Le Dossier 113

Chapitre 1

 

Tels sont les faits qui, avec une science presqueinvraisemblable d’investigation, avaient été recueillis etcoordonnés par ce gros homme à figure réjouie qui avait prisProsper sous sa protection, M. Verduret.

Arrivé à Paris à neuf heures du soir, non par le chemin de ferde Lyon, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais par le chemin de ferd’Orléans, M. Verduret s’était aussitôt rendu à l’hôtel duGrand-Archange, où il avait trouvé le caissierl’attendant, dévoré d’impatience.

– Ah ! vous allez en entendre de belles, lui avait-il dit,et vous allez voir jusqu’où, parfois, il faut remonter dans lepassé pour trouver les causes premières d’un crime. Tout se tientet s’enchaîne ici-bas. Si Gaston de Clameran n’était pas allé, il ya vingt ans, prendre une demi-tasse dans un petit café de Jarnègue,à Tarascon, on n’aurait pas volé votre caisse il y a troissemaines. Valentine de La Verberie a payé en 1866 les coups decouteau donnés pour l’amour d’elle vers 1840. Rien ne se perd ni nes’oublie. Au surplus, écoutez.

Et tout aussitôt, il s’était mis à conter, s’aidant de ses noteset du volumineux manuscrit qu’il avait rédigé.

Depuis une semaine, M. Verduret n’avait peut-être pas pris entout vingt-quatre heures de repos, mais il n’y paraissait guère.Ses muscles d’acier bravaient les fatigues, et les ressorts de sonesprit étaient trop solidement trempés pour s’affaisser jamais.

Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait aveccette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pourainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties,s’attendrissant ou se passionnant – « entrant », pour parler commeau théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait enscène.

Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, decette faculté merveilleuse d’exposition.

Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait lesévénements jusque dans les moindres circonstances, qui analysaitdes sensations fugitives, qui rétablissait des conversations quiavaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’unerelation exacte.

Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantescomme probabilité, strictement logiques ; mais sur quoireposaient-elles ? N’étaient-elles pas le rêve d’un hommed’imagination ?

M. Verduret mit longtemps à tout dire ; il était près dequatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avecl’accent du triomphe :

– Et maintenant, ils sont sur leurs gardes ; ils sont bienfins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous !Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité : je l’aipromis à votre père.

– Est-ce possible ! murmurait le caissier dont toutes lesidées étaient bouleversées, est-ce possible !

– Quoi ?

– Tout ce que vous venez de m’apprendre.

M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeursdouter de la sûreté de ses informations.

– Si c’est possible ! s’écria-t-il, mais c’est la véritémême, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.

– Quoi ! de telles choses peuvent se passer à Paris, aumilieu de nous, sans que…

– Parbleu ! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, moncamarade ! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous endoutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la courd’assises. Peuh ! on ne voit au grand jour de la Gazettedes Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et lesacteurs, d’immondes scélérats, sont lâches comme le couteau oubêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre desfamilles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, ledrame poignant de notre époque ; les traîtres y ont des gants,les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurentdésespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal, ce que jevous dis là, et vous vous étonnez…

– Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes cesinfamies.

Le gros homme eut un large sourire.

– Eh ! eh !… fit-il, d’un air content de soi, quand jeme donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci: un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées,toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrivepresque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens àmoi.

– Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…

– C’est vrai ; pour se guider dans les ténèbres d’unepareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard deClameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a alluméma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution duproblème comme vers un phare.

Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eûtvoulu connaître les investigations de son protecteur, car ildoutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait: une éclatante réhabilitation.

– Voyons ! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelquechose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.

– Oui, je l’avoue ; c’est pour moi un telprodige !…

M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction deProsper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateurdistingué ; peu importe, on est toujours flatté d’uneadmiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.

– Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. Deprodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à lasolution du problème, vous savez donc par quels moyens je suisarrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans lecrime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile.Qu’ai-je donc fait ? J’ai placé des gens à moi près despersonnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chezClameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.

– En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina aconsenti à se charger de cette commission.

– Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue.Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr deconnaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis partipour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premiercoup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valetde chambre. C’est un brave garçon, ma foi ! franc commel’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné quej’avais besoin d’acheter des garances…

– Des garances ? interrogea Prosper dérouté.

– Certainement, cela se voyait, il faut vous dire que je n’avaispas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant desgarances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés enmarché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nousavons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper,Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais achetépour neuf cents francs de garance que votre père revendra.

Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata derire.

– J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il ; mais,de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran,les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval deLouis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ,qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nomméFougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assignéun rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhônej’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme ! son coquin demari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Jelui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, etelle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.

La simplicité de ces moyens d’investigations confondaitProsper.

– Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait,je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenuGaston. Ah ! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace.Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’étaitfixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y étaitmort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.

– Vous êtes donc infatigable ?…

– Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’ilest chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passerquelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu labiographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur samort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste dela ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier enqui j’ai reconnu Raoul.

– Mais les conversations, demanda Prosper, ces conversations siprécises…

– Vous croyez que je les ai prises sous mon bonnet, n’est-cepas ? Erreur. Pendant que je travaillais là-bas, mes aides,ici, ne mettaient pas leurs mains dans le même gant. Se défiantl’un de l’autre, Clameran et Raoul ont été assez ingénieux pourgarder les lettres qu’ils s’écrivaient. Ces lettres, Joseph Duboisles a trouvées, il en a copié la majeure partie, il a faitphotographier les plus décisives et il m’a expédié le tout. De soncôté, Nina passait sa vie à écouter aux portes et m’envoyait lerésumé fidèle de ce qu’elle entendait. Enfin, j’ai eu chez lesFauvel un dernier moyen d’investigation que je vous révélerai plustard.

C’était net, précis, indiscutable.

– Je comprends, murmurait Prosper, je comprends.

