Le Dossier 113

Chapitre 1

 

À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loindes merveilleux jardins de messieurs Audibert, on aperçoit, noircipar le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château deClameran.

Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deuxfils, Gaston et Louis.

C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Ilétait de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtésgentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ontl’heure d’un autre siècle.

Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquiss’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 commeune série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’unepoignée de bourgeois factieux.

Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’étaitrentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.

Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immensesdomaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très suffisantepour le faire vivre honorablement ; il ne pensait pas,disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.

Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque chargeà la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait prisle parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant toutensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitaitde jacobin.

De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large etfacile des gentilshommes campagnards.

Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensaittous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac,prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraieRestauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous sesdomaines.

À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune,Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie deplaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu ; l’aîné,Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque,travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titreseul eût paru à son père un pendable blasphème.

En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieuxmarquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvantmieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré desbourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleriesparfois spirituelles.

Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par leschaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistralsoufflait par trop fort.

Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen dedistraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même,toujours vif, toujours piquant.

Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.

La comtesse de La Verberie, la « bête noire » du marquis, commeil le disait peu galamment, était une grande et sèche femme,anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante,glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petitmonde.

À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec sonmari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français,malheureusement pour sa mémoire.

En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.

Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisancerelative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de lamunificence royale que le petit domaine et le château de LaVerberie, et sur le milliard d’indemnité deux mille cinq centsfrancs de rente, dont elle vivait.

Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien desambitions.

Plus modeste que le manoir de Clameran, le joli castel de LaVerberie a de moins fières apparences et de moins hautesprétentions.

Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé,discret, et facile pour le service comme la petite maison d’ungrand seigneur.

C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleillevant ses fenêtres sculptées.

Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la routede Beaucaire jusqu’au bord du fleuve ; une merveille, avec sesgrands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et sonclair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.

Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, lacomtesse de La Verberie.

Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit ans,nommée Valentine, blonde, frêle, avec de grands yeux tremblants,belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre dela chapelle du village où elle allait tous les matins entendre lamesse.

Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides duRhône, s’était étendu au loin.

Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussentleurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin dehalage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, àl’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.

De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveuxdemi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes etbraves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Etsouvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la joliepetite fée de La Verberie.

Si M. de Clameran détestait la comtesse, Mme de La Verberieexécrait le marquis. S’il l’avait surnommée « la sorcière », ellene l’appelait jamais que « le vieil étourneau ».

Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur lefond même des faits une opinion pareille, avec des façonsdifférentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dansd’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendreni se fâcher jamais.

Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digéraitbien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissaitde rage et verdissait de jalousie.

Peu importe ! Ils eussent passé ensemble des délicieusessoirées. Car enfin, ils étaient voisins, très proches voisins.

De Clameran, on voyait très bien le lévrier noir de Valentinecourir dans les allées du parc de La Verberie ; et de LaVerberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de lasalle à manger de Clameran.

Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône,un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flotsrapides.

Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plusprofonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.

D’où venait cette haine ?

La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de ledire avec quelque exactitude.

C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrivetoujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, aprèstout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de lavérité qui les a inspirés.

Il arriva que Gaston, ayant vu Valentine à une fête, la trouvabelle et l’aima.

Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, sedéfendre de penser à lui.

Mais tant d’obstacles les séparaient !… Chacun d’eux,pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfouicomme un trésor, au plus profond de son cœur.

Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaientdéjà tant l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé àleur première rencontre les rapprocha de nouveau.

Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieilleduchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle yavait encore de propriétés.

Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris detrouver en eux un écho des mêmes pensées.

Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sanss’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au borddu Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ilss’apercevaient.

Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était àBeaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter àValentine.

Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocencevéritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées donts’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pasl’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.

Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petitspas, le long de la grande avenue.

Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient ;ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sansespoir.

Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des hainesabsurdes de leurs familles ; ils s’avouaient que toutetentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leurvie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais…qu’une seule fois encore.

Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.

Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues ! Gaston nevoulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, ilfallait faire plus d’une lieue.

C’est alors qu’il pensa que franchir le fleuve à la nage seraitbien plus court ; mais il était médiocre nageur, et traverserle fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles commeune grande témérité.

