Le Dossier 113

Chapitre 7

 

Ce n’est pas sans les plus grands périls, sans des peinesinfinies, que Gaston de Clameran, en quittant Valentine, avaitréussi à fuir.

Jamais, sans le dévouement et l’expérience de son guide, le pèreMenoul, il n’aurait trouvé le moyen de s’embarquer.

Ayant laissé à Valentine les parures de sa mère, il possédaitpour toute fortune neuf cent vingt francs, et ce n’est pas aveccette pauvre somme qu’un fugitif qui vient de tuer deux hommes payeson passage à bord d’un bâtiment.

Mais Menoul, vieux matelot, était homme d’expédients.

Pendant que Gaston restait caché dans une ferme de la Camargue,Menoul avait gagné Marseille, et, dès le premier soir, courant lescabarets que fréquentent les matelots, il avait appris qu’il setrouvait en rade un trois-mâts américain, dont le commandant, M.Warth, un marin sans préjugés, se ferait un vrai plaisir de donnerasile à un gaillard solide, qui lui serait utile à la mer, sanss’inquiéter de ses antécédents.

Ayant visité le navire et bu un verre de rhum avec le capitaine,le père Menoul était revenu trouver Gaston.

– S’il s’agissait de moi, lui dit-il, j’aurais mon affaire, maisvous !…

– Ce qui vous conviendrait me convient.

– C’est que, voyez-vous, il vous faudra trimer dur. Vous serezmatelot, quoi ! Et pour tout dire, le bateau ne m’a pas l’airdes plus catholiques et le patron me fait l’effet d’un fiersacripant.

– Il n’y a pas à choisir, répondit Gaston, partons.

Le flair du père Menoul ne l’avait pas trompé.

Il suffit à Gaston d’un séjour de quarante-huit heures à bord duTom-Jones pour être sûr, à n’en pouvoir douter, que lehasard venait de le jeter au milieu d’une remarquable collection debandits de la pire espèce.

L’équipage, recruté un peu partout, était comme un échantillonde coquins de tous les pays.

Mais que lui importaient ces gens parmi lesquels il étaitcondamné à vivre pendant des mois !

C’est son corps seul que le navire emportait vers des paysnouveaux. Sa libre pensée se reposait sous les frais ombrages duparc de La Verberie, près de sa bien-aimée Valentine.

Qu’allait-elle devenir, la pauvre enfant, maintenant qu’il neserait plus là pour l’aimer, pour la consoler, pour ladéfendre !

Heureusement, il n’avait ni le loisir ni la force de réfléchir.Ce qu’il y avait de plus affreux dans sa situation présente, il nele sentait pas.

Obligé au rude apprentissage du métier de matelot, il n’avaitpas trop de toute son énergie pour résister à des labeursexorbitants pour qui n’en a pas, dès l’enfance, contractél’habitude.

Là fut son salut. La fatigue physique calmait et engourdissaitles douleurs morales. Aux heures de repos, lorsque brisé, rompu, illui était permis de s’étendre sur son cadre, il s’endormait.

Si parfois, avec une anxiété poignante, il s’efforçaitd’interroger l’avenir, c’était aux heures de quart, la nuit, quandle temps était beau, que la voilure ne réclamait aucunemanœuvre.

Il avait juré qu’il reviendrait avant trois ans, et qu’ilreviendrait riche pour satisfaire les exigences de Mme de LaVerberie. Pourrait-il tenir cette promesse présomptueuse ? Sile désir a des ailes, la réalité se traîne lentement terre àterre.

Or, d’après tout ce qu’il entendait dire autour de lui, iln’était pas précisément sur le chemin de cette fortune tantsouhaitée.

Le Tom-Jones faisait peut-être voile pour Valparaiso,mais il prenait, à coup sûr, pour y arriver, le chemin le pluslong.

C’est que le capitaine Warth se proposait de visiter le golfe deGuinée.

Un prince noir de ses amis, disait-il en riant d’un large rire,l’attendait dans les environs de Badagri, pour lui confier, enéchange de quelques pipes de rhum et d’une centaine de méchantsfusils à pierre, toute une cargaison de « bois d’ébène ».

Pour tout dire, Gaston de Clameran servait en qualité de novicesur un de ces navires comme en armait alors, par centaines, tousles ans, la libre et philanthrope Amérique pour la traite desNoirs.

Cette découverte emplit Gaston de colère et de honte, mais ilfut assez sage pour dissimuler ses impressions.

Toute son éloquence n’aurait pu dégoûter le digne capitaineWarth d’un trafic dont les profits dépassaient cent pour cent, endépit des croiseurs français et anglais, malgré les avaries de lacargaison et une foule d’autres risques encore.

Si les hommes de l’équipage avaient pour Gaston uneconsidération relative, c’est que l’histoire des coups de couteau,racontée par le père Menoul au capitaine, avait transpiré. Laisservoir ses opinions, c’était se créer sans nécessité ni utilité unesituation impossible.

Il se tut, se jurant bien qu’il déserterait dès que seprésenterait une occasion à peu près favorable.

Le malheur est que cette occasion, comme tout ce qu’on attendavec impatience, ne venait pas.

C’est qu’au bout de trois mois M. Warth ne pouvait plus sepasser de Gaston. Lui ayant reconnu une intelligence supérieure, ill’avait pris en amitié, il le faisait manger à sa table, il avait,à l’entendre causer, un plaisir infini, il le forçait à faire sapartie de piquet.

Si bien que le second du navire étant venu à mourir, Gaston futchoisi pour le remplacer.

Et c’est en cette qualité qu’il fit deux voyages successifs augolfe de Guinée. C’est comme second qu’il aida à enlever un millierde nègres en deux fois, à les « arrimer », à les surveiller pendantune traversée de douze ou quinze cents lieues, et enfin à les jeterclandestinement sur les côtes du Brésil.

Il y avait plus de trois ans que Gaston s’était embarqué àMarseille, lorsque enfin le Tom-Jones ayant relâché à RioJaneiro, il put se séparer du capitaine Warth, un digne homme aprèstout, et qui jamais ne se serait résigné à ce diabolique etrépugnant commerce de chair humaine sans sa petite Mary, un ange,qu’il voulait doter magnifiquement.

Ces voyages avaient au moins profité à Gaston. Il possédait toutprès de douze mille francs d’économies lorsqu’il toucha le sol duBrésil.

Cependant, les trois ans fixés par lui-même pour son retourétaient passés ; mais peut-être Valentine l’avait-elleattendu ; avant de rien entreprendre, il écrivit à un de sesamis, en qui il pouvait avoir toute confiance, et qui habitaitBeaucaire. Il avait soif de nouvelles de son pays, de sa famille,de ses amis.

Il écrivit aussi à son père, auquel il avait essayé, toutes lesfois qu’il en avait trouvé l’occasion, de faire parvenir deslettres.

Ce n’est que l’année suivante qu’il reçut une réponse de sonami.

Du même coup, cette réponse lui apprenait que son père étaitmort, que son frère Louis avait quitté le pays, que Valentine étaitmariée, et enfin que lui, Gaston, il avait été condamné à plusieursannées de prison, pour meurtre.

Cette lettre l’atterra.

Désormais il était seul au monde, sans patrie, déshonoré par unjugement. Valentine mariée, il ne voyait plus de but à sa vie.

Mais il n’était pas homme à se laisser abattre.