– Et vous, mon jeune camarade, interrogea M. Verduret,qu’avez-vous fait ?

Prosper, à cette question, se troubla et rougit. Mais il compritque taire son imprudence serait une folie et une mauvaiseaction.

– Hélas ! répondit-il, j’ai été fou, j’ai lu dans unjournal que Clameran allait épouser Madeleine.

– Et alors ? insista M. Verduret devenu inquiet.

– J’ai écrit à monsieur Fauvel une lettre anonyme où je luidonne à entendre que sa femme le trahit pour Raoul…

D’un formidable coup de poing, M. Verduret brisa la table prèsde laquelle il était assis.

– Malheureux !… s’écria-t-il, vous avez peut-être toutperdu !

En un clin d’œil, la physionomie du gros homme changea. Sa facejoviale prit une expression menaçante.

Il s’était levé, et il arpentait rageusement la plus bellechambre de l’hôtel du Grand-Archange, sans souci deslocataires de l’étage inférieur.

– Mais vous êtes donc un enfant, disait-il à Prosper consterné,un insensé, pis encore… un sot !…

– Monsieur…

– Quoi ! il se trouve un brave homme qui, lorsque vous vousnoyez, se jette à l’eau, et quand il est sur le point de voussauver, vous vous accrochez à ses jambes pour l’empêcher denager !… Que vous avais-je dit ?

– De me tenir tranquille, de ne pas sortir.

– Eh bien !…

Le sentiment de ses torts rendait Prosper plus timide que lelycéen auquel son professeur demande compte de ses heures d’étude,et qui s’excuse.

– C’était le soir, monsieur, répondit-il, je souffrais, je mesuis promené le long des quais, j’ai cru pouvoir entrer dans uncafé, on m’a donné un journal, j’ai vu l’épouvantable nouvelle…

– N’était-il pas arrêté que vous aviez confiance enmoi ?

– Vous étiez absent, monsieur, l’annonce de ce mariage m’abouleversé ; vous étiez loin, on peut être surpris par lesévénements…

– Il n’y a d’imprévu que pour les imbéciles ! déclarapéremptoirement M. Verduret. Écrire une lettre anonyme !Savez-vous à quoi vous m’exposez ? Vous êtes cause que jemanquerai peut-être à une parole sacrée donnée à une des rarespersonnes que j’estime ici-bas. Je passerai pour un fourbe, pour unlâche, moi qui…

Il s’interrompit comme s’il eût craint d’en trop dire, et cen’est qu’après un certain temps que, devenu relativement calme, ilreprit :

– Revenir sur ce qui est fait est idiot. Tâchons de sortir de cemauvais pas. Où et quand avez-vous mis votre lettre à laposte ?

– Hier soir, rue du Cardinal-Lemoine. Ah ! elle n’était pasau fond de la boîte que j’avais déjà des regrets.

– Il eût mieux valu les avoir avant. Quelle heureétait-il ?

– Près de dix heures.

– C’est-à-dire que votre poulet[7] est arrivéà monsieur Fauvel ce matin avec son courrier ; donc il étaitprobablement seul dans son cabinet, quand il l’a décacheté etlu.

– Ce n’est pas probable, c’est sûr.

– Vous rappelez-vous les termes de votre lettre ? Ne voustroublez pas, ce que je vous demande est important ;cherchez…

– Oh ! je n’ai pas besoin de chercher. J’ai les expressionsprésentes à la mémoire comme si je venais d’écrire.

Il disait vrai, et c’est presque textuellement qu’il récita salettre à M. Fauvel.

C’est avec l’attention la plus concentrée que l’écoutait M.Verduret, et les plis de son front trahissaient le travail de sapensée.

– Voilà, murmurait-il, une rude lettre anonyme, pour qui n’enfait pas son état. Elle laisse tout entendre, sans rien préciser,elle est vague, railleuse, perfide… Répétez encore une fois.

Prosper obéit, et sa seconde version ne varia pas.

– C’est que tout y est, poursuivait le gros homme, répétantaprès Prosper les phrases de la lettre. Rien de plus inquiétant quecette allusion au caissier. Ce doute : « Est-ce aussi lui qui avolé les diamants de Mme Fauvel ? » est tout simplementaffreux. Quoi de plus irritant que cet ironique conseil : « À votreplace, je ne ferais pas d’esclandre ; je surveillerais mafemme » ?

Sa voix s’éteignit ; c’est intérieurement qu’il poursuivaitson monologue.

À la fin, il revint se planter droit, les bras croisés devantProsper.

– L’effet de votre lettre, dit-il, a dû être terrible ;passons. Il est emporté, n’est-ce pas, votre patron.

– Il est la violence même.

– Alors, le mal n’est peut-être pas irréparable.

– Quoi ! vous supposez…

– Je pense que tout homme d’un naturel violent se redoute etn’obéit jamais à un premier mouvement. Là est notre chance desalut. Si, au reçu de vos obus, monsieur Fauvel n’a pas su secontenir, s’il s’est précipité dans la chambre de sa femme encriant : « Où sont vos diamants ? » N, i, ni, adieu nosprojets. Je connais madame Fauvel, elle confessera tout.

– Serait-ce un si grand malheur ?

– Oui, mon jeune camarade, parce qu’au premier mot prononcé hautentre madame Fauvel et son mari, nos oiseaux s’envoleront.

Prosper n’avait pas prévu cette éventualité.

– Ensuite, continua M. Verduret, ce serait causer à quelqu’unune immense douleur.

– À quelqu’un que je connais ?

– Oui, mon camarade, et beaucoup. Enfin, je serais désolé devoir filer ces deux gredins sans être absolument édifié à leurendroit.

– Il me semble pourtant que vous savez à quoi vous entenir ?

M. Verduret haussa les épaules.

– Vous n’avez donc pas senti, demanda-t-il, les lacunes de monrécit ?

– Aucunement.

