Le Dossier 113

Chapitre 4

 

Louis de Clameran, le second fils du marquis, était de cesnatures concentrées qui, sous des dehors froids ou nonchalants,dissimulent un tempérament de feu, d’exorbitantes passions et lesplus furieuses convoitises.

Toutes sortes d’extravagantes pensées et de levains mauvaisfermentaient en son cerveau malade, longtemps avant les événementsqui décidèrent des destinées de la maison de Clameran.

Occupé, en apparence, de futiles plaisirs, ce précoce hypocritesouhaitait pour ses passions un théâtre plus vaste, maudissant lesnécessités qui l’enchaînaient au pays, à ce vieux château qui luisemblait plus triste qu’une prison et froid comme une tombe.

Il s’ennuyait.

Il n’aimait pas son père, il haïssait jusqu’à la frénésie sonfrère Gaston.

Le vieux marquis lui-même, dans son imprévoyance coupable, avaitallumé cette envie dévorante dans le cœur de son second fils.

Observateur de traditions qu’il prétendait les seules bonnes, ilavait déclaré cent fois que l’aîné d’une maison noble doit hériterde tous les biens, et que Gaston recueillerait seul ce qu’illaisserait de fortune à sa mort.

Cette flagrante injustice des préférences non dissimuléesdésolait l’âme jalouse de Louis.

Souvent Gaston lui avait affirmé que jamais il ne consentirait àprofiter des préjugés paternels, qu’ils partageraient tout en bonsfrères. Louis n’avait pas été touché de ce que, jugeant les autresd’après lui, il appelait la ridicule ostentation d’un fauxdésintéressement.

Cette haine dont jamais ne s’étaient doutés ni le marquis niGaston, s’était trahie par des actes assez significatifs pour avoirfrappé les domestiques.

Ils la connaissaient à ce point, que ce soir funeste où la chutedu cheval de Louis livrait Gaston à ses ennemis, ils refusèrent decroire à un accident, et tout bas murmurèrent ce mot :fratricide.

Même une scène déplorable eut lieu entre Louis et Saint-Jean, àqui cinquante ans de services fidèles donnaient une liberté dont ilabusait quelquefois, et son franc-parler souvent rude etdésagréable.

– Il est malheureux, avait dit le vieux serviteur, qu’uncavalier aussi habile que vous soit tombé juste au moment où lesalut de votre frère dépendait de votre manière de conduire votrecheval. La Verdure, lui, n’est pas tombé.

L’allusion avait si bien atteint le jeune homme, qu’il avaitpâli, et d’une voix terrible s’était écrié :

– Misérable ! Que veux-tu dire ?

– Vous le savez bien, monsieur le vicomte, avait insistéSaint-Jean.

– Non !… parle, explique-toi.

Le domestique n’avait répondu que par un regard, mais il étaitsi cruellement significatif que Louis s’était précipité, lacravache levée, sur Saint-Jean, et qu’il l’eût roué de coups sansl’intervention des autres serviteurs du château.

Cette scène se passait au moment où Gaston, au milieu desgarancières et des champs de châtaigniers, s’efforçait de dépisterceux qui le poursuivaient.

Bientôt les gendarmes et les hussards reparurent tristes, émus,annonçant que Gaston de Clameran venait de se précipiter dans leRhône et que certainement il y avait péri.

Un douloureux murmure accueillit cette désolante déclaration.Seul, entre tous, Louis resta impassible, pas un des muscles de sonvisage ne tressaillit.

Même ses yeux eurent un éclair, l’éclair du triomphe. Une voixsecrète lui criait : « Te voici maintenant assuré de la fortunepaternelle et de la couronne de marquis ! »

Désormais, il n’était plus le pauvre cadet, le fils dépouillé auprofit d’un aîné, il était le seul héritier des Clameran.

Le brigadier de gendarmerie avait dit : « Ce n’est pas moi quiannoncerai à ce pauvre vieux que son fils est noyé !… » Louisn’eut ni les scrupules ni l’attendrissement du vieux soldat. Ilmonta sans hésitation chez son père, et c’est d’une voix fermequ’il lui dit : « Entre la vie et l’honneur, mon frère a choisi… ilest mort. »

Comme le chêne frappé de la foudre, le marquis, à ces mots avaitchancelé et était tombé. Le médecin qu’on était allé chercher neput, hélas ! qu’avouer l’impuissance de la science. Vers lematin, Louis recueillit d’un œil sec le dernier soupir de sonpère.