– Gagnons donc de l’argent ! s’écria-t-il avec rage,puisqu’il n’y a que l’argent ici-bas qui ne trompe jamais.

Et il se mit à l’œuvre, avec une âpre activité, fouettée, chaquematin, par une volonté nouvelle.

Tous les moyens de fortune qu’offre aux aventureux l’empire duBrésil, Gaston les tenta.

Tour à tour, il spécula sur les peaux, il exploita une mine, iltenta des défrichements. Cinq fois il se coucha riche et seréveilla ruiné ; cinq fois, avec la patience du castor dont lecourant emporte la hutte, il recommença l’édifice de safortune.

Enfin, après de longues, bien longues années de luttes, ilpossédait près d’un million réalisable, et de vastes étendues deterrain.

Il s’était dit que jamais il ne quitterait le Brésil, qu’ilfinirait ses jours à Rio ; il comptait sans cet amour du solnatal, qui jamais ne s’éteint dans le cœur d’un Français.

Riche, il voulut mourir en France.

Aussitôt il fit les démarches indiquées par sa situation. Ils’assura que, rentrant, il ne serait pas inquiété, réalisa ce qu’ilput de son avoir, confia le reste à un correspondant ets’embarqua.

Il y avait vingt-trois ans et quatre mois qu’il avait fuilorsque, par un beau jour de janvier 1866, il mit le pied sur lesquais de Bordeaux.

Il était parti jeune homme, le cœur gonflé d’espérances ;il revenait avec des cheveux blancs, ne croyant plus à rien.

Une usine était à vendre, près d’Oloron, sur les bords du Gave,il l’acheta, songeant à trouver un moyen pour utiliser les immensesquantités de bois qui, faute de moyens de transport, se perdentdans les montagnes.

Il était installé depuis quelques semaines déjà, lorsqu’un soirson domestique lui remit la carte d’un étranger qui désirait levoir.

Il prit cette carte et lut : Louis de Clameran.

– Mon frère ! s’écria-t-il enfin, mon frère !…

Et laissant là son domestique tout ébahi, quelque peu effarémême, de l’exaltation de son maître, il se lança dans lesescaliers.

Au milieu du vestibule, un homme, Louis de Clameran, se tenaitdebout, attendant.

Gaston se précipita vers lui, et après l’avoir serré entre sesbras, à l’étouffer, il l’entraîna, ou plutôt il l’emporta dans lesalon.

Là, il le fit asseoir, s’asseyant lui-même, en face, le plusprès possible, pour le mieux voir, pour le contempler plus àl’aise. Il lui avait pris les deux mains et les gardait dans lessiennes.

– C’est toi, répétait-il, parlant très haut comme pour mieuxs’entendre, pour se bien prouver la réalité, toi, mon bien-aiméLouis, mon frère… toi, c’est toi !…

Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelletempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second duredoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines deVilla-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.

– Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère ; oui, jet’aurais reconnu… Va ! l’expression de ton visage n’a paschangé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours cequ’il était jadis.

Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cettenuit fatale où la chute de son cheval avait livré Gaston.

Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissaitravi.

Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme lepénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston.Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, enlui tendant sa carte :

– Portez ceci à votre maître.

Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence luiavait paru durer des siècles, il se disait : est-ce bien lui ?Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il ?… Si grande était sonanxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendantl’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentationde fuir.

Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même,bon, confiant, crédule ; maintenant qu’il était presquecertain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère,il se rassurait et il souriait.

– Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans lavie ; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.

Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérenced’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre ducerveau :

– Es-tu marié ? interrogea-t-il.

– Non.

– Tant pis ! oui, tant pis ! J’aurais voulu te voir lemari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoirpère de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur àdeux battants à tout ce monde-là ! Ta famille aurait été lamienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sansune femme adorée qui partage les tristesses et les joies, lesépreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’àsoi, quelle tristesse ! Mais qu’est-ce que je dis là ? Jet’ai, n’est-ce donc pas assez ? Louis !… J’ai donc unfrère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je causetout bas avec moi-même !

– Oui, Gaston, oui, un bon ami !…

– Parbleu !… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pasmarié ! Eh bien ! nous ferons ménage tous les deux. Nousallons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme desdieux ; nous nous amuserons, nous ferons nos farces.Tiens ! quelle idée ! C’est toi qui me rajeunis ; ilme semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste etvigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Ily a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’aisouffert, j’ai cruellement vieilli, changé…

– Toi ! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.

– Quelle plaisanterie !

– Je te le jure.

– Tu m’aurais reconnu ?

– Parfaitement, tu es resté toi.

Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli.Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint quiavait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bienl’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité desa mâle beauté.

– Mais comment m’as-tu retrouvé ? demandait Gaston, quellebonne pensée, quelle fée bienveillante t’a guidé jusqu’au seuil dema maison ?

– C’est la Providence, répondit-il, qu’il faut remercier, denotre réunion. Il y a trois jours, à mon cercle, un jeune homme quiarrive des Eaux-Bonnes me dit qu’il a ouï parler, aux Pyrénées,d’un marquis de Clameran. Tu conçois ma surprise. Je me demandequel faussaire se permet de porter notre nom. Aussitôt, je cours auchemin de fer, je prends un billet, et me voici.

– Tu ne pensais donc pas à moi ?

– Eh ! pauvre frère, il y avait vingt-trois ans que je tecroyais mort.

– Mort !… moi. Ah çà ! mademoiselle de La Verberie,Valentine, ne vous a donc pas fait savoir que j’étais sauvé ?Elle m’avait juré qu’elle irait trouver notre père.

Louis prit cet air navré d’un homme forcé bien malgré lui derévéler une lamentable vérité.

– Hélas ! murmura-t-il, elle ne nous a rien fait dire.

Une bouffée de colère passa comme l’éclair dans les yeux deGaston. Peut-être l’idée lui vint-elle que Valentine avait étéheureuse de se débarrasser de lui.

– Rien ! s’écria-t-il, elle n’a rien dit. Elle a eu labarbarie de vous laisser pleurer ma mort, elle a laissé mon vieuxpère mourir de chagrin. Ah ! c’est qu’elle avait une peurterrible des propos du monde : elle m’a sacrifié à saréputation.

– Mais toi, interrompit Louis, pourquoi n’as-tu pasécrit ?

– J’ai écrit dès que je l’ai pu, et c’est par Lafourcade quej’ai appris que notre père n’était plus, et que tu avais abandonnéle pays.

– J’ai quitté Clameran, parce que je te croyais mort.

Gaston se leva et fit, au hasard, quelques pas dans le salon. Ilvoulait secouer la tristesse qui l’envahissait.

– Bast ! murmura-t-il, pourquoi s’inquiéter de ce qui estpassé ? Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, nevalent pas la plus mince espérance, et Dieu merci ! l’avenirest à nous.

Louis se taisait. Il ne connaissait pas encore assez le terrainpour risquer une question.

– Mais je suis là que je bavarde, reprit Gaston ; je parle,je parle et tu n’as peut-être pas dîné.

– Je t’avouerai que non.

– Et tu ne disais rien !… Mais moi non plus je n’ai pasdîné encore. Pour le premier jour, j’allais te laisser mourir defaim. Ah ! j’ai un certain vin du Cap !…

Il se pendit aux sonnettes ; en un moment, la maison futsur pied, et, une demi-heure plus tard, les deux frèress’asseyaient devant une table somptueusement servie.