Peu importe ! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine,épouvantée, le vit sortir de l’eau presque à ses pieds.

Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura,et recommença le lendemain et jours suivants.

Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné parle courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abrégerses angoisses.

Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’unedes fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, ilétait aux genoux de son amie.

Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret deleurs amours.

Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieusesprécautions ! Ils se surveillaient si attentivement ! Ilsétaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvrede dissimulation et de prudence !

Pauvres amoureux naïfs !… Comme si on pouvait dissimulerquelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à lacuriosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs,incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’uncancan inoffensif ou mortel.

Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà ilavait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leursamours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries desveillées.

Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barqueglissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient :c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.

Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés descurieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient,en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuseexpédition.

C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connutenfin la funeste vérité.

De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait :on le voyait à la couleur des eaux ; on craignait uneinondation.

Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux,c’eût été tenter Dieu.

Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant ypasser le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve,jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.

Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait àTarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de laplace de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel desTrois-Empereurs.

Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, oùils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champde foire.

La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils yentrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étantlibre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et semirent à jouer au billard.

Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention deGaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaientd’une table du fond.

De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment,avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes toutde travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, toutsurpris, lui dit :

– Qu’as-tu donc ? tu n’es plus au jeu, tu manques descarambolages tout faits.

– Je n’ai rien.

La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gastondevint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur lebillard et s’élança vers la table du fond.

Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos envidant un bol de vin chaud.

C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-sixans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrementretroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clamerans’adressa.

– Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisaittrembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire !

– Qui donc m’en empêcherait ? répondit Lazet, du ton leplus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valentpas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule quifait la vertu.

– Vous avez prononcé un nom.

Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspéreraitle jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voiesde fait.

– J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, prononcé le nomde la jolie petite fée de La Verberie.

Tous les consommateurs du café, et même deux commis voyageursqui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés etentouraient les deux interlocuteurs.

Aux regards provocants qu’on lui lançait, aux murmures – auxhuées plutôt – qui l’avaient accueilli quand il avait marché surLazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait qu’il étaitentouré d’ennemis.

Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieuxmarquis portaient leurs fruits. La rancune fermente vite etterriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.

Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’unesemelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinzeou vingt.

– Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que lesilence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâchepour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier unejeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pourdéfendre son honneur.

– Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a sesamants, et cela suffit.

Ces mots affreux : « ses amants… » portèrent à leur comble lafureur à grand-peine maîtrisée de Gaston, il leva le bras, et samain retomba, avec un bruit mat, sur la joue de Lazet.

Il n’y eut qu’un cri, dans le café, un cri de terreur. Tout lemonde connaissait la violence du caractère de Lazet, sa forceherculéenne, son aveugle courage.

D’un bond, il franchit la table qui le séparait de Gaston, ettombant sur lui, il le saisit à la gorge.

Ce fut un moment d’affreuse confusion. L’ami de Clameran voulutvenir à son secours, il fut entouré, renversé à coups de queues debillards, foulé aux pieds et poussé sur une table.

Également vigoureux, jeunes et adroits l’un et l’autre, Gastonet Lazet luttaient sans qu’aucun d’eux obtînt d’avantagemarqué.

Lazet, brave garçon, aussi loyal que courageux, ne voulait pasd’intervention. Les témoignages sur ce point sont unanimes. Il necessait de crier à ses amis :

– Retirez-vous, écartez-vous, laissez-moi faire seul !

Mais les autres étaient bien trop animés déjà pour restersimples spectateurs du combat.

– Une couverture ! cria l’un d’eux, vite une couverturepour faire sauter le marquis !

En même temps, cinq ou six jeunes gens se ruant sur Gaston leséparaient de Lazet et le repoussaient jusqu’au billard. Les unscherchaient à le terrasser, les autres, avec une courroie,s’efforçaient de paralyser les mouvements de ses jambes.

Lui se défendait avec l’énergie du désespoir, puisant dans lesentiment de son bon droit une force dont jamais on ne l’aurait crucapable. Et tout en se défendant furieusement, il accablaitd’injures ses adversaires, les traitant de lâches, de misérablesbandits, qui se mettaient douze contre un homme de cœur.