– C’est que vous n’avez pas su m’écouter. Primo, Louis deClameran a-t-il, oui ou non, empoisonné son frère ?

– Oui, d’après ce que vous avez dit, j’en suis sûr.

– Oh !… vous êtes plus affirmatif, jeune homme, que jen’ose l’être. Votre opinion est la mienne ; mais quelle preuvedécisive avons-nous ? Aucune. J’ai, avec une certaine adresse,j’ose le croire, interrogé le docteur C… Il n’a pas eu l’ombre d’unsoupçon. Et le docteur C… n’est pas un médicastre, c’est un savanthomme, un praticien, un observateur. Quels poisons produisent leseffets décrits ? Je n’en connais pas. Et j’ai pourtant étudiébien des poisons, depuis la digitale de La Pommeraye jusqu’àl’aconitine de la Sauvresy.

– Cette mort est arrivée si à propos…

– Qu’on ne peut s’empêcher de croire à un crime ? c’estvrai, mais le hasard est parfois un merveilleux complice. Voilà lepremier point. Secundo, j’ignore les antécédents de Raoul.

– Est-il donc nécessaire de les connaître ?

– Indispensable, mon camarade. Mais nous les connaîtrons avantpeu. J’ai expédié à Londres un de mes hommes… pardon, un de mesamis qui est très adroit, monsieur Pâlot, et il m’a écrit qu’iltient la piste. Vrai, je ne serai pas fâché de connaître l’épopéede ce jeune gredin sceptique et sentimental, qui peut-être sansClameran serait un brave et honnête garçon…

Prosper n’écoutait plus.

L’assurance de M. Verduret lui donnait confiance ; déjà, ilvoyait les vrais coupables sous la main de la justice et il sedélectait, par avance, de ce drame de cour d’assises où éclateraitson innocence, et où il serait réhabilité avec éclat, après avoirété bruyamment déshonoré.

Bien plus, il retrouvait Madeleine, car il s’expliquait saconduite, ses réticences chez la couturière ; il comprenaitqu’elle n’avait pas un instant cessé de l’aimer.

Ces certitudes de bonheur à venir devaient lui rendre et luirendaient, en effet, son sang-froid, perdu depuis le moment où,chez son patron, il avait découvert que la caisse venait d’êtrevolée.

Et pour la première fois, il s’étonna de la singularité de sasituation.

Les événements qui déconcertent les prévisions humaines ont cecide remarquable qu’ils bouleversent les idées et les haussent auniveau des plus étranges situations.

Prosper, qui s’était simplement étonné de la protection de M.Verduret, de l’étendue de ses moyens d’investigation, en vint à sedemander quelles raisons secrètes le faisaient agir.

En somme, quels étaient les mobiles du dévouement de cet homme,et quel prix espérait-il de ses services ?

Telle fut l’intensité de l’inquiétude du caissier, quebrusquement il s’écria :

– Vous n’avez plus le droit, monsieur, de vous cacher demoi ! Quand on a rendu à un homme l’honneur et la vie, quandon l’a sauvé, on lui dit qui il doit remercier et bénir.

Arraché brusquement à ses méditations, le gros hommetressaillit.

– Oh !… fit-il en souriant, vous n’êtes pas tiré d’affaireencore, ni marié, n’est-ce pas ? ayez donc, pour quelquesjours encore, la patience et la foi…

Six heures sonnèrent.

– Bon ! s’écria M. Verduret, déjà six heures, et moi quiarrivais avec l’espoir de me donner une nuit pleine. Ce n’est pasle moment de dormir.

Il sortit de la chambre et alla se pencher sur la cage del’escalier.

– Madame Alexandre ! cria-t-il ; eh ! madameAlexandre !

L’hôtesse du Grand-Archange, la volumineuse épouse deM. Fanferlot, dit l’Écureuil, ne s’était pas couchée. Ce détailfrappa Prosper.

Elle apparut humble, souriante, empressée.

– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?demanda-t-elle.

– Il y a, répondit M. Verduret, qu’il me faut, le plus tôtpossible, votre… Joseph Dubois et aussi Palmyre. Faites-lesprévenir. Quand ils arriveront on m’éveillera, car je vais mereposer un peu.

Mme Alexandre n’était pas au bas de l’escalier que déjà le groshomme s’était sans façon jeté sur le lit de Prosper.

– Vous permettez, n’est-ce pas ? avait-il dit.

Cinq minutes plus tard, il dormait, et Prosper, étendu sur unfauteuil, se demandait, plus intrigué que jamais, quel était cesauveur.

Il n’était guère que neuf heures lorsqu’un doigt timide frappatrois petits coups à la porte de la chambre.

Si léger qu’eût été le bruit, il suffit pour éveiller M.Verduret, qui sauta à bas du lit en disant :

– Qui est là ?

Mais déjà Prosper, qui n’avait pu s’assoupir sur son fauteuil,était allé ouvrir.

Joseph Dubois, le domestique du marquis de Clameran, entra.

L’auxiliaire de M. Verduret était essoufflé comme un homme qui acouru, et ses petits yeux de chat étaient plus mobiles et plusinquiets qu’à l’ordinaire.

– Enfin, je vous revois, patron ! s’écria-t-il ;enfin, vous allez me conseiller de nouveau. Vous absent, je nesavais plus à quel saint me vouer ; j’étais comme un pantindont le fil est cassé.

– Comment, toi, tu te laisses démonter ainsi !

– Dame ! pensez donc, je ne savais où vous prendre. Hier,dans l’après-midi, je vous ai expédié trois dépêches aux adressesque vous m’aviez données, à Lyon, à Beaucaire, à Oloron, et pas deréponse. Je me sentais devenir fou, quand on est venu me chercherde votre part.

– Ça chauffe donc ?

– C’est-à-dire que ça brûle, patron, et que la place n’est plustenable, parole d’honneur !