La conversation entre les deux frères devait être infinie.Gaston voulait savoir tout ce qui était arrivé après sondépart.

– Et Clameran ? demanda-t-il quand Louis eut fini.

Louis hésita un moment. Devait-il ou non dire lavérité ?

– J’ai vendu Clameran, dit-il enfin.

– Même le château ?

– Oui.

– Je comprends cela, murmurait Gaston, quoique moi, à ta place…là ont vécu nos ancêtres, là est mort notre père…

Mais voyant qu’il attristait son frère :

– Bast ! c’est dans le cœur que vit le souvenir, et non aumilieu de vieilles pierres. Tel que tu me vois, je n’ai pas oséretourner en Provence. J’ai eu peur de trop souffrir en revoyant,en face de Clameran, le parc de La Verberie… Hélas ! j’ai eulà les seuls beaux jours de ma vie.

La physionomie de Louis s’éclairait. Cette certitude que Gastonn’était pas allé en Provence chassait une de ses plus pressantesinquiétudes.

Si bien qu’à deux heures du matin, les deux frères causaientencore…

Et le lendemain, Louis trouvait un prétexte pour courir autélégraphe, et il adressait à Raoul cette dépêche : Sagesse etprudence. Suivre mes instructions. Tout va bien. Bonespoir.

Tout allait bien, et cependant Louis, en dépit de ses questionshabituellement calculées, n’avait obtenu aucun des renseignementsqu’il était venu chercher.

Gaston si expansif, Gaston qui lui avait conté sa vie entière,en insistant sur les moindres circonstances, n’avait pas dit un motpouvant l’éclairer.

Était-ce hasard ou calcul, préméditation savante ou simpleoubli ? Louis se le demandait avec ces inquiétudes des genspervers toujours disposés à gratifier les autres de leurperversité.

À tout prix, et fallût-il se départir de sa réserve, il résolutd’en avoir le cœur net et de voir clair dans l’esprit de son frère.Le moment était favorable, ils se mettaient à table pourdéjeuner.

– Sais-tu, mon cher Gaston, commença-t-il, que jusqu’ici nousavons parlé de tout, sauf pourtant des choses sérieuses ?

– Diable ! Qu’y a-t-il donc, que tu prends une mine deprocureur ?

– Il y a mon cher frère, que te croyant mort, j’ai recueilli lasuccession de notre père.

Un franc éclat de rire de Gaston lui coupa la parole.

– C’est là ce que tu appelles des choses sérieuses ?

– Certainement, je te dois compte de ta part del’héritage ; tu as droit à la moitié…

– J’ai droit, interrompit Gaston, de te demander en grâce declore ce chapitre. Ce que tu as est à toi, il y a prescription.

– Non, je ne puis accepter.

– Quoi ? la succession de notre père ? Non seulementtu le peux, mais tu le dois. Notre père ne voulait qu’un héritier,soumettons-nous à ses volontés.

Et croyant apercevoir un nuage sur le front de son frère :

– Ah çà ! ajouta-t-il gaiement, tu es donc bien riche ou tume crois donc bien pauvre, pour insister ainsi ?

Louis tressaillit imperceptiblement à cette question à boutportant. Que répondre pour ne se point engager ?

– Je ne suis ni riche, ni pauvre, fit-il.

– Moi ! s’écria Gaston, je serais presque ravi de tetrouver plus pauvre que Job, pour partager avec toi tout ce quej’ai.

Le déjeuner était terminé. Gaston jeta sa serviette et se levaen disant :

– Viens !… je veux toujours te faire visiter ma…c’est-à-dire notre propriété.

Tout en suivant son frère, Louis était aussi tourmenté quepossible. Il lui semblait que Gaston fuyait avec une singulièreobstination le terrain des confidences sur lequel il s’efforçait del’attirer.

Son abandon n’était-il donc qu’une comédie ? Les défiancesde Louis se réveillaient, il regrettait presque sa dépêcheoptimiste de la veille.

Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au-dedans de luin’apparaissait à la surface. Sa figure était calme et souriante, savoix joyeuse.

Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis lesservitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bienplanté, au bout duquel le Gave, sur son lit de cailloux, chantaitsa chanson montagnarde.

À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleineactivité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’unnouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime nid’un marteau.

Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituerle bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économiesen exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alorsimpossibles à atteindre.

Louis approuvait tout ; il applaudissait, mais il nerépondait que par monosyllabes.

– Oui ! en effet ! très bien !…

C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimulercomme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dontl’évidence sautait aux yeux, le désolait.

Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillonsempoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyaitGaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage,tandis que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreurd’une situation qui était son œuvre.

À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui luiavaient fait haïr son frère revenaient.

Cependant l’inspection était terminée.

– Que dis-tu de mes acquisitions ? demanda joyeusementGaston.

– Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beaupays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter unpauvre Parisien.

– Est-ce vraiment ta pensée ?

– Sans restrictions.

Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.

– Eh bien ! frère, s’écria-t-il, cette propriété est ànous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît ? ne la quitteplus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux ? Établis-toi ici,sous ce beau ciel du Béarn.

Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraientrempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli lesperspectives de cette belle et large existence ! Quel reposdélicieux après tant de traverses ! Il aurait pu sans craintedépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.

Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissaitavec rage.

Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitterParis.

Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perdquand on les abandonne, et dont la perte peut conduire aubagne.

Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avaitun complice.

– Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de cesilence ; verrais-tu quelque obstacle à mes projets ?

– Aucun.

– Eh bien, alors ?

– Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position quej’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.

– Et c’est là ton objection, à toi qui, il n’y a qu’une minute,m’offrais la moitié de l’héritage paternel ! Louis, c’est mal,c’est très mal ; ou tu ne m’as pas compris, ou tu es unmauvais frère.

Louis baissait la tête. Gaston, bien involontairement, tournaitet retournait le poignard dans la plaie.

– Je te serais à charge, murmurait Louis.

– À charge !… Mais tu deviens fou. Ne t’ai-je pas dit quej’étais très riche… T’imaginerais-tu avoir vu tout ce que jepossède ! Cette maison et l’usine ne constituent pas le quartde ma fortune. Je les ai eues pour un morceau de pain. Crois-tudonc que sur une entreprise pareille, je risquerais ce que j’aigagné en vingt ans ? J’ai bel et bien, sur l’État,vingt-quatre mille livres de rentes. Et ce n’est pas tout ; ilparaît que mes concessions du Brésil se vendront ; j’ai de lachance ! Déjà mon correspondant m’a fait tenir quatre centmille francs.

Louis tressaillit de plaisir. Enfin, il allait savoir jusqu’àquel point il était menacé.

– Quel correspondant ? demanda-t-il de l’air le plusdésintéressé qu’il pût prendre.

– Parbleu ! mon ancien associé de Rio. Les fonds sont àcette heure à ma disposition chez mon banquier de Paris.

– Un de tes amis.

– Ma foi ! non. Il m’a été indiqué par mon banquier de Pauet recommandé comme un homme fort riche, prudent, et d’une probiténotoire ; c’est, attends donc, c’est un nommé… Fauvel, quidemeure rue de Provence.

Si maître de soi que fût Louis, si préparé qu’il fût à ce qu’ilallait entendre, il pâlit et rougit visiblement. Mais Gaston, toutà ses idées, ne s’en aperçut pas.

– Connais-tu ce banquier ? demanda-t-il.

– De réputation, oui.