Il tournait autour du billard, cherchant à gagner la porte, lagagnant peu à peu, quand une clameur de joie emplit la salle :

– Voici la couverture ! criait-on.

– Dans la couverture, l’amant de la petite fée !…

Ces cris, Gaston, les devina, plutôt qu’il ne les entendit. Ilse vit vaincu, aux mains de ces forcenés, subissant le plus ignobledes outrages.

D’un mouvement terrible de côté, il fit lâcher prise aux troisassaillants qui le tenaient ; un formidable coup de poing ledébarrassa d’un quatrième.

Il avait les bras libres ; mais tous les ennemis revenaientà la charge.

Alors il perdit la tête. À côté de lui, sur la table où avaientdîné les commis voyageurs, il saisit un couteau, et par deux foisil l’enfonça dans la poitrine du premier qui se précipita surlui.

Ce malheureux était Jules Lazet. Il tomba.

Il y eut une seconde de stupeur. Quatre ou cinq des assaillantsse précipitèrent sur Lazet pour lui porter secours. La maîtresse ducafé poussait des cris horribles. Quelques-uns des plus jeunessortirent en criant : « À l’assassin ! »

Mais tous les autres, encore dix au moins, se ruèrent surGaston, avec des cris de mort.

Il se sentait perdu, ses ennemis se faisaient arme de tout, ilavait reçu trois ou quatre blessures, quand une résolutiondésespérée lui vint. Il monta sur le billard et, prenant unformidable élan, il se lança dans la devanture du café. Elle étaitsolide, cette devanture, pourtant il la brisa ; les éclats deverre et de bois le meurtrirent et le déchirèrent en vingtendroits, mais il passa.

Gaston de Clameran était dehors, mais il n’était pas sauvé.Surpris d’abord et presque déconcertés de son audace, sesadversaires, vite remis de leur stupeur, s’étaient jetés sur sestraces.

Lui, courait à travers le champ de foire, ne sachant quelledirection prendre.

Enfin, il se décida à gagner Clameran, s’il le pouvait.

Il cessa donc ses feintes, et avec une incroyable rapidité, iltraversa diagonalement le champ de foire, se dirigeant vers lalevée, la levade, comme on dit dans le pays, qui met lavallée de Tarascon à l’abri des inondations.

Malheureusement, en arrivant à cette levée, plantée d’arbresmagnifiques, une des plus délicieuses promenades de la Provence,Gaston oublia que l’entrée en est fermée par une de ces barrières àtrois montants qu’on place devant les endroits réservés aux seulspiétons.

Lancé à toute vitesse, il alla se heurter contre, et futrenversé en arrière, non sans se faire un mal affreux à lahanche.

Il se releva promptement, mais les autres étaient sur lui.

Il fallait se dégager ou mourir.

Le malheureux ! Il avait gardé à la main son couteausanglant, il frappa ; un homme encore tomba en poussant ungémissement terrible.

Ce second coup lui donna un moment de répit, fugitif commel’éclair, mais qui lui permit de tourner la barrière et des’élancer sur la levée.

Deux des poursuivants s’étaient agenouillés près du blessé, cinqreprirent la chasse avec une ardeur plus endiablée.

Mais Gaston était leste, mais l’horreur de la situation triplaitson énergie ; échauffé par la lutte, il ne sentait aucune deses blessures, il allait, les coudes au corps, ménageant sonhaleine, rapide comme un cheval de course.

Bientôt il distança ceux qui le poursuivaient : le souffle deleur respiration haletante s’éloignait, le bruit de leurs pasarrivait moins distinct ; enfin, on n’entendit plus rien.

Cependant Gaston courut pendant plus d’un quart de lieue encore,il avait pris les champs, franchissant les haies, sautant lesfossés, et c’est lorsqu’il fut bien convaincu que le rejoindreétait impossible, qu’il se laissa tomber au pied d’un arbre.

Cependant, il ne pouvait rester étendu là. Nul doute que laforce armée