme peu commune pour ne passuccomber sous tant de coups inattendus.

– Où espérez-vous fuir ? demanda-t-elle.

– Eh ! le sais-je moi-même ! où je vais, ce que jedeviendrai, quel avenir m’attend ?… Puis-je le prévoir !Je fuis… je vais m’efforcer de gagner l’étranger, prendre un fauxnom, un déguisement. Et j’irai, jusqu’à ce que je trouve un de cespays sans lois, qui donnent asile aux meurtriers.

Gaston se tut. Il attendait, il espérait une réponse. Cetteréponse ne venant pas, il reprit avec une véhémence extraordinaire:

– Si, avant de disparaître, j’ai voulu vous revoir, Valentine,c’est qu’en ce moment où tout m’abandonne, j’ai compté sur vous,j’ai eu foi en votre amour. Un lien nous unit, ô ma bien-aimée,plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres : jet’aime. Devant Dieu, tu es ma femme, je suis à toi comme tu es àmoi, pour la vie. Me laisserez-vous fuir seul, Valentine ? Auxdouleurs de l’exil, aux regrets cuisants de ma vie perdue,ajouterez-vous les tortures de notre séparation ?

– Gaston, je vous en conjure…

– Ah ! je le savais bien, interrompit-il, se méprenant ausens de l’exclamation de son amie ; je savais bien que je nefuirais pas seul. Je connaissais assez votre cœur pour savoir quevous voudriez la moitié du fardeau de mes misères. Ce moment effacetout. Partons !… Ayant notre bonheur à défendre, je ne crainsplus rien, je puis tout braver, tout vaincre. Venez, ô maValentine, nous périrons ou nous nous sauverons ensemble. C’estl’avenir entrevu et rêvé qui commence, avenir d’amour et deliberté !

Il était fou, il délirait ; il avait saisi Valentine par lataille, il l’attirait, il l’emportait.

À mesure que croissait l’exaltation de Gaston, et que de plus iloubliait tout ménagement, Valentine parvenait à dominer sonémotion.

Doucement, mais avec une énergie qu’il ne lui soupçonnait pas,elle se débarrassa de son étreinte et le repoussa.

– Ce que vous voulez, dit-elle du ton le plus triste etcependant le plus ferme, ce que vous espérez est impossible.

Cette froide résistance, inexplicable pour lui, sembla confondreGaston.

– Impossible ! balbutia-t-il.

– Vous me connaissez assez, continuait Valentine, pour savoirque partager avec vous la pire des destinées serait pour moi lecomble des félicités humaines. Mais au-dessus de votre voix quim’attire, au-dessus de la voix de mon cœur, qui m’entraîne, il enest une plus puissante et plus impérieuse qui me défend de voussuivre, quand même, c’est la voix sublime du devoir.

– Quoi ! vous pouvez songer à rester, après l’horriblescène de ce soir, après un scandale qui demain sera public.

– Que voulez-vous dire ? Que je suis perdue,déshonorée ? Le suis-je plus aujourd’hui que je ne l’étaishier ? Pensez-vous donc que l’ironie ou les mépris du monde meferont autant souffrir que les révoltes de ma conscience ! Jeme suis toujours jugée, Gaston, et si votre présence, le son devotre voix, la sensation de votre main touchant la mienne mefaisaient tout oublier, loin de vous je me souvenais et jepleurais.

Gaston écoutait, immobile, stupéfait, il lui semblait qu’uneValentine nouvelle se dressait devant lui, et qu’il découvrait enson âme, qu’il croyait si bien posséder, des profondeurs qui luiavaient échappé.

– Et votre mère ? murmura-t-il.

– C’est elle, ne le comprenez-vous pas, dont le souvenirm’enchaîne ici. Voulez-vous donc que, fille dénaturée, jel’abandonne pour suivre mon amant, à l’heure où, pauvre, isolée,sans amis, elle n’a plus que moi.

– Mais on la préviendra, Valentine, nous avons des ennemis, ellesaura tout.

– Qu’importe ! La conscience parle, il suffit. Ah !que ne puis-je, au prix de ma vie, lui épargner d’apprendre que safille, sa Valentine, a failli à toutes les lois de l’honneur !Il se peut qu’elle soit dure pour moi, terrible, impitoyable. Ehbien ! ne l’ai-je pas mérité. Ô mon unique ami, nous nousétions endormis dans un rêve trop beau pour qu’il pût durer. Ceréveil affreux, je l’attendais. Misérables fous, pauvresimprudents, qui avons pu croire qu’il est hors du devoir desfélicités durables ! Tôt ou tard, le bonheur volé se paie.Courbons le front et humilions-nous.

Cette froide raison, cette résignation douloureuse rallumèrentla colère de Gaston.

– Ne parlez pas ainsi ! s’écria-t-il. Ne sentez-vous pasque la seule idée d’une humiliation pour vous me rendfou ?

– Hélas ! je dois pourtant m’attendre à bien d’autresoutrages.

– Vous !… Que voulez-vous dire ?

– Sachez donc, Gaston…

Elle s’interrompit, hésita un moment, et finit par dire :

– Rien, il n’y a rien, je suis folle.

Moins abandonné aux violences de la situation, le comte deClameran eût deviné sous les réticences de Valentine quelquenouveau malheur ; mais il poursuivait son idée.

– Tout espoir n’est pas perdu, reprit-il. Mon amour et mondésespoir ont, je le crois, touché mon père, qui est bon. Peut-êtremes lettres, quand je serai hors de danger, peut-être, lesinstances de mon frère Louis le décideront-elles à demander pourmoi votre main à madame de La Verberie.

Cette supposition sembla épouvanter Valentine.

– Fasse le ciel ! s’écria-t-elle, que jamais le marquis netente cette démarche !