– Alors, nous ferons ensemble très prochainement saconnaissance, car je me propose de t’accompagner à Paris lorsque turetourneras y arranger tes affaires avant ton établissementici.

À cette annonce inattendue d’un projet dont la réalisationdevait le perdre, Louis eut la force de rester impassible. Ilsentait le regard de son frère arrêté sur lui.

– Tu viendras à Paris, fit-il, toi ?

– Certainement, qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

– Rien.

– Je déteste Paris et je le déteste sans y jamais être allé, cequi est plus fort ; mais j’y suis appelé par des intérêts,par… – il hésitait – des devoirs sérieux… Enfin, mademoiselle de LaVerberie habite Paris, m’a-t-on dit, et je veux la revoir.

– Ah !…

Gaston réfléchissait ; il était ému, et son émotion étaitvisible.

– À toi, Louis, reprit-il, je puis dire pourquoi je veux larevoir. Je lui ai autrefois confié les parures de notre mère.

– Et tu veux, après vingt-trois ans, lui réclamer cedépôt ?

– Oui… ou plutôt, tiens, non ; ce n’est là qu’un vainprétexte dont j’essaye de me payer moi-même. Je veux la revoirparce que… parce que… je l’ai aimée, voilà la vérité.

– Mais comment la retrouver ?

– Oh ! c’est bien simple. Le premier venu, dans le pays, medira le nom de son mari, et quand je saurai ce nom… Tiens, dèsdemain, j’écrirai à Beaucaire.

Louis ne répondit pas.

Avant tout, Louis se gardait de discuter les projets de sonfrère.

Combattre les intentions d’un homme, c’est presque toujours lesenfoncer plus profondément dans son esprit ; chaque argumentfait l’effet d’un coup de marteau sur un clou.

En homme habile, il détourna la conversation, et, de la journée,il ne fut plus question de Paris, ni de Valentine.

C’est le soir seulement, lorsqu’il se trouva seul dans sachambre, que, se posant résolument en face de la situation, Louiscommença à l’étudier sous tous ses aspects.

Au premier abord, elle paraissait désespérée.

Acculé dans une position qui lui paraissait sans issue, il étaitprès de se résigner à cesser de lutter, à se rendre.

Oui, il se demandait s’il ne serait pas sage d’emprunter unegrosse somme à son frère et de disparaître pour toujours.

Vainement il se mettait l’esprit à la torture, sa détestableexpérience ne lui représentait aucune combinaison applicable auxcirconstances présentes.

De tous les côtés à la fois, le danger menaçait, pressant,impossible à conjurer.

Il avait à craindre également et Mme Fauvel, et sa nièce, et lebanquier ; Gaston, découvrant la vérité, voudrait sevenger ; Raoul lui-même, son complice, devait, en cas demalheur, se tourner contre lui et devenir son plus implacableennemi.

Existait-il un moyen humain pour empêcher la rencontre deValentine et de Gaston ?

Évidemment non.

Or, l’instant de leur réunion devait être l’instant de saperte.

– C’est en vain, murmura-t-il, que je cherche. Il n’y a rien àfaire, rien qu’à gagner du temps, rien qu’à guetter uneoccasion.

La chute du cheval, à Clameran, disait, sans doute, ce que Louisentendait par une « occasion ».

Il referma sa fenêtre, se coucha, et si grande était sonhabitude du danger, qu’il s’endormit.

Nul pli sur son front, au matin, ne révélait ses angoisses de lanuit.

Il fut affectueux, gai, causeur, bien plus qu’il ne l’avait étéjusqu’alors. Il voulut monter à cheval et courir le pays. Devenu,tout à coup, aussi remuant qu’il s’était montré calme, il neparlait que d’excursions dans les environs.

La vérité est qu’il voulait occuper Gaston, l’amuser, détournerson esprit de Paris et surtout de Valentine.

Avec le temps, en y mettant beaucoup d’adresse, il nedésespérait pas de dissuader son frère de revoir son ancienne amie.Il comptait lui démontrer que cette entrevue, absolument inutile,serait pénible pour tous deux, embarrassante pour lui et dangereusepour elle.

Quant au dépôt, si Gaston persistait à le lui demander, ehbien ! Louis avait l’intention de s’offrir pour cette démarchedélicate ! il promettait de la mener à bien, et, en effet, ilsavait où étaient les parures.

Mais il ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité de sesespérances et de ses tentatives.

– Tu sais, lui dit un jour Gaston, j’ai écrit…

Louis ne savait que trop ce dont il s’agissait ; n’était-cepas là le sujet habituel de ses méditations ! Il pritcependant son air le plus surpris :

– Écrit ?… interrogea-t-il, où, à qui, pourquoi ?

– À Beaucaire, à Lafourcade, pour savoir le nom du mari deValentine.

– Tu penses donc toujours à elle ?

– Toujours.

– Tu ne renonces pas à la revoir ?

– Moins que jamais.

– Hélas ! frère, c’est que tu ne réfléchis pas que celleque tu aimais est la femme d’un autre, qu’elle est mère de famille,sans doute. Consentira-t-elle à te recevoir ? Sais-tu si tu nevas pas troubler sa vie, si tu ne te prépares pas les plus cuisantsregrets.

– Je suis fou, c’est vrai, je le sais, mais ma folie m’estchère.

Il dit cela d’un tel accent que Louis comprit bien que son partiétait irrévocablement arrêté.

Cependant il resta le même, ne s’occupant, en apparence, que departies de plaisir, en réalité passant sa vie à s’inquiéter deslettres qui arrivaient à la maison.

Il savait au juste à quelle heure passait le facteur, ettoujours il se trouvait, par hasard, dans la cour pour lerecevoir.

S’il était absent, ainsi que son frère, il savait à quelle placeon mettait les lettres venues dans la journée, et il y courait.

Sa surveillance ne fut pas inutile.

Le dimanche suivant, parmi les lettres que lui remit le facteur,il en distingua une qui portait le timbre de Beaucaire.

Rapidement il la glissa dans sa poche, et bien qu’il fût sur lepoint de monter à cheval, avec son frère, il trouva un prétextepour aller à sa chambre, incapable qu’il était de maîtriser sonimpatience.

C’était bien la lettre attendue, elle était signée : Lafourcade.Elle avait trois bonnes pages et contenait une foule de détailsabsolument indifférents à Louis, mais voici ce qu’elle disait deValentine.

Le mari de Mlle de La Verberie est un banquier trèsconsidéré, nommé André Fauvel. Je n’ai pas l’honneur de leconnaître, mais je pense aller le voir à mon prochain voyage àParis. J’ai conçu un projet qui serait la fortune de notre pays, jeme propose de le lui soumettre, et, s’il le juge bon, jesolliciterai l’appui de ses capitaux. Vous ne trouverez pasmauvais, je l’espère, que je me recommande de votre nom…

Louis tremblait comme un homme qui vient d’échapper à un immensedanger.

– Cette lettre entre les mains de mon frère, murmurait-il, et jen’avais qu’à filer.

Mais, sa perte, pour être retardée, n’en paraissait pas moinscertaine.

Gaston attendrait une réponse pendant une huitaine encore, puisil écrirait de nouveau ; Lafourcade, tout surpris, répondraitsur-le-champ ; c’était, en mettant tout au mieux, une douzainede jours que Louis avait encore devant lui.

Et là, se disait-il, là est le plus pressant danger. Que cetimbécile aille à Paris, qu’il prononce le nom de Clameran devant lebanquier, et tout est fini.