Tout en parlant, M. Verduret avait réparé l’économie de satoilette, quelque peu dérangée pendant son sommeil.

Quand il eut achevé, il se jeta dans un fauteuil, pendant queJoseph Dubois restait respectueusement debout, sa casquette à lamain, dans l’attitude du soldat qui va au rapport sans armes.

– Explique-toi, mon garçon, commença M. Verduret, et lestement,s’il te plaît ; pas de phrases.

– Voilà, bourgeois. Je ne sais pas quelles sont vos intentions,j’ignore vos moyens d’action, mais il faut en finir, frapper votredernier coup, vite, très vite.

– C’est votre avis, maître Joseph ?

– Oui, patron, parce que si vous attendez, si vous hésitez, sivous tergiversez, bonsoir la compagnie, vous ne trouverez plusqu’une cage vide, les oiseaux auront pris leur volée. Voussouriez ?… Oui, je sais bien que vous êtes fort, mais ils sontroués, eux aussi.

– Tu ne les as donc pas recommandés là-bas, quand je t’aiécrit ?

– Si, mais ils sont gens à glisser entre les doigts comme uneanguille. Ils savent qu’ils ont du monde à leurs trousses.

– Mille diables ! s’écria M. Verduret, on aura commisquelque maladresse.

Cette conversation était par trop transparente pour ne pasdonner beaucoup à réfléchir à Prosper ; aussi écoutait-il detoutes ses forces, tout en notant et la supériorité aisée de M.Verduret et la déférence très sincère, on le sentait, dudomestique.

– On n’a pas été maladroit, reprit Joseph ; la défiance denos gaillards, vous en savez quelque chose, patron, date de loin.Ils se sont doutés de quelque chose le soir où vous vous êtesdéguisé en Paillasse, et la preuve, c’est le coup de couteau qu’ilsvous ont allongé. Depuis, ils n’ont dormi que d’un œil. Cependantils commençaient, je crois, à se rassurer quand hier, ma foi !la mèche a été décidément éventée.

– Et c’est pour cela que tu m’envoyais des dépêches ?

– Naturellement. Écoutez la chose. Hier matin, au saut du lit,c’est-à-dire sur les dix heures, voilà que mon honorable bourgeoiss’avise de mettre de l’ordre dans ses paperasses qui sontrenfermées dans un meuble du salon, un meuble à lui, lequel, entreparenthèses, a une serrure qui m’a donné bien du mal. Moi, pendantce temps-là, je faisais semblant d’arranger le feu, et je leguignais. Patron, cet homme-là a l’œil américain ! Du premiercoup, il a vu, il a deviné plutôt, qu’on avait touché les damnéspapiers. Il est devenu blanc comme un linge, et il a poussé unjuron, mais un juron !…

– Passons, passons.

– Soit ! Comment s’est-il aperçu de mes petitesrecherches ? C’est un mystère. Vous savez comme je suissoigneux. J’avais tout remis en ordre avec une légèreté de main,une attention !… Alors, voilà que pour se convaincre qu’il nes’abuse pas, mon marquis se met à examiner toutes les lettres une àune, à les tourner, à les flairer… j’avais envie de lui offrir unmicroscope. Il n’en avait pas besoin, le gredin. Tout à coup, paf,il se dresse avec des yeux flamboyants, d’un coup de pied, ilenvoie sa chaise à l’autre bout du salon, et il se précipite surmoi en hurlant : « On est venu ici, on a visité mes papiers, on aphotographié la lettre que voici !… » Brrr ! je ne suispas plus lâche qu’un autre, mais tout mon sang n’a fait qu’untour ; je me voyais mort, haché, massacré. Même, je me suisdit : Fanfer… pardon, Dubois, mon garçon, tu es flambé. Et j’aipensé à madame Alexandre…

M. Verduret était devenu sérieux. Il réfléchissait, laissant cebon Joseph analyser et exposer ses sensations personnelles.

– Continue, dit-il enfin.

– J’en ai été quitte pour la peur, patron, le scélérat n’a pasosé me toucher. Il est vrai que, plein de prudence, je m’étais mishors de portée et que nous causions avec la large table qui est aumilieu du salon entre nous deux. Tout en me demandant comment ilavait découvert le pot aux roses, je me défendais comme un beaudiable. Je disais : « Ce n’est pas vrai, monsieur le marquis setrompe ; ce n’est pas possible ! » Bast ! il nem’écoutait pas ; il brandissait une lettre en me répétant : «Cette lettre a été photographiée, et j’en ai la preuve. »

» Il ne se trompait pas, le cher homme. Et en même temps il memontrait sur le papier une petite tache jaunâtre. « Sens ! mecriait-il, sens ! c’est du…, c’est de la… » Il m’a dit le nom,je l’ai oublié ; c’est, paraît-il, une drogue dont lesphotographes se servent…

– Je sais, je sais, interrompit M. Verduret. Après ?

– Après, patron, nous avons eu une scène, oh ! mais unescène !… Il a fini par m’empoigner au collet et il me secouaitcomme un prunier, pour me faire dire qui je suis, qui je connais,d’où je viens… est-ce que je sais ? Il m’a fallu lui donnerl’emploi de mon temps, à une minute près, depuis que je suis chezlui. Ce brigand-là était né pour faire un juge d’instruction. Puis,il a fait venir le garçon de l’hôtel chargé de l’appartement et ill’a questionné, mais en anglais, en sorte que, vous comprenez, jen’ai pas compris… À la fin, pourtant, il s’est radouci, et quand legarçon a été parti, il m’a donné une pièce de vingt francs en medisant : « Tiens, je suis fâché de t’avoir brusqué, tu es trop bêtepour le métier dont je te soupçonnais. »

– Il t’a dit cela ?

– En propres termes, parlant à ma personne, oui, patron.

– Et tu crois qu’il le pensait ?

– Positivement.