Louis était le maître désormais.

C’est que les injustes précautions prises par le marquis, pouréluder la loi et assurer, sans conteste, toute sa fortune à sonfils aîné, tournèrent contre lui.

Grâce à la coupable complaisance de ses hommes d’affaires, aumoyen de fidéicommis entachés de fraude, M. de Clameran avait toutdisposé de façon qu’au lendemain de sa mort Gaston pût recueillirtout son héritage ; ce fut Louis qui le recueillit, et sansmême qu’il fût besoin de l’acte de décès de son frère.

Il était marquis de Clameran, il était libre, il était richeaussi, relativement. Lui, qui jamais ne s’était vu vingt-cinq écusen poche, il se trouvait possesseur de bien près de deux cent millefrancs.

Cette richesse subite, absolument inespérée, lui tourna si bienla tête qu’il oublia sa savante dissimulation. On remarqua sacontenance, aux funérailles du marquis. La tête baissée, sonmouchoir sur la bouche, il suivait le cercueil porté par douzepaysans, mais ses regards démentaient son attitude, son frontrayonnait, on devinait le sourire sous les grimaces de sa feintedouleur.

La vibration des dernières pelletées de terre sur le cercueiln’était pas éteinte, que déjà Louis vendait, au château, tout cequi se pouvait vendre : les chevaux, les harnais, les voitures.

Dès le lendemain, il renvoya tous les domestiques, pauvres gensqui s’étaient imaginés finir leurs jours sous le toit hospitalierde Clameran. Plusieurs, les larmes aux yeux, le prirent à part pourle conjurer d’utiliser leurs services, même sans rétribution ;il les congédia brutalement.

Il était tout au calcul en ce moment. Le notaire de son père,qu’il avait mandé, parut. Il lui signa une procuration pour vendretoutes les terres et en reçut une somme de vingt mille francs, unpremier emprunt.

Puis, à la fin de la semaine, un soir, il ferma toutes lesportes du château où il se jurait de ne revenir jamais, et il enremettait toutes les clés à Saint-Jean, qui ayant une certaineaisance, possédant une petite maison près de Clameran, devaitcontinuer à habiter le pays.

Enfin, il partit ! La lourde diligence s’ébranla, etbientôt fut emportée au galop de ses six chevaux, creusant à chaquetour de roue un abîme entre le passé et l’avenir.

Enfoncé dans un des coins du coupé, Louis de Clameran savouraitpar avance les délices dont il allait épuiser les réalités. Au boutdu chemin, Paris se levait dans la pourpre, radieux comme lesoleil, éblouissant comme lui.

Car il allait à Paris… N’est-ce pas la terre promise, la citédes merveilles où chaque Aladin trouve une lampe ? Là, toutesles ambitions sont couronnées, tous les rêves se matérialisent,toutes les passions s’épanouissent, il est des assouvissements pourtoutes les convoitises.

Partout le bruit, la foule, le luxe, le plaisir.

Quel rêve ! Et le cœur de Louis de Clameran se gonflait dedésirs, et il lui semblait que les chevaux marchaient pluslentement que des tortues.

Et quand le soir, à l’heure où le gaz s’allume, il sauta de ladiligence sur le pavé boueux de Paris, il lui sembla qu’il prenaitpossession de la grande ville, qu’elle était à lui, qu’il pouvaitl’acheter.

Pénétré de son importance, habitué à la déférence des gens desenvirons, le jeune marquis avait quitté son pays en se disant qu’àParis, tant par son nom que par sa fortune, il serait unpersonnage.

L’événement trompa singulièrement son attente. À sa grandesurprise il découvrit qu’il n’y avait rien de ce qui, dans la villeimmense, constitue une personnalité. Il reconnut qu’au milieu decette foule indifférente et affairée, il passait aussi perdu, aussiinaperçu qu’une goutte d’eau au milieu d’un torrent.

Mais la peu flatteuse réalité ne pouvait décourager un garçonrésolu surtout à donner coûte que coûte satisfaction à sespassions.