En bas, Gaston s’impatientait.

– Viens-tu ! criait-il à son frère.

– Je descends, répondit Louis.

Il descendait, en effet, après avoir serré dans un compartimentsecret de la malle la lettre de Lafourcade.

Désormais, il était décidé à un emprunt. Ayant une bonne sommeen poche, jointe à ce qu’il possédait déjà, il passerait enAmérique, et, ma foi ! Raoul se tirerait d’affaire comme ilpourrait.

Certes, il était désolé de voir manquer la plus bellecombinaison qu’il eût imaginée en sa vie, mais l’homme fort nes’indigne pas sottement contre la destinée, il tire des événementsle meilleur parti possible.

Dès le lendemain même, se promenant, à la tombée de la nuit,avec Gaston, sur la jolie route qui mène de l’usine à Oloron, ilentama le prologue d’une petite histoire dont la conclusion devaitêtre un emprunt de deux cent mille francs.

Ils allaient doucement, se donnant le bras, lorsqu’à unkilomètre environ de la forge, ils croisèrent un tout jeune homme,vêtu comme les ouvriers qui font leur tour de France, et qui enpassant les salua.

Une commotion si terrible secoua Louis que Gaston en reçut lecontre-coup.

– Qu’as-tu ? demanda-t-il tout étonné.

– Rien. J’ai heurté du bout du pied une pierre qui m’a faitmal.

Il mentait, et le tremblement de sa voix eût dû le dire àGaston.

S’il était si ému, c’est que, dans ce jeune ouvrier, il avaitreconnu Raoul de Lagors.

De ce moment, Louis de Clameran fut anéanti.

La surprise, une épouvante instinctive paralysaient,anéantissaient absolument sa verve audacieuse et parleuse. Iln’était plus à la conversation.

Il disait :

– Oui. En effet. Vraiment ! Peut-être.

Mais sans avoir conscience de ce qu’il disait.

Comment Raoul se trouvait-il à Oloron ? Qu’y venait-ilfaire ? Pourquoi se cachait-il sous un bourgerond’ouvrier ?

Depuis qu’il était à Oloron, Louis avait écrit presque tous lesjours à Raoul, et il n’en avait pas reçu de réponse.

Ce silence que tout d’abord il avait trouvé naturel, il lejugeait maintenant extraordinaire, inexplicable.

Heureusement Gaston se sentait fatigué ce soir-là. Il parla derentrer bien plus tôt que d’habitude, et, dès qu’il fut de retour àla maison, il regagna son appartement.

Louis était libre, enfin !…

Il alluma un cigare et sortit, disant au domestique de ne pasl’attendre.

Il savait bien que Raoul, si c’était lui toutefois, devait rôderautour de la maison, et guetter sa sortie.

Ses prévisions ne le trompaient pas.

Il avait à peine fait cent pas sur la route, qu’un homme sortitbrusquement d’un taillis et vint se planter devant lui.

La nuit était fort claire, Louis reconnut Raoul.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il aussitôt, incapable demaîtriser son impatience, qu’est-il arrivé ?

– Rien.

– Quoi ! la position là-bas n’est pas menacée ?

– En aucune façon. Je dirai plus, sans tes ambitions démesurées,tout irait au mieux.

Louis eut une exclamation, il faudrait presque dire unrugissement de fureur.

– Alors ! s’écria-t-il, que viens-tu faire ici ? Quit’a permis d’abandonner ton poste, au risque de nousperdre ?

– Ça, fit Raoul le plus tranquillement du monde, c’est monaffaire.

D’un geste brusque, Louis saisit les poignets du jeune homme, etles serrant à le faire crier :

– Tu vas t’expliquer, lui dit-il, de cette voix rauque et brèveque donne l’imminence du danger, tu vas me dire les raisons de tonétrange caprice.

Sans effort apparent, avec une vigueur dont jamais on ne l’eûtsoupçonné capable, Raoul se dégagea de l’étreinte de Louis.

– Plus doucement hein ! prononça-t-il du ton le plusprovocant, je n’aime pas à être brusqué, et j’ai de quoi terépondre.

En même temps, il sortait à demi de sa poche et montrait unrevolver.

– Tu vas te justifier, insista Louis, sinon !…

– Sinon, quoi ? Renonce donc, une fois pour toutes, àl’espoir de me faire peur. Je veux bien te répondre, mais pas ici,au milieu de ce grand chemin, et par ce clair de lune ;sais-tu si on ne nous observe pas ? Allons, viens…

Ils franchirent le fossé qui borde la route, et s’éloignèrent àtravers champs, sans se soucier des plants de maïs qu’ils foulaientaux pieds.

– Maintenant, commença Raoul, quand ils furent à une assezgrande distance de la route, je puis, mon cher oncle, te dire cequi m’amène. J’ai reçu tes lettres, et je les ai lues et relues. Tuas voulu être prudent, je comprends cela, mais tu as été si obscuren même temps que je ne t’ai pas compris. De tout ce que tu m’asécrit, un seul fait ressort clairement : nous sommes menacés d’ungrand danger.

– Raison de plus, malheureux, pour veiller au grain.

– Puissamment raisonné. Seulement, oncle cher et vénéré, avantde braver le péril, je tiens à savoir quel il est. Je suis homme àm’exposer, mais j’aime à savoir quels risques je cours.

– Ne t’ai-je pas dit d’être tranquille.

Raoul eut ce geste narquois du gamin de Paris raillant lacrédulité naïve de quelque bon bourgeois.

– Alors, fit-il, je dois avoir en toi, cher oncle, pleine etentière confiance.

– Certainement. Tes doutes sont absurdes, après ce que j’ai faitpour toi. Qui donc est allé te chercher à Londres, où tu ne savaisque devenir ? Moi. Qui donc t’a donné un nom et une famille, àtoi, qui n’avais ni famille ni nom ? Encore moi. Qui travailleen ce moment, après t’avoir assuré le présent, à te préparer unavenir ? Moi, toujours moi.

Pour bien écouter, Raoul avait pris une pose grotesquementsérieuse.

– Superbe ! interrompit-il, magnifique, splendide !…Pourquoi, pendant que tu y es, ne me prouves-tu pas que tu t’essacrifié pour moi ? Tu n’avais nul besoin de moi, n’est-cepas, lorsque tu es venu me chercher ? Allons, va, démontre-moique tu es le plus généreux et le plus désintéressé desoncles ; tu demanderas le prix Montyon[5] etj’apostillerai ta demande.

Clameran se taisait, il redoutait les entraînements de sacolère.

– Tiens, reprit Raoul, laissons là les enfantillages, cheroncle. Si je suis venu, c’est que je te connais ; c’est quej’ai en toi juste la confiance que j’y dois avoir. S’il teparaissait avantageux de me perdre, tu n’aurais pas une seconded’hésitation. En cas de danger, tu te sauverais seul et tulaisserais ton neveu chéri se débrouiller à sa guise. Oh ! neproteste pas, c’est tout naturel, et à ta place j’en ferais autant.Seulement, note bien ceci, je ne suis pas de ceux qu’on joueimpunément… Et sur ce, laissons là les récriminations inutiles etmets-moi au fait…

Avec un tel complice, il fallait compter, Louis le comprit. Loinde se révolter, il raconta brièvement et clairement les événementssurvenus depuis qu’il était près de son frère.