Le gros homme modula un petit sifflement qui indiquait nettementque telle n’était pas son opinion.

– Si tu le prends ainsi, prononça-t-il, Clameran avait raison,tu n’es pas fort.

Il était aisé de voir que cet excellent Joseph Dubois grillaitd’envie de motiver son avis, cependant il n’osa pas.

– Dans le fait, répondit-il, tout déconcerté, c’est bienpossible. Toujours est-il que, cette affaire arrangée, monsieur lemarquis s’est habillé pour sortir. Seulement, il n’a pas voulu desa voiture et je lui ai vu prendre un remise[8] dansla cour de l’hôtel. Là, franchement, j’ai bien cru que je ne lereverrais pas de longtemps et qu’il allait se donner de l’air.Erreur. Il m’est revenu sur les cinq heures, gai comme un pinson.Moi, pendant cette absence, j’avais couru au télégraphe…

– Comment, tu ne l’as pas suivi ?

– Excusez, patron, un de nos… amis le « filait », je m’en étaisassuré. C’est même par cet ami que je sais ce qu’a fait notregaillard. Il est allé d’abord chez un agent de change, puis auComptoir d’escompte, puis à la Banque. On voit bien que c’est uncapitaliste ! J’ai idée qu’il a pris ses dispositions pour unpetit voyage.

– Et c’est tout ?

– De ce côté, oui, patron. D’un autre, il est bon que voussachiez que nos coquins ont essayé de faire coffreradministrativement, vous m’entendez, mademoiselle Palmyre. Parbonheur, vous aviez prévu le coup, et j’avais prévenu là-bas. Sansvous, elle était « emballée » raide.

Il s’arrêta, le nez en l’air, cherchant s’il n’avait pas autrechose encore à dire. Ne trouvant rien :

– Et voilà ! s’écria-t-il. J’ose espérer que monsieurPatrigent va se frotter les mains ferme à ma première visite. Il nes’attend pas aux détails qui vont grossir son dossier 113.

Il y eut un long silence. Ainsi que l’avait conjecturé ce bonJoseph, l’instant décisif était venu, et M. Verduret dressait sonplan de bataille en attendant le rapport de Nina, redevenuePalmyre, lequel devait décider son point d’attaque.

Mais Joseph Dubois était impatient et inquiet.

– Que dois-je faire maintenant, patron ? demanda-t-il.

– Toi, mon garçon, tu vas retourner à l’hôtel ; ton maître,très probablement, se sera aperçu de ton absence, mais il ne t’endira rien, tu continueras donc…

Une exclamation de Prosper, qui se tenait debout près de lafenêtre, interrompit M. Verduret.

– Qu’est-ce ? demanda-t-il.

– Clameran ! répondit Prosper, là.

D’un bond, M. Verduret et Joseph furent à la fenêtre.

– Où le voyez-vous ? demandaient-ils.

– Là, au coin du pont, derrière la baraque de cette marchanded’oranges.

Prosper ne s’était pas trompé.

C’était bien le noble marquis Louis de Clameran qui, embusquéderrière l’échoppe volante, épiait les allants et les venants del’hôtel du Grand-Archange, et attendait sondomestique.

Il fallut un peu de temps pour s’en assurer, car le marquis sedissimulait très habilement, en aventurier habitué à cesexpéditions hasardeuses.

Mais un moment vint où, pressé et coudoyé par la foule, il futobligé de descendre du trottoir. Il parut alors à découvert.

– Avais-je raison ? s’écria le caissier ; est-ilencore possible de douter ?

– Vrai ! murmurait Joseph, convaincu, c’est à n’y pascroire.

M. Verduret, lui, ne semblait aucunement surpris.

– Voilà, dit-il, que le gibier se fait chasseur. Eh bien !Joseph, mon garçon, t’obstines-tu à soutenir que ton honorablebourgeois a été dupe de tes simagrées de Jocrisse ?

– Vous m’aviez assuré le contraire, patron, répondit le bonDubois du ton le plus humble, et après une affirmation de vous, lespreuves sont inutiles.

– Au surplus, continuait le gros homme, cette manœuvre, sitéméraire qu’elle semble, était indiquée. Il sait qu’on est surlui, cet homme, et tout naturellement il cherche à connaître sesadversaires. Comprenez-vous combien il doit souffrir de sesincertitudes ? Peut-être s’imagine-t-il que ceux qui letraquent sont tout simplement d’anciens complices très affamés quivoudraient une petite part du gâteau. Il va rester là jusqu’à ceque Joseph ressorte, et alors il viendra aux informations.

– Mais je puis sortir sans qu’il m’aperçoive, patron !

– Oui, je sais, tu franchirais le petit mur qui sépare l’hôteldu Grand-Archange de la cour du marchand de vins ; delà, tu passerais par le sous-sol du papetier et tu filerais par larue de la Huchette.

Ce bon Joseph avait la mine impayable d’un brave homme qui toutà coup, sans savoir d’où, reçoit sur la tête un seau d’eauglacée.

– C’est cela même, patron, bégaya-t-il. On m’a dit, là-bas, quevous connaissiez comme cela toutes vos maisons de Paris. Est-cevrai ?

Le gros ami de Prosper ne daigna pas répondre. Il se demandaitquel profit immédiat tirer de la démarche de Clameran.

Quant au caissier, il écoutait, bouche béante, observantalternativement ces inconnus, qui, sans apparence d’intérêt, avecautant de passion que lui-même, s’ingéniaient à gagner la difficilepartie dont son honneur, son bonheur, sa vie, étaient l’enjeu.

– Il y a encore un moyen, proposa Joseph, qui de son côté avaitréfléchi.

– Lequel ?

– Je puis sortir tout bonifacement, les mains dans les poches,et regagner en flânant l’hôtel du Louvre.

– Et après ?