– Pourquoi ?

– Parce que ma mère repousserait sa demande ; parce que mamère, il faut bien que je l’avoue, en cette extrémité, a juré queje serais la femme d’un homme ayant une grande fortune, et quevotre père n’est pas riche.

– Oh ! fit Gaston révolté, oh !… Et c’est à une tellemère que vous me sacrifiez !

– Elle est ma mère, et c’est assez. Je n’ai pas le droit de lajuger. Mon devoir est de rester, je reste.

L’accent de Valentine annonçait une résolution inébranlable, etGaston comprit bien que toutes ses prières seraient vaines.

– Ah ! s’écria-t-il se tordant les mains de désespoir, vousne m’avez jamais aimé !

– Malheureux !… ce que vous dites, vous ne le pensezpas !

– Non, continua-t-il, vous ne m’aimez pas, vous qui en ce momentoù nous allons être séparés avez l’affreux courage de raisonnerfroidement et de calculer. Ah ! ce n’est pas ainsi que je vousaime, moi. Hors vous, que me fait la terre entière ? Vousperdre, c’est mourir. Que le Rhône reprenne donc cette vie qu’ilm’a miraculeusement rendue et qui maintenant m’est à charge.

Déjà il s’avançait vers le Rhône, décidé à mourir ;Valentine le retint.

– Est-ce donc là ce que vous appelez aimer ? Gaston étaitabsolument découragé, anéanti.

– À quoi bon vivre ? murmura-t-il ; que me reste-t-ildésormais ?

– Il nous reste Dieu, Gaston, qui tient entre ses mains notreavenir.

La moindre planche semble le salut au naufragé ; ce seulmot « avenir » éclaira d’une lueur d’espérance les ténèbres deGaston.

– Vous l’ordonnez ! s’écria-t-il soudain ranimé, j’obéis.Assez de faiblesse. Oui, je veux vivre pour lutter et triompher. Ilfaut de l’or à madame de La Verberie, eh bien ! dans troisans, j’aurai fait fortune ou je serai mort.

Valentine avait joint les mains, et remerciait le Ciel de cettedétermination subite, qu’elle n’avait osé espérer.

– Mais avant de m’enfuir, continuait Gaston, je veux vousconfier un dépôt sacré.

Il sortit de sa poche la bourse de soie qui renfermait lesparures de la marquise de Clameran et la remit entre les mains deson amie.

– Ce sont les bijoux de ma pauvre mère, dit-il, seule vous êtesdigne de les porter ; dans ma pensée, je vous lesdestinais.

Et comme elle refusait, comme elle hésitait :

– Prenez-les, insista-t-il, comme un gage de mon retour. Si danstrois ans je ne suis pas venu vous les réclamer, c’est que je seraimort, et alors vous les garderez comme un souvenir de celui quivous a tant aimée.

Elle fondait en larmes, elle accepta…

– Maintenant, poursuivait Gaston, j’ai une dernière prière àvous adresser : tout le monde me croit mort, et c’est là ce quiassure mon salut. Mais je ne puis laisser ce désespoir à mon vieuxpère. Jurez-moi que vous-même, demain matin, vous irez luiapprendre que je suis sauvé.

– J’irai, je vous le jure, répondit-elle.

Le parti de Gaston était pris ; il sentait qu’il fallaitprofiter de ce moment de courage, il se pencha vers son amie pourl’embrasser une dernière fois. Doucement, d’un geste triste, ellel’éloigna.

– Où comptez-vous aller ? demanda-t-elle.

– Je vais gagner Marseille, où un ami me cachera et me chercheraun passage.

– Vous ne pouvez partir ainsi ; il vous faut un compagnon,un guide, et je vais vous en donner un en qui vous pouvez avoir laplus grande confiance, le père Menoul, notre voisin, qui a étélongtemps patron d’un bateau sur le Rhône.

Ils sortirent par la petite porte du parc, dont Gaston avait laclé, et bientôt ils arrivèrent chez le vieux marinier.

Il sommeillait au coin de son feu, dans son fauteuil de boisblanc. En voyant entrer chez lui Valentine, accompagnée de M. deClameran, il se dressa brusquement, se frottant les yeux, croyantrêver.

– Père Menoul, dit Valentine, monsieur le comte que voici estobligé de se cacher ; il voudrait gagner la mer et s’embarquersecrètement. Pouvez-vous le conduire, dans votre bateau, jusqu’àl’embouchure du Rhône ?…

Le bonhomme hocha la tête.

– Avec l’état de l’eau, répondit-il, la nuit ce n’est guèrepossible.

– C’est à moi, père Menoul, que vous rendrez un immenseservice.

– À vous ! mademoiselle Valentine, alors, c’est fait, nousallons partir.

À ce moment seulement, il se crut permis de faire observer àGaston que ses vêtements étaient trempés et souillés de boue etqu’il était tête nue.

– Je vais, lui dit-il, vous prêter des habits de défunt monfils ; ce sera toujours un déguisement, passez ici avecmoi.

Bientôt le père Menoul et Gaston, presque méconnaissable,reparurent, et Valentine les suivit au bord de l’eau, à l’endroitoù était amarré le bateau.

Une dernière fois, pendant que le bonhomme préparait ses agrès,les deux amants s’embrassèrent, échangeant leur âme en ce suprêmeadieu.

– Dans trois ans ! criait Gaston, dans troisans !…

– Adieu, mam’selle, dit le vieux patron, et vous, mon jeunemonsieur, tenez-vous bien.

Et d’un vigoureux coup de gaffe, il lança le bateau au milieu ducourant.

Trois jours plus tard, grâce aux soins du père Menoul, Gastonétait caché dans la cale du trois-mâts américainTom-Jones, capitaine Warth, qui le lendemain appareillaitpour VALPARAISO.

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