Il fut presque franc sur tous les points, sauf cependant en cequi concerne la fortune de son frère, dont il diminua l’importanceautant que possible.

Quand il eut terminé :

– Eh bien ! fit Raoul, nous sommes dans de beaux draps. Ettu espères t’en tirer, toi ?

– Oui, si tu ne me trahis pas.

– Je n’ai encore jamais trahi personne, entends-tu, marquis.Seulement, comment t’y prendras-tu ?

– Je ne sais, mais je sens que je trouverai un expédient.Oh ! je le trouverai, il le faut. Tu peux, tu le vois,repartir tranquille. Tu ne cours aucun risque à Paris, tant quemoi, ici, je surveillerai Gaston.

Raoul réfléchissait.

– Aucun risque, fit-il ; en es-tu bien sûr ?

– Parbleu ! Nous tenons trop bien madame Fauvel, pour quejamais elle ose élever la voix contre nous. Elle saurait la vérité,la vraie, celle que toi et moi savons seuls, qu’elle se tairaitencore, trop heureuse d’échapper au châtiment de sa faute passée,au blâme du monde, au ressentiment de son mari.

– C’est vrai, répondit Raoul, devenu sérieux, nous tenons mamère, aussi n’est-ce pas elle que je redoute.

– Qui alors ?

– Une ennemie de ta façon, ô mon respectable oncle, une ennemieimplacable, Madeleine.

Clameran eut un geste de dédain.

– Oh ! celle-là…, fit-il.

– Tu la méprises, n’est-ce pas ? interrompit Raoul, avecl’accent d’une conviction profonde, eh bien, tu te trompes. Elles’est dévouée au salut de sa tante, mais elle n’a pas abdiqué. Ellea promis de t’épouser, elle a congédié Prosper qui est en train demourir de douleur, c’est vrai, mais elle n’a pas renoncé à toutespoir. Tu la crois faible, peureuse, naïve, n’est-ce pas ?Erreur. Elle est trop forte, elle est capable des plus audacieusesconceptions, le malheur lui donnera l’expérience. Elle aime, mononcle, et la femme qui aime défend son amour, comme une tigresseses petits. Là est le péril…

– Elle a cinq cent mille francs de dot.

– C’est vrai ; et, à cinq pour cent, c’est douze mille cinqcents francs chacun. N’importe ! sage, tu renoncerais àMadeleine.

– Jamais ! entends-tu ! s’écria Clameran, jamais.Riche, je l’épouse ; pauvre, je l’épouserais encore. Ce n’estpas sa dot que je veux, à cette heure, c’est elle, Raoul, elleseule… je l’aime !

Raoul parut étourdi de la brusque déclaration de son oncle.

Il recula de trois pas, levant les bras au ciel, avec tous lessignes d’une surprise immense.

– Est-ce possible ! répétait-il, tu aimes Madeleine,toi !… toi !…

– Oui, répondit Louis d’un ton soupçonneux, que vois-tu là de siextraordinaire ?

– Rien, assurément, oh ! rien ! Seulement, cette bellepassion m’explique les surprenantes variations de ta conduite.Ah ! tu aimes Madeleine ! Alors, oncle vénéré, nousn’avons plus qu’à nous rendre.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Parce que, mon oncle, quand on a le cœur pris, on perd latête. C’est un axiome banal. Les généraux amoureux ont toujoursperdu leurs batailles. Un jour viendra fatalement où, épris deMadeleine, tu nous vendras pour un sourire. Et elle est notreennemie, et elle est fine, et elle nous guette.

D’un éclat de rire trop bruyant pour être bien sincère, Louisinterrompit son neveu.

– Comme tu prends feu tout à coup, dit-il ; tu la hais doncbien, cette belle, cette ravissante Madeleine ?

– C’est elle qui nous perdra.

– Sois franc, es-tu bien sûr de ne la pas aimer ?

Si claire que fût la nuit, Louis ne put voir le mouvement decolère qui contracta les traits de Raoul.

– Je n’ai jamais aimé que la dot, répondit-il.

– Alors, de quoi te plains-tu ? Ne t’en dois-je pas lamoitié, de cette dot ? Tu auras l’argent sans la femme, lesbénéfices sans les charges.

– Je n’ai pas cinquante ans passés, moi, fit Raoul, avec unenuance de fatuité.

– Assez, interrompit Louis, il a été convenu, n’est-ce pas, lejour où je suis allé t’arracher à la plus affreuse des misères, queje resterais le maître.

– Pardon ! tu oublies que ma vie, ou ma liberté, à tout lemoins, est sur le jeu. Tiens les cartes, mais laisse-moi teconseiller.

Longtemps encore les deux complices restèrent à étudier et àdiscuter la situation, et il était plus de minuit lorsque Louissongea qu’en s’attardant davantage il risquerait de s’attirer desquestions embarrassantes.

– Ne raisonnons pas dans le vide, dit-il à Raoul. Je suis de tonavis ; les choses sont telles qu’il est urgent de prendre unparti. Mais je ne sais pas me décider au pied levé. Demain, à cetteheure, sois ici, j’aurai arrêté notre plan.

– Soit, à demain.

– Et pas d’imprudence d’ici là !

– Mon costume, ce me semble, doit te dire assez que je ne tienspas à me montrer. J’ai arrangé, à Paris, un alibi si ingénieux queje défie qui que ce soit de prouver – judiciairement parlant – quej’ai quitté ma maison du Vésinet, J’ai poussé les précautions siloin que j’ai voyagé en troisièmes, et on y est terriblement mal.Allons, adieu ! je regagne mon auberge.

Il s’éloigna sur ces mots sans paraître se douter qu’il venaitd’éveiller dans le cœur de son complice bien des soupçons.

Pendant le cours de sa vie aventureuse, Clameran avait assezorganisé « d’affaires » pour savoir au juste quelle somme deconfiance on doit accorder à des complices tels que Raoul. Lescoquins ont leur probité à eux, c’est connu, d’aucuns la mettentbien au-dessus de celle des honnêtes gens, mais cette probité n’estjamais, après « le coup », ce qu’elle était avant. C’est au momentdu partage que les difficultés surgissent.

L’esprit défiant de Clameran entrevoyait déjà mille sujets decraintes et de querelles.

– Pourquoi, se demandait-il, Raoul s’est-il si soigneusementcaché pour venir ici ? Pourquoi cet alibi à Paris ? Metendrait-il un piège ? Je le tiens, c’est vrai ; mais, demon côté, je suis absolument à sa merci. Toutes ces lettres que jelui écris, depuis que je suis chez Gaston, sont autant de preuvescontre moi ! Songerait-il à se révolter, à se débarrasser demoi, à recueillir seul les profits de notre entreprise ?

Cette nuit encore, Louis ne ferma pas l’œil ; mais au matinsa résolution était prise, et c’est avec une fébrile impatiencequ’il attendit le soir.

Si puissant était son désir d’en finir, si vive était la tensionde sa pensée, qu’il ne put réussir à être ce jour-là ce qu’il étaitles autres jours.

À plusieurs reprises, son frère, le voyant sombre et préoccupé,lui demanda :

– Qu’as-tu ? es-tu souffrant ? Me cacherais-tu quelqueinquiétude ?

Enfin le soir vint, et Louis put rejoindre Raoul, qu’il trouvaétendu sur l’herbe et fumant, dans ce champ où ils s’étaiententrevus la nuit précédente.

– Eh bien ! demanda Raoul en se levant, es-tu enfindécidé ?