– Dame !… le Clameran viendra questionner madame Alexandre,et, si vous lui avez fait la leçon, vous savez combien elle estfutée, elle déroutera notre gaillard de telle façon, qu’il ne sauraplus que penser.

– Mauvais !… prononça péremptoirement M. Verduret ; onne déroute pas un gaillard si fort compromis, et surtout, on ne lerassure pas.

Le parti du gros homme était arrêté, car de ce ton bref quin’admet pas de réplique, il reprit :

– J’ai mieux. Depuis que Clameran sait que ses papiers ont étéexplorés, a-t-il vu Lagors ?

– Non, patron.

– Il peut lui avoir écrit.

– Je parierais ma tête à couper que non. D’après vosinstructions, ayant à surveiller surtout sa correspondance, j’aiorganisé un petit système qui me met en garde dès qu’il touche uneplume ; or, depuis vingt-quatre heures, les plumes n’ont pasbougé.

– Clameran est sorti hier une partie de l’après-midi.

– Il n’a pas écrit en route, l’homme qui le suivait legarantit.

– Alors ! s’écria le gros homme, en avant, en avant !Descends, et plus vite que ça ; je te donne un quart d’heurepour te faire une autre tête, une tête de là-bas, tu sais ;moi, d’ici, je ne perds pas notre gredin de vue.

Sans hésiter, sans un mot dire, le bon Joseph disparut, légercomme un sylphe, et M. Verduret et Prosper restèrent près de lafenêtre, observant Clameran, qui, selon les caprices du flux et dureflux de la foule, apparaissait ou disparaissait, mais quisemblait bien déterminé à ne pas abandonner son poste sans avoirobtenu quelque renseignement.

– Pourquoi vous attacher ainsi exclusivement au marquis ?demanda Prosper.

– Parce que, mon camarade, répondit M. Verduret, parce que…

Il cherchait une bonne raison à donner, un prétextespécieux ; n’en trouvant pas, il se dépita et ajoutabrutalement :

– Ceci est mon affaire.

On avait accordé un quart d’heure à Joseph Dubois pour semétamorphoser ; dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ilreparut.

Du joli domestique à gilet rouge, à favoris taillés à laBergami, aux allures à la fois revêches et suffisantes, il nerestait absolument rien.

L’homme qui reparaissait était de ceux dont l’aspect seuleffarouche et fait fuir comme des moineaux les plus naïfsfilous.

Sa cravate noire, roulée en corde autour d’un faux col douteuxet ornée d’une épingle « en faux », sa redingote noire boutonnéetrès haut, son chapeau gras, ses bottes si merveilleusement ciréesqu’une coquette s’y fût mirée, enfin sa lourde canne trahissaientl’employé subalterne de la rue de Jérusalem aussi clairement que lepantalon garance dénonce le soldat.

Joseph Dubois s’évanouissait, et de sa livrée s’échappait,triomphant et radieux, le futé Fanferlot dit l’Écureuil.

À son entrée, Prosper ne put retenir une exclamation desurprise, presque d’effroi.

Il venait de reconnaître ce petit homme qui, le jour où le volavait été commis, aidait aux perquisitions du commissaire depolice.

M. Verduret, lui, examinait son auxiliaire d’un air évidemmentsatisfait.

– Pas mal, approuva-t-il, pas mal. Il s’exhale de toute tapersonne un parfum policier à faire frémir un honnête homme. Tum’as compris, c’est bien ainsi que je te voulais.

Le compliment sembla transporter Dubois-Fanferlot.

– Maintenant que je suis paré, patron, demanda-t-il, quefaire ?

– Rien de difficile pour un homme adroit. Cependant, note-lebien, de la précision des manœuvres dépend le succès de mon plan.Avant de m’occuper de Lagors, je veux en finir avec Clameran ;or, puisque les gredins sont séparés, il faut les empêcher de serejoindre.

– Compris ! fit Fanferlot, en clignant de l’œil ; jevais opérer une diversion.

– Tu l’as dit. Donc, tu vas sortir par la rue de la Huchette etgagner le pont Saint-Michel. Là, tu descendras sur la berge et tuiras te poster sur un des escaliers du quai, bien maladroitement,de telle sorte que Clameran puisse, d’où il est, te découvrir etcomprendre que tandis qu’il épie, il est épié lui-même. S’il net’aperçoit pas, tu es assez intelligent pour attirer sonattention.

– Parbleu ! je jetterai une pierre dans l’eau.

Ravi de son idée, Dubois-Fanferlot se frottait les mains.

– Va pour la pierre, poursuivit M. Verduret. Dès que Clamerant’aura vu, l’inquiétude l’empoignera et il décampera. Toi, tu lesuivras, sottement en apparence, mais avec acharnement.Reconnaissant qu’il a affaire à la police, la peur le prendra, etil mettra tout en jeu pour te dépister. C’est ici qu’il te faudraouvrir l’œil ; il est rusé, le gaillard.

– Bon ! je ne suis pas né d’hier.

– Tant mieux ! tu le lui prouveras. Ce qui est sûr, c’estque te sentant à ses trousses, il n’osera pas rentrer à l’hôtel duLouvre, craignant d’y trouver des curieux. C’est là pour moi lepoint capital.

– Mais s’il rentrait, cependant ? demanda Fanferlot.

Le gros homme parut évaluer l’objection.

– Ce n’est pas probable, répondit-il. Si cependant il avaitcette audace, tu le laisserais faire, tu l’attendrais, et à sasortie tu recommencerais à le suivre. Mais il ne rentrera pas.L’idée lui viendrait plutôt de prendre un chemin de fer quelconque.Auquel cas, tu ne le lâcherais pas, dût-il te conduire en Sibérie.As-tu de l’argent ?

– Je vais en demander à madame Alexandre.

– Bien ! je n’examinerai pas ta note de trop près.Ah !… deux mots encore. Si le gredin prend le chemin de fer,envoie un mot ici. Ensuite, s’il se fait battre jusqu’à ce soir,défie-toi, la nuit venue, des endroits écartés. Le gredin estcapable de tout.