Le nom de ses pères n’eut qu’un privilège, désastreux pour sonavenir ; il lui ouvrit les portes du faubourgSaint-Germain.

Là, il connut un assez bon nombre d’hommes de son âge, toutaussi nobles que lui, dont les revenus égalaient la moitié ou mêmela totalité de son capital. Presque tous avouaient qu’ils ne sesoutenaient que par des prodiges d’habileté et d’économie, et enréglant leurs vices et leurs folies aussi sagement qu’un bonnetierles sorties qu’il fait le dimanche avec sa famille.

Ces propos, et bien d’autres, qui stupéfiaient le nouveaudébarqué, ne lui ouvrirent pas les yeux. De ces jeunes genséconomiquement prodigues, il s’efforça de copier les dehorsbrillants, sans songer à imiter leur prudence. Il apprit àdépenser, mais non à compter comme eux.

Il était marquis de Clameran, il s’annonçait comme ayant unegrande fortune, il fut bien accueilli ; s’il n’eut pas un ami,il eut du moins quantité de connaissances. Au cercle où il futprésenté et reçu dès les premiers jours de son arrivée, il trouvadix complaisants qui se firent un plaisir de l’initier aux secretsde la vie élégante et de corriger ce qu’il pouvait y avoir d’un peuprovincial en ses façons d’être ou de penser.

Il profita vite et bien des leçons. Après trois mois, il étaitlancé, sa réputation de beau joueur était établie, et il s’étaitfait noblement et glorieusement compromettre par une fille à lamode.

Descendu à l’hôtel tout d’abord, il avait loué près de laMadeleine un confortable entresol, avec une remise et une écuriepour trois chevaux.

Il ne garnit cette « garçonnière » que du strictnécessaire ; malheureusement le nécessaire est hors deprix.

Si bien que, le jour où il fut installé, ayant essayé de faireses comptes, il découvrit, non sans effroi, que ce courtapprentissage de Paris lui coûtait cinquante mille francs, le quartde son avoir.

Et encore, il restait, vis-à-vis de ses brillants amis, dans unétat d’infériorité désolant pour sa vanité, à peu près comme un bonpropriétaire qui crèverait son bidet à vouloir suivre une course dechevaux anglais.

Cinquante mille francs !… Louis eut comme une velléité dequitter la partie. Mais, quoi ! il abdiquerait donc !D’ailleurs ses vices s’épanouissaient à l’aise, dans ce milieucharmant. Il s’était cru prodigieusement fort, autrefois, et millecorruptions nouvelles se révélaient à lui.

Puis, la vue de fortunes subites, l’exemple de succès aussisurprenants et aussi inouïs que certains revers, enflammaient sonimagination.

Il pensa que dans cette grande ville, où les millions sepromènent sur le boulevard, il parviendrait infailliblement, luiaussi, à saisir son million.

Comment ? il n’en avait pas l’idée, et même il ne lacherchait pas. Il se persuadait simplement qu’aussi bien quebeaucoup d’autres, il aurait son jour de hasard heureux.

Encore une de ces erreurs qu’il serait temps de détruire.

Il n’est pas de hasard, au service des sots.

Dans cette course furieuse des intérêts, il faut une prodigieusedextérité pour enfourcher, le premier, cette cavale capricieuse quia nom l’occasion, et la conduire au but.

Mais Louis n’en pensait pas si long. Aussi absurde que cet hommequi espérait gagner à la loterie sans y avoir mis, il se disait :bast ! l’occasion, le hasard, un beau mariage me tireront delà.

Il ne se présenta pas de beau mariage, mais le tour du dernierbillet de banque arriva.

À une pressante demande d’argent, son notaire répondit par unrefus.

Il ne vous reste rien à vendre, M. le marquis, luiécrivait-il, plus rien que le château. Il a certainement une grandevaleur, mais il est malaisé, sinon impossible, de trouver unacquéreur pour un immeuble de cette importance, situé comme ill’est maintenant. Soyez sûr que je chercherai activement cetacquéreur, et croyez, etc.

Absolument comme s’il n’eût pas prévu cette catastrophe finale,Louis fut atterré. Que faire ?

Ruiné, n’ayant plus rien à espérer, il était de sa dignitéd’imiter les pauvres fous qui, chaque année, surgissent, brillentun moment et disparaissent soudain.

Mais Louis ne pouvait renoncer à cette vie de plaisirs facilesqu’il menait depuis trois ans. Il était dit qu’après avoir laissésa fortune sur le champ de bataille, il y laisserait sonhonneur.

Il s’obstina, pareil au joueur décavé qui rôde autour des tablesde jeu qui lui sont fermées, s’intéressant à une partie qui n’estplus la sienne, toujours prêt à tendre la main à ceux que favorisele sort.

Louis, tout d’abord, vécut du renom de sa fortune dissipée, dece crédit qui reste à l’homme qui a dépensé beaucoup en peu detemps.

Cette ressource, rapidement, s’épuisa.

Un jour vint où les créanciers se levèrent en masse, et lemarquis ruiné dut laisser entre les mains les derniers débris deson opulence, son mobilier, ses voitures, ses chevaux.

Réfugié dans un hôtel plus que modeste, il ne pouvait prendresur lui de rompre avec ces jeunes gens riches qu’un moment il avaitpu croire ses amis.

Il vivait d’eux, maintenant, comme autrefois de sesfournisseurs. Empruntant de-ci et de-là, depuis un louis jusqu’àvingt-cinq, ne rendant jamais. Il pariait, et, s’il perdait, nepayait pas. Il pilotait les jeunes et utilisait en mille serviceshonteux une expérience qui lui coûtait deux cent millefrancs ; moitié courtisan, moitié chevalier d’industrie.

On ne le chassait pas, mais on lui faisait expier cruellementcette faveur d’être encore toléré. On ne se gênait pas avec lui, etce qu’on pensait de sa conduite, on le disait tout haut.

Aussi, quand il se retrouvait seul, dans son taudis,s’abandonnait-il à des accès de rage folle. Il pouvait bien subirtoutes les humiliations, mais non encore ne les plus sentir.

Il y avait d’ailleurs longtemps que l’envie qui le rongeait, queles convoitises qui le torturaient, avaient étouffé en luijusqu’aux racines des sentiments honnêtes. Pour quelques annéesd’opulence, il se sentait prêt à tout hasarder, disposé à tentermême un crime.

Il ne commit pas de crime, cependant, mais il se trouvacompromis dans une affaire malpropre d’escroquerie et dechantage.

Un vieil ami de sa famille, le comte de Commarin, le sauva,étouffa l’affaire et lui fournit les moyens de passer enAngleterre.

Quels furent, à Londres, ses moyens d’existence ?

Seuls les détectives de la capitale la plus corrompue del’univers sauraient le dire.

Descendant les derniers échelons du vice, le marquis de Clameranvécut dans un monde d’escrocs et de filles perdues, dont ilpartageait les chances et les honteux profits.

Forcé de quitter Londres, il parcourut successivement toutel’Europe, sans autre capital que son audace, sa corruption profondeet son adresse à tous les jeux.

Enfin, en 1865, ayant eu à Hambourg une veine heureuse, ilrevint à Paris, où il se disait que sans doute on l’avaitoublié.

Il y avait dix-huit ans qu’il avait quitté la France.

La première pensée de Louis de Clameran, en arrivant à Paris,avant de s’y installer, avant même d’y chercher les ressourcesqu’il savait trouver ailleurs, fut pour son pays natal.

Ce n’est pas qu’il y eût aucun parent, aucun ami, même de quiattendre un secours, mais il se rappelait le vieux manoir pourlequel, autrefois, le notaire désespérait trouver un acquéreur.

Il se disait que peut-être cet acquéreur s’était présenté, et ilétait décidé à aller s’en assurer, pendant qu’une fois dans lepays, il tirerait toujours quelque chose de ce château qui, certes,dans le temps, avait coûté à bâtir plus de cent mille livres.

Trois jours plus tard, par une belle soirée d’octobre, ilarrivait à Tarascon, où il s’assurait que le château était encoresa propriété, et le lendemain, de très bonne heure, il prenait, àpied, la route de Clameran.

Bientôt, à travers les arbres, il distingua le clocher duvillage de Clameran, puis le village lui-même, assis sur la pentedouce d’un coteau couronné d’oliviers.

Il reconnut les premières maisons : le hangar dumaréchal-ferrant avec sa vigne courant le long du toit, lepresbytère, et plus loin l’auberge où, autrefois avec son frèreGaston, il venait pousser les billes sur l’immense billard àblouses larges comme des hottes.

En dépit de ce qu’il nommait son dédain des préjugés vulgaires,une émotion indéfinissable lui serrait le cœur. Il n’était pasmaître d’un triste retour sur lui-même, et malgré lui sa pensées’égarait dans le passé.

La porte de la maison de Saint-Jean était ouverte, il entra, etne trouvant personne dans l’immense cuisine à cheminée monumentale,il appela.

– On y va ? répondit une voix.

Presque aussitôt, à la porte du fond, un homme d’une quarantained’années, à la figure honnête et souriante, apparut, surpris detrouver un étranger chez lui.

– Il y a quelque chose pour votre service, monsieur ?demanda-t-il.

– N’est-ce pas ici que demeure Saint-Jean, l’ancien valet dechambre du marquis de Clameran ?

– Mon père est mort depuis bientôt cinq ans, monsieur, réponditl’homme, d’une voix triste.

Cette nouvelle affecta péniblement Louis, comme si le vieillardqu’il pensait retrouver eût pu lui rendre quelque chose de sajeunesse. Il eut un soupir, et dit :

– Je suis le marquis de Clameran.

L’homme, à ces mots, poussa un grand cri de joie.

– Vous ! monsieur le marquis ! s’écria-t-il,vous !

Il prit les mains de Louis, et les serrant avec un affectueuxrespect :

– Ah ! si mon pauvre père était encore de ce monde,poursuivait-il, quel ne serait pas son contentement ! Sesdernières paroles ont été pour ses anciens maîtres, monsieur lemarquis. Que de fois il a gémi de ne point recevoir de vosnouvelles ! Il est en terre, le pauvre homme ; mais moi,Joseph, son fils, je vous appartiens comme lui-même. Vous, chezmoi, quel bonheur ! Ah ! ma femme à qui j’ai tant parlédes Clameran va être bien heureuse !…

Il s’élança dehors en même temps criant à pleins poumons :

– Toinette ! Hé ! Antoinette, écoute un peu ici,voir !…

Cet accueil si empressé, si cordial, remuait délicieusementLouis. Il y avait tant d’années qu’il n’avait entendu l’expressiond’une affection sincère, d’un dévouement désintéressé, qu’une mainvraiment amie n’avait serré la sienne !

Mais déjà, rougissante et confuse, une belle jeune femme auteint brun, aux grands yeux noirs, entrait, à moitié traînée parJoseph.

– Voilà ma femme, monsieur le marquis, disait-il. Ah !dame ! je ne lui ai pas laissé le temps d’aller se fairebrave[4] ; c’est monsieur le marquis,Antoinette.

La belle jeune femme s’inclinait, tout intimidée, et ne trouvantrien à dire, elle tendit son front, où Louis déposa un baiser.

– Tout à l’heure, disait Joseph, monsieur le marquis verra lesenfants, ils sont à l’école, je viens de les envoyer chercher.

En même temps, le mari et la femme s’empressaient autour dumarquis.

Il devait avoir, disaient-ils, besoin de prendre quelque chose,étant venu à pied, il allait bien accepter un verre de vin, enattendant le déjeuner, car il leur ferait l’honneur de déjeunerchez eux, n’est-il pas vrai ?

Et Joseph descendait à la cave, pendant que Toinette, dans lacour, donnait la chasse au plus gras de ses poulets.

En moins de rien, tout fut prêt, et Louis s’assit, au milieu dela cuisine, devant une table chargée de tout ce qu’on avait pu seprocurer de meilleur, servi par Joseph et sa femme, qui se tenaientdevant lui, l’examinant avec une sorte de curiosité attendrie.

La grande nouvelle s’était répandue dans le village, et la porterestant ouverte, à tout moment des gens se présentaient quivenaient saluer le marquis de Clameran.

– Je suis untel, monsieur le marquis, ne me reconnaissez-vouspas ? Ah ! je vous ai bien reconnu, moi, allez. Le défuntmarquis m’aimait bien, affirmait un vieux.

– Vous souvenez-vous, disait un autre, du temps où vous meprêtiez vos fusils pour aller à la chasse ?

C’est avec un ravissement intime que Louis recueillait toutesces protestations, ces marques d’un dévouement que n’avaient pasaffaibli les années.

À la voix de ces braves gens, mille souvenirs oubliéss’éveillaient en lui, et il retrouvait les fraîches sensations desa jeunesse.

Lui, l’aventurier, chassé de partout, le héros des maisons dejeu, le spadassin, l’abject complice des escrocs de Londres, il sedélectait à ces témoignages de vénération accordée à la famille deClameran, et il lui semblait qu’ils lui rendaient quelque chose desa considération et de son estime.

Ah ! si à cette heure il eût possédé le quart seulement decet héritage jeté au vent d’absurdes fantaisies, avec quellesatisfaction il se serait fixé dans ce village pour finir ses joursen paix !

Mais ce repos après tant d’agitations vaines, ce port après tantde naufrages, lui étaient interdits. Il ne possédait rien ;comment vivre ?

Ce sentiment désolant de sa détresse passée lui donna seul lecourage de demander à Joseph les clés du château qu’il se proposaitde visiter.

– Il n’y a besoin que de la clé de la grille, monsieur lemarquis, répondit Joseph, et encore… !

C’était vrai. Le temps avait fait son œuvre, et l’héroïquemanoir de Clameran n’était plus qu’une ruine. La pluie et lesoleil, le mistral aidant, avaient émietté les portes et emportéles contrevents en poussière.

Au-dedans, la désolation était plus grande encore.

Tout le mobilier que Louis n’avait osé vendre était encore enplace, mais en quel état ! À peine restait-il quelqueslambeaux d’étoffe des débris de la garniture des lits ; lesbois seuls avaient résisté.

C’est à peine si Louis, suivi de Joseph, osait pénétrer dans cesgrandes salles où le bruit de ses pas sonnait lugubrement.

Il lui semblait que tout à coup le terrible marquis de Clameranallait se dresser en pied pour lui jeter sa malédiction, pour luicrier : « Qu’as-tu fait de notre honneur ? »

Peut-être sa terreur avait-elle une autre cause, peut-êtreavait-il trop de raison de se souvenir de cette chute, si fatale àGaston.

Ce n’est qu’en se trouvant en plein soleil, dans le jardin,qu’il reprit son assurance et se souvint de l’objet de savisite.

– Ce pauvre Saint-Jean, dit-il, a eu bien tort de ne pasutiliser le mobilier laissé au château, il se trouve détruit sansavoir servi à personne.

– Mon père, monsieur le marquis, n’aurait rien osé déranger sansun ordre.

– Et il avait bien tort. Quant au château, si on n’y prendgarde, il sera bientôt perdu comme le mobilier. Ma fortune, à mongrand regret, ne me permet pas de le restaurer : je suis doncdécidé à le vendre pendant qu’il est encore debout. Sera-t-il biendifficile, poursuivait Louis, de vendre cette masure ?

– Cela dépend du prix, monsieur le marquis ; je connais unhomme des environs qui en ferait son affaire, si on le lui cédait àbon marché.

– Et quel est cet homme ?

– Un certain Fougeroux, qui demeure de l’autre côté du Rhône, aumas de la Montagnette. C’est un gars de Beaucaire, qui a épousé, ily a une douzaine d’années, une servante de la défunte comtesse deLa Verberie, dont monsieur le comte se souvient peut-être, unegrosse, très brune, nommée Mihonne.

Louis ne se souvenait pas de Mihonne.

– Quand pourrons-nous voir ce Fougeroux ? demanda-t-il.

– Aujourd’hui même, là, en traversant le Rhône dans le bateau dupasseur.

– Eh bien ! allons… je suis pressé.

Une génération entière avait disparu, depuis que Louis avaitquitté sa province.

Ce n’était plus le vieux matelot de la République, Pilorel, qui« passait le monde », c’était son fils.

Pendant que Pilorel fils ramait de toutes ses forces, Josephs’efforçait de mettre le marquis en garde contre les ruses deFougeroux.

– C’est un fin renard, disait-il, trop fin même. Je n’ai jamaiseu bonne idée de lui, depuis son mariage, qui n’a pas été une belleaction. La Mihonne avait bien cinquante ans sonnés, quand il s’estavisé de lui faire la cour, et il n’en avait pas vingt-cinq. Vouscomprenez bien qu’il en voulait à l’argent et non à la femme. Lapauvre sotte a cru que le gars l’aimait et dame ! elle a donnésa main et ses écus.

– Et ils ont profité, oui, interrompit Pilorel.

– Ça, c’est vrai. Fougeroux n’a pas son pareil pour faire suerl’argent. Il est riche aujourd’hui, mais il devrait bien savoir gréà Mihonne de sa richesse. Qu’il ne l’aime pas, on comprend ça, ellea l’air de sa grand-mère ; mais qu’il la prive de tout etqu’il la batte comme plâtre, c’est honteux.

– Il la voudrait à six pieds sous terre, quoi ! fit lepasseur.

– Et il l’y mettra avant longtemps. Elle est comme expirante, lapauvre vieille, depuis que Fougeroux a installé chez lui unegourgandine dont elle est devenue la servante.

On abordait. Joseph et le marquis, après avoir prié le passeurd’attendre leur retour, prirent le chemin du mas de laMontagnette.

C’était une ferme de bonne apparence, bien tenue, entourée decultures intelligentes.

Joseph ayant demandé le maître, un jeune garçon lui répondit que« monsieur Fougeroux » était dans les champs tout près, qu’onallait le prévenir.

Il ne tarda pas à paraître. C’était un très petit homme à barberouge, à l’œil inquiet et fuyant.

Bien que M. Fougeroux fît profession de détester les nobles etles prêtres, l’espoir de faire un bon marché le rendit obséquieuxjusqu’à la servilité.

Il s’empressa de faire passer Louis dans « sa salle », avecforce révérences et des « monsieur le marquis » à n’en plusfinir.

En entrant, il s’était adressé à une vieille femme qui tremblaitde fièvre au coin de l’âtre éteint et lui avait brutalement ordonnéde descendre quérir du vin pour M. le marquis de Clameran.

La vieille, à ce nom, se dressa comme au contact d’une pileélectrique. Elle sembla vouloir parler ; un regard de sontyran renfonça les mots dans sa gorge. C’est d’un air égaré qu’elleobéit, et revint avec une bouteille et trois verres, qu’elle déposasur la table.

Puis, elle reprit sa place près du foyer, oubliant d’écouterpour regarder le marquis.

Le marché, cependant, se débattait entre Joseph et Fougeroux. Lemarchand de biens offrait un prix dérisoire, n’achetant, disait-il,que pour démolir et revendre les matériaux. Joseph, lui, énuméraitles poutres et les solives, les moellons, ferrures, sans compter leterrain…

Pour Mihonne, la présence du marquis était un de ces événementsqui changent l’existence.

Si jusqu’alors, la fidèle servante n’avait pas dit un mot dessecrets confiés à sa probité, ils ne lui en avaient pas moinssemblé lourds à porter.

N’ayant pas d’enfant, après en avoir ardemment désiré, elle sepersuadait que Dieu l’avait frappée de stérilité pour la punird’avoir prêté les mains à l’abandon d’un pauvre petit innocent.

Souvent elle avait pensé qu’en révélant tout, elle apaiserait lacolère céleste et ramènerait le bonheur à son foyer. Sonattachement pour Valentine lui avait donné la force de résister àd’incessantes tentations.

Mais, aujourd’hui, la présence de Louis la décidait.Réfléchissant, elle ne voyait nul danger à se confier au frère deGaston.

L’affaire, pendant ce temps, se concluait. Il était convenu queFougeroux donnerait cinq mille deux cent quatre-vingts francscomptant du château et du terrain, et que les débris du mobilierreviendraient à Joseph.

Le marchand de biens et le marquis échangèrent une bruyantepoignée de main en prononçant les mots sacramentels : « C’est dit.»

Et aussitôt Fougeroux sortit pour aller chercher, lui-même, dansle bon coin connu de lui seul, la bouteille du marché.

L’occasion pour Mihonne était favorable. Se levant, elle alladroit au marquis, et d’une voix sourde et précipitée :

– Il faut, monsieur le marquis, dit-elle, que je vous parle sanstémoins.

– À moi, ma bonne femme ?

– À vous. C’est un secret de vie ou de mort. Ce soir, à latombée de la nuit, venez sous les noyers, là-bas, j’y serai, jevous dirai tout.

Elle regagna sa place, son mari rentrait.

Gaiement Fougeroux remplit les verres et but à la santé deClameran.

Tout en regagnant le bateau, Louis se demandait s’il viendrait àce rendez-vous singulier.

– Que diable peut me vouloir cette vieille sorcière ?disait-il à Joseph.

– Qui sait ! Elle a été au service d’une femme qui fut, m’adit mon père, la maîtresse de feu monsieur Gaston… À votre place,monsieur le marquis, j’irais. Vous dînerez chez nous, et aprèsdîner Pilorel vous passera.

La curiosité décida Louis, et, vers les sept heures, il arrivaitsous les noyers. Depuis longtemps déjà la vieille Mihonnel’attendait.

– Vous voilà donc, cher bon monsieur, fit-elle avec un accent dejoie, déjà je me désespérais…

– Oui, c’est moi, ma brave femme, voyons, qu’avez-vous à medire ?

– Ah ! bien des choses, monsieur le marquis, mais, avanttout, avez-vous des nouvelles de votre frère ?

Louis regretta presque d’être venu, pensant que la vieilleradotait.

– Vous savez bien, répondit-il, que mon pauvre frère s’est jetédans le Rhône et qu’il y a péri.

– Quoi ! s’écria Mihonne, quoi ! vous aussi vousignorez qu’il s’est sauvé ! Oui, il a fait ce que personneplus ne fera ; il a traversé en nageant le Rhône débordé. Lelendemain mademoiselle Valentine est allée à Clameran pour dire lanouvelle, Saint-Jean l’a empêchée d’arriver jusqu’à vous. Plustard, je suis allée vous porter une lettre, vous étiez parti.

Ces révélations, après vingt ans, confondaient Louis.

– Ne prenez-vous pas vos rêves pour des réalités, ma bonnemère ? dit-il doucement.

Mihonne secoua tristement la tête.

– Non, continua-t-elle, non. Et si le père Menoul était de cemonde encore, il vous dirait comment il a conduit monsieur Gastonjusqu’à la Camargue, et comment de là votre frère a gagné Marseilleet s’y est embarqué. Mais ceci n’est rien encore : monsieur Gastona un fils.

– Mon frère, un fils ?… Décidément, ma bonne vieille, vousperdez la tête.

– Hélas ! non, pour mon malheur dans ce monde et dansl’autre, il a eu un fils de mademoiselle Valentine, un pauvreinnocent que j’ai reçu dans mes bras à l’étranger, et que j’aiporté à la femme qui l’a pris pour de l’argent.

Alors Mihonne raconta tout, les colères de la comtesse, levoyage à Londres, l’abandon du petit Raoul.

Avec cette sûreté de mémoire des gens qui, ne sachant ni lire niécrire, ne peuvent se confier au papier, elle révéla les moindrescirconstances, donnant les détails les plus précis, le nom duvillage et celui de la fermière, les noms et prénoms de l’enfant,la date exacte des événements.

Puis elle dit les misères de Valentine après sa faute, la ruinede la comtesse, et enfin le mariage de la pauvre fille avec unmonsieur de Paris, riche, si riche qu’il ne connaissait pas safortune, un banquier nommé Fauvel.

Un cri aigu et prolongé l’interrompit.

– Ciel ! fit-elle d’une voix épouvantée, mon marim’appelle.

Et de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle regagna laferme.

Elle était partie depuis un bon moment, que Louis restait encoreimmobile à la même place.

Au récit de Mihonne, une idée infâme, si détestable qu’ellefaisait reculer son esprit prêt à tout, lui était venue, et cetteidée devenait grandissante comme les vagues successives de la maréemontante.

Il connaissait de réputation le riche banquier, et il songeaitau parti qu’il pouvait tirer de ce qu’il venait d’entendre. Il estde ces secrets qui, bien exploités, valent une ferme en Brie.

Les terreurs d’une vieillesse misérable chassèrent ses derniersscrupules.

Avant tout, pensait-il, je dois m’assurer de la réalité desdires de cette vieille ; après, je ferai mon plan.

C’est pourquoi, le surlendemain, ayant reçu les cinq mille deuxcent quatre-vingts francs de Fougeroux, Louis de Clameran partaitpour Londres.

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