– Oui. J’ai deux projets dont je crois le succèsinfaillible.

– Je t’écoute.

Louis parut réfléchir, en homme qui veut présenter sa pensée leplus clairement et le plus brièvement possible.

– Mon premier plan, commença-t-il, dépend de ton acceptation.Que dirais-tu si je te proposais de renoncer à l’affaire ?

– Oh !…

– Consentirais-tu à disparaître, à quitter la France, àretourner à Londres, si je te donnais une forte somme ?

– Encore faut-il la connaître, cette somme.

– Je puis te donner cent cinquante mille francs.

Raoul haussa les épaules.

– Oncle respecté, dit-il, je vois avec douleur que tu ne meconnais pas, oh ! pas du tout. Tu ruses avec moi, tudissimules, et ce n’est ni généreux ni adroit. Ce n’est pasgénéreux, parce que c’est trahir nos conventions ; ce n’estpas adroit, parce que – mets-toi bien cela dans la tête – je suisaussi fort que toi.

– Je ne te comprends plus.

– Tant pis ; je m’entends, moi, et cela suffit. Oh !je te connais, mon oncle, je t’ai étudié avec les yeux del’intérêt, qui sont bons ; j’ai tâté le fond de ton sac. Si tum’offres ainsi cent cinquante mille francs, c’est que tu as lacertitude de rafler un million.

Clameran essaya le geste de protestation indignée d’un honnêtehomme méconnu.

– Tu déraisonnes, essaya-t-il.

– Point. C’est d’après le passé que je juge l’avenir. Des sommesarrachées à madame Fauvel – contre mon gré, souvent – qu’ai-jereçu ? la dixième partie, à peine.

– Mais nous avons un fonds de réserve…

– Qui est entre tes mains, cher oncle, c’est très vrai. De tellesorte que si demain la mèche était éventée, tu sauverais la caisse,et que moi, faute d’argent, j’irais faire un tour en policecorrectionnelle.

Ces reproches parurent désoler Louis.

– Ingrat ! murmura-t-il ! ingrat !…

– Bravo ! reprit Raoul, tu as bien dit ce mot. Mais trêvede sornettes ; veux-tu que je te prouve que tu metrompes ?

– Si tu le peux…

– Soit. Tu m’as dit que ton frère n’avait qu’une modesteaisance, n’est-ce pas ! Eh bien ! Gaston a soixante millelivres de rentes au bas mot. Ne nie pas. Que vaut sa propriétéici ? Cent mille écus. Combien en a-t-il chez monsieurFauvel ? Quatre cent mille francs. Total, sept cent millefrancs. Est-ce tout ce qu’il possède ? Non, car le receveurparticulier d’Oloron a été chargé de lui acheter des rentes. Tuvois que je n’ai pas perdu ma journée.

C’était si net, si précis, que Louis n’essaya pas derépondre.

– Que diable ! poursuivait Raoul, quand on se mêle decommander on devrait bien tâter ses forces. Tu as eu, nous avons euentre les mains la plus belle partie du monde, qu’en as-tufait ?

– Il me semble…

– Quoi ? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et parta faute, par ta très grande faute.

– On ne commande pas aux événements.

– Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, leshabiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu mechercher à Londres ? Nous devions prier gentiment ma chèremère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elles’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant ? Aurisque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bientourmenter la pauvre femme qu’elle ne sait plus où donner de latête.

– Il était prudent d’aller vite.

– Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis entête d’épouser Madeleine ? Ce jour-là, il a fallu la mettredans le secret, et depuis elle soutient et conseille satante ; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouerà monsieur Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’enserais pas bien surpris.

– Je l’aime !…

– Eh ! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tunous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans laconnaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui, après une faute,se contentent de cette banale excuse : « Si j’avais su ! » Ilfallait t’informer. Que m’as-tu dit : « Ton père est mort. » Pas dutout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis meprésenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et jen’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il laretrouvera, et alors, bonsoir…

D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.

– Assez ! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai unmoyen sûr pour tout sauver.

– Toi ! un moyen ! Quel est-il ?

– Oh ! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est monsecret.

Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.

Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieude la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut siaffreusement significatif que tous deux frissonnèrent.

Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans unmot, sans un geste, ils s’étaient compris.

Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant :

– Ainsi, commença-t-il, tu refuses les cent cinquante millefrancs que je te propose pour disparaître ? Réfléchis, il enest temps encore.

– C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu nechercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grandefortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Jeréussirai ou je périrai avec toi.

– Et tu m’obéiras ?

– Aveuglément.

Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré leprojet de son complice, car il ne l’interrogea pas.

– D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.

– J’y serai après-demain matin.

– Plus que jamais tu seras assidu près de madame Fauvel ;il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tusois prévenu.

– C’est entendu.

Louis posa la main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appelerson attention sur ce qu’il allait dire.

– Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute laconfiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes tortspassés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux àmadame Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait,à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pource qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillésà mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faireautrement. Voilà le thème, à toi de le développer.

C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait cesinstructions, au moins singulières.

– Quoi ! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsique tu cherches à lui plaire ? Drôle de façon de faire sacour. Je veux être pendu si je comprends…

– Tu n’as pas besoin de comprendre.

– Bien ! fit Raoul, du ton le plus soumis, très bien.

Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bienune mission qui en soupçonne au moins la portée.

– As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pouravoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettrele feu à sa maison ?

– Oui, après ?

– Eh bien ! à un moment donné, je te chargerai de mettre,moralement, le feu à la maison de madame Fauvel, et je la sauveraiainsi que sa nièce.

De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.

– Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.

– Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu ?

– Tout, mais tu m’écriras.

– Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau àParis…

– Tu aurais une dépêche.

– Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.

– Prosper !… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon !il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans unevoie où il périra. Vrai ! il y a des jours où j’ai bonne enviede le plaindre.

– Plains-le, ne te gêne pas.

Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrentles meilleurs amis du monde, en apparence ; en réalité sehaïssant de toutes leurs forces.

Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit àBeaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom deValentine.

Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie,ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité,Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.

L’usine semblait l’absorber entièrement.

Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’étaitjuré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pourle pays.

Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, etdéjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changementsde méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et leproduit.

– Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston,mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.

L’année prochaine ! Hélas !…

Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dansl’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.

Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels querester debout lui était complètement impossible.

– Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de cesétourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vaisme coucher, on m’éveillera pour dîner.

Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il étaitloin de se trouver mieux.

Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempesbattaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge unsentiment indescriptible de constriction et de siccité.

Ce n’est pas tout : sa langue embarrassée n’obéissait plus à sapensée et le trahissait ; il voulait articuler un mot et il enprononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonieet d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis,et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir oufermer la bouche.

Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute forceenvoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.

– Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandisque je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.

Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieilEspagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de lalimonade.

Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.

Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à lamême heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plusviolentes…

Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher unmédecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures auxEaux-Bonnes une réputation presque européenne.

Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contentad’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surfacedesquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Ilprescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.

Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gastonreposa assez tranquillement, le cours de la maladie changeabrusquement.

Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faireplace à une oppression terrible, si douloureuse que le maladen’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son litsans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venudès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même duchangement.

Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, onn’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, quiavait pansé son maître, répondit que non.

Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examinaattentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs seprenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaientdouloureuses.

Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose,et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.

Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur sonséant ; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de sesamis qui était avocat.

– Et pourquoi, grand Dieu ? demanda Louis.

– Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusonspas, je suis très mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbécilesqui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositionsseront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.

S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulaitrédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune àLouis.

L’avocat qu’il avait envoyé chercher – un de ses amis – était unpetit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu auxartifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Codecivil comme une anguille dans sa vase.

Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, iln’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible,en évitant habilement des droits de succession toujoursconsidérables.

Un moyen fort simple s’offrait.

Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises enlui reconnaissant un apport équivalant à la moitié de sa fortune,et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que surle reste, c’est-à-dire sur la moitié.

C’est avec le plus vif empressement que Gaston adopta cettefiction. Non qu’il songeât à l’économie qu’elle réaliserait s’ilmourait, mais parce qu’il y voyait une occasion, s’il vivait, departager avec son frère tout ce qu’il possédait, sans froisser sadélicatesse susceptible.

Un acte d’association entre les sieurs Gaston et Louis deClameran fut donc rédigé, pour l’exploitation d’une usine de fontede fer, acte qui reconnaissait à Louis une mise de fonds de cinqcent mille francs.

Mais Louis, qu’il fallut avertir, puisque sa signature étaitindispensable, sembla s’opposer de toutes ses forces aux projets deson frère.

– À quoi bon, disait-il, tous ces préparatifs ! Pourquoicette inquiétude d’outre-tombe pour une indisposition dont tu ne tesouviendras plus dans huit jours ? Penses-tu que je puisseconsentir à te dépouiller de ton vivant ? Tant que tu vis, ceque tu as est à toi, c’est entendu ; si tu meurs, je suis tonhéritier, que veux-tu de plus ?

Vaines paroles ! Gaston n’était pas de ces hommes dont unrien fait vaciller la faible volonté.

Après une longue et héroïque résistance qui fit éclater et sonbeau caractère et son rare désintéressement, Louis, à boutd’arguments, pressé par le médecin, se décida à apposer sasignature sur les traités rédigés par l’avocat.

C’en était fait. Il était désormais pour la justice humaine,pour tous les tribunaux du monde, l’associé de son frère, lepossesseur de la moitié de ses biens.

Les plus étranges sensations remuaient alors le complice deRaoul.

Il perdait presque la tête, égaré par ce délire passager desgens qui, brusquement, sans transition, par hasard ou par accident,passent de la misère à l’opulence.

Que Gaston vécût ou mourût, Louis possédait légitimement,honnêtement, vingt-cinq mille livres de rentes, même en ne comptantpour rien les bénéfices aléatoires de l’usine.

En aucun temps, il n’avait osé espérer, ni rêver une tellerichesse. Ses vœux n’étaient pas seulement accomplis, ils étaientdépassés. Que lui manquait-il désormais ?

Hélas ! il lui manquait la possibilité de jouir en paix decette aisance : elle arrivait trop tard.

Cette fortune, qui lui tombait du ciel et qui eût dû le remplirde joie, emplissait son cœur de tristesse et de colère.

Ses lettres à Raoul, pendant deux ou trois jours, rendaient bientoutes les fluctuations de ses pensées et gardaient un reflet desdétestables sentiments qui s’agitaient en lui.

J’ai vingt-cinq mille livres de rentes, lui écrivait-il quelquesheures après avoir signé l’acte de société, je possède, à moi, cinqcent mille francs. La moitié, que dis-je, le quart de cette sommeaurait fait de moi, il y a un an, le plus heureux des hommes. Àquoi me sert cette fortune, aujourd’hui ? À rien. Tout l’or dela terre ne supprimerait pas une des difficultés de notresituation. Oui, tu avais raison, j’ai été imprudent, mais je payecher ma précipitation. Nous sommes maintenant lancés sur une pentesi rapide, que bon gré mal gré, il faut aller jusqu’au bout. Tentermême de s’arrêter serait insensé. Riche ou pauvre, je doistrembler tant qu’une entrevue de Gaston et de Valentine serapossible. Comment les séparer à jamais ? Mon frèrerenoncera-t-il à revoir cette femme tant aimée ?

Non, Gaston ne renonçait pas à chercher, à retrouver Valentine,et la preuve, c’est que plusieurs fois, au milieu des plus vivessouffrances, il avait prononcé son nom.

Cependant, vers la fin de la semaine, le pauvre malade eut deuxjours de rémission. Il put se lever, manger quelques bouchées, etmême se promener un peu.

Mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. En moins de dixjours, il avait vieilli de dix ans. Le mal, sur les organisationspuissantes, comme celle de Gaston, ayant plus de prise, les briseen moins de rien.

Appuyé au bras de son frère, il traversa la prairie pour allerdonner un coup d’œil à l’usine, et, s’étant assis non loin d’unfourneau en activité, il déclara qu’il s’y trouvait bien et qu’ilrenaissait à cette chaleur intense.

Il ne souffrait pas, il se sentait la tête dégagée, il respiraitlibrement, ses pressentiments se dissipaient.

– Je suis bâti à chaux et à sable, disait-il aux ouvriers quil’entouraient, je suis capable de m’en tirer. Les vieux arbresdépérissent quand on les transplante, répétait-il, je ferais bien,si je veux vivre longtemps, de retourner à Rio.

Quelle espérance pour Louis, et avec quelle ardeur il s’yaccrocha !

– Oui, répondit-il, tu ferais bien, très bien même ; jet’accompagnerais. Un voyage au Brésil avec toi serait pour moi unepartie de plaisir.

Mais quoi ! Projets de malades, projets d’enfants ! Lelendemain, Gaston avait bien d’autres idées.

Il affirmait que jamais il ne saurait se résoudre à quitter laFrance. Il se proposait, sitôt guéri, de visiter Paris. Il yconsulterait des médecins, il y retrouverait Valentine.

À mesure que sa maladie se prolongeait, il s’inquiétait d’elledavantage, et il s’étonnait de ne pas recevoir de lettre deBeaucaire.

Cette réponse, qui tardait, le préoccupait si fort qu’il écrivitde nouveau, en termes pressants, demandant un mot par le retour ducourrier.

Cette seconde lettre, Lafourcade ne la reçut jamais.

Ce soir-là même, Gaston recommença à se plaindre. Les deux outrois jours de mieux n’étaient qu’une halte de la maladie. Ellereprit avec une énergie et une violence inouïes, et pour lapremière fois, le docteur C… laissa voir des inquiétudes.

Enfin, le quatorzième jour de sa maladie, au matin, Gaston, quiétait resté toute la nuit plongé dans l’assoupissement le plusinquiétant, parut se ranimer.

Il envoya chercher un prêtre et resta seul avec lui unedemi-heure environ, déclarant qu’il mourait en chrétien comme sesancêtres.

Puis il fit ouvrir toutes grandes les portes de sa chambre etdonna ordre qu’on fît entrer ses ouvriers. Il leur adressa sesadieux et leur dit qu’il s’était occupé de leur sort.

Quand ils se furent retirés, il fit promettre à son frère deconserver l’usine, l’embrassa une dernière fois, et retombant surses oreillers, il entra en agonie.

Comme midi sonnait, sans secousses, sans convulsions, ilexpira.

Désormais Louis était bien marquis de Clameran, et il étaitmillionnaire.

Quinze jours plus tard, cependant, Louis ayant arrangé toutesses affaires et s’étant entendu avec l’ingénieur qui conduisaitl’usine, prenait le chemin de fer.

La veille, il avait adressé à Raoul ce télégramme significatif :J’arrive.

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