– Puis-je tirer dessus ?

– Halte-là ! pas d’enfantillage. Cependant, s’ilt’attaquait !… Allons, mon garçon, en route.

Dubois-Fanferlot sorti, M. Verduret et Prosper reprirent leurposte d’observation.

– Pourquoi tant de peines ? murmurait le caissier. Jen’avais pas contre moi toutes les charges qui accablent Clameran,et on n’y a pas mis tant de façons…

– Comment, répondit le gros homme, vous en êtes encore àcomprendre que je veux séparer la cause de Raoul de celle dumarquis… mais chut !… Regardez…

Clameran avait quitté son poste d’observation pour s’approcherdu parapet du pont, et il se promenait comme s’il eût cherché àbien distinguer quelque chose d’insolite.

– Ah ! murmura M. Verduret, il vient de découvrir notrehomme.

En effet, l’inquiétude de Clameran était manifeste ; il fitquelques pas comme s’il eût voulu traverser le pont ; puis,tout à coup réfléchissant, il fit volte-face et s’élança dans ladirection de la rue Saint-Jacques.

– Il est pris ! s’écria joyeusement M. Verduret.

Mais au même moment, le bruit de la porte le fit se retournerainsi que Prosper.

Mme Nina Gypsy, c’est-à-dire Palmyre Chocareille, était deboutau milieu de la chambre.

Pauvre Nina ! Chacun des jours écoulés depuis qu’elle étaitentrée au service de Madeleine avait pesé autant qu’une année sursa tête charmante.

Les larmes avaient éteint la flamme amoureuse de ses grands yeuxnoirs ; ses joues fraîches avaient pâli et s’étaient creusées,le sourire s’était glacé sur ses lèvres jadis si provocantes etplus rouges que la grenade entrouverte.

Pauvre Gypsy ! Elle si vive autrefois, si gaie, siremuante, elle était maintenant affaissée sous le poids de chagrinstrop lourds pour elle. Après avoir eu toutes les insolences dubonheur, elle était humble comme la misère.

Prosper s’imaginait que, folle de la joie de le revoir, toutefière de s’être si noblement dévouée pour lui, Nina allait se jeterà son cou et l’étreindre entre ses bras. Il se trompait ; et,bien que tout entier à Madeleine depuis qu’il connaissait lesraisons de sa dureté, cette déception l’affecta.

C’est à peine si Mme Gypsy eut l’air de le reconnaître. Elle lesalua timidement, presque comme un étranger.

Toute son attention se concentrait sur M. Verduret. Les regardsqu’elle attachait sur lui avaient cette timidité craintive etaimante du pauvre animal souvent rudoyé par son maître.

Lui, cependant, se montrait excellent pour elle, paternel,affectueux.

– Eh bien, chère enfant, lui demanda-t-il de sa bonne voix,quels renseignements m’apportez-vous ?

– Il doit y avoir du nouveau à la maison, monsieur, et j’avaishâte de vous prévenir, mais j’étais retenue par mon service, et ila fallu que mademoiselle Madeleine prît la peine de me trouver unprétexte de sortir.

– Vous remercierez mademoiselle Madeleine de sa confiance,reprit le gros homme, en attendant que je lui exprime moi-mêmetoute ma reconnaissance. J’imagine que, pour le reste, elle estfidèle à nos conventions ?

– Oui, monsieur.

– On reçoit le marquis de Clameran ?

– Depuis que le mariage est arrêté, il vient tous les soirs, etmademoiselle le reçoit bien. Il a l’air ravi.

Ces assurances, qui renversaient toutes les idées de Prosper, letransportèrent de colère. Le pauvre garçon qui ne comprenait rienaux manœuvres savantes de M. Verduret, qui se sentait ballotté augré de volontés inexplicables, se vit tout à coup trahi, bafoué,joué.

– Quoi ! s’écria-t-il, ce misérable marquis de Clameran,cet infâme voleur, cet assassin est admis familièrement chezmonsieur Fauvel, il fait sa cour à Madeleine !… Que medisiez-vous donc, monsieur, de quelles espérances me berciez-vouspour m’endormir ?…

D’un geste impérieux M. Verduret coupa court à sesrécriminations.

– Assez, dit-il durement, en voilà assez. Vous êtes par trop…honnête homme, à la fin, mon camarade. Si vous êtes incapable derien tenter de sérieux pour votre salut, au moins laissez agir,sans les importuner sans cesse de vos puérils soupçons, ceux quitravaillent pour vous. Ne trouvez-vous pas en avoir fait assez pourme gêner ?

Cette leçon donnée, il se retourna vers Gypsy, et d’un ton plusdoux :

– À nous deux, chère enfant, dit-il ; qu’avez-vousappris ?

– Eh ! monsieur, rien de positif, malheureusement, rien quipuisse vous fixer, et j’en suis bien désolée, croyez-le !

– Cependant, mon enfant, vous m’annonciez un événementgrave.

Mme Gypsy eut un geste découragé.

– C’est-à-dire, monsieur, reprit-elle, que je soupçonne, que jedevine quelque chose. Quoi ? Je ne saurais le dire nil’exprimer clairement. Peut-être n’est-ce qu’un ridiculepressentiment qui me montre tout sous un aspect extraordinaire. Ilme semble que le malheur est sur la maison, que nous touchons à lacatastrophe. Impossible de rien tirer de madame Fauvel, désormais,elle est comme un corps sans âme ; je jurerais d’ailleursqu’elle se défie de sa nièce, qu’elle se cache d’elle.

– Et monsieur Fauvel ?

– J’allais vous en parler, monsieur. Il lui est arrivé unmalheur, j’en mettrais ma main au feu. Depuis hier, il n’est plusle même homme. Il va, il vient, il ne tient pas en place, on diraitun fou. Sa voix est tout altérée, si changée que mademoiselle s’enest aperçue et me l’a dit, et que monsieur Lucien, lui aussi, l’aremarqué. Monsieur, que j’ai vu si indulgent, si bon, est devenubrusque, irritable, nerveux. Il a l’air de quelqu’un qui est prèsd’éclater et qui se contient. Enfin, ses yeux, que j’ai bienobservés, ont une expression étrange, indéfinissable, et quidevient terrible quand il regarde madame. Hier soir, dès quemonsieur de Clameran est arrivé, monsieur est sorti brusquement endisant qu’il avait à travailler.

Une triomphante exclamation de M. Verduret interrompit MmeGypsy. Il était radieux.

– Hein ! dit-il à Prosper, oubliant sa mauvaise humeur detout à l’heure ; hein ! qu’avais-je annoncé ?

– Il est certain, monsieur…

– Ce malheureux homme s’est défié de son premier mouvement, jel’avais prévu. Il cherche maintenant, il guette des preuves àl’appui de votre lettre. Et quand je dis des preuves… il doit enavoir déjà. Ces dames sont-elles sorties hier ?

– Oui, une partie de la journée.

– Qu’a fait monsieur Fauvel ?

– Il est resté seul ; ces dames m’avaient emmenée.

– Plus de doute ! s’écria le gros homme. Il aura cherché ettrouvé, pardieu ! des indices bien décisifs après votrelettre. Ah ! Prosper, malheureux jeune homme ! votrelettre anonyme nous fait bien du mal.

Les réflexions de M. Verduret éclairèrent d’une lumière soudainel’esprit de Mme Gypsy.

– J’y suis ! dit-elle, monsieur Fauvel sait tout.

– C’est-à-dire qu’il croit tout savoir, et ce qu’on lui a apprisest plus affreux encore que la vérité.

– Alors, je m’explique l’ordre que monsieur Cavaillon prétendavoir surpris.

– Quel ordre ?

– Monsieur Cavaillon soutient avoir entendu monsieur Fauvelcommander à son valet de chambre, monsieur Évariste, sous peine derenvoi immédiat, de ne remettre qu’à lui seul toutes les lettresqu’on apporterait à la maison, d’où qu’elles arrivassent et quelleque fut leur adresse.

– Si c’est ainsi, observa Prosper – dominé par son égoïsme fortcompréhensible – si c’est ainsi, tout va être découvert, et ilvaudrait mieux avouer…

Une fois encore, un regard foudroyant de M. Verduret l’arrêtanet.

– À quel moment, demandait-il, le jeune Cavaillon a-t-il entendudonner cet ordre ?

– Hier, dans l’après-midi.

– Voilà ce que je redoutais ! s’écria M. Verduret, il estclair qu’à cette heure son parti est pris, et que s’il dissimule,c’est qu’il veut se venger sûrement. Arriverons-nous à temps pourcontrecarrer ses projets ? Est-il encore possible de nouer surses yeux un bandeau assez épais pour qu’il puisse croire à lafausseté de la lettre anonyme ?

Il se tut. La folie – excusable, d’ailleurs – de Prosperrenversait le plan si simple que tout d’abord il avait conçu, etmaintenant il demandait à son esprit alerte un suprêmeexpédient.

– Merci de vos renseignements, ma chère enfant, prononça-t-ilenfin, je vais aviser, car l’inaction serait horriblementdangereuse en ce moment. Vous, rentrez bien vite. Ne vous abusezpas, monsieur Fauvel suppose que vous êtes dans le secret. Ainsi,de la prudence, au moindre fait, si insignifiant qu’il soit, unmot.

Mais Nina, ainsi congédiée, ne se retirait pas.

– Et Caldas, monsieur ? demanda-t-elle bien timidement.

C’était la troisième fois, depuis quinze jours, que Prosperentendait prononcer ce nom.

La première fois, c’était dans les couloirs de la préfecture depolice : un homme d’un certain âge, à figure respectable, l’avaitmurmuré à son oreille en lui promettant aide et protection.

Une autre fois, le juge d’instruction le lui avait jeté à laface à propos de Gypsy.

Ce nom, il l’avait cherché parmi les noms de tous les individusqu’il avait connus et oubliés, et il lui semblait qu’il devait setrouver mêlé à quelque grave aventure de sa vie ; maislaquelle ?…

M. Verduret, lui, l’homme impassible, avait eu à ce nom untressaillement nerveux aussitôt réprimé.

– Je vous ai promis de vous le faire retrouver,prononça-t-il ; je tiendrai ma promesse… au revoir.

Il était midi, M. Verduret s’aperçut qu’il avait faim. Il appelaMme Alexandre, et la puissante souveraine duGrand-Archange eut bientôt disposé devant la fenêtre unepetite table où prirent place Prosper et son protecteur.

Mais, ni un petit déjeuner fin cuisiné avec amour, ni leshuîtres d’Ostende dignes du baron Brisse[9] , nil’excellent vin pris derrière les fagots ne purent dérider M.Verduret.

Aux questions empressées et câlines de Mme Alexandre, il nesavait que répondre :

– Chut ! chut ! laissez-moi.

Pour la première fois depuis qu’il connaissait le gros homme,Prosper surprenait sur son visage des traces d’inquiétude etd’hésitation, et les exclamations et les lambeaux de phrases qu’illaissait échapper trahissaient des incertitudes.

L’anxiété de Prosper en redoubla au point qu’il osaquestionner.

– Je vous ai mis dans un terrible embarras, monsieur ?hasarda-t-il.

– Oui, répondit M. Verduret, terrible est le mot. Quefaire ? précipiter les événements, ou les attendre ? Etje suis lié par des engagements sacrés… Allons, je ne sortirai pasde là sans le juge d’instruction ; il faut aller lui demandersecours… Venez avec moi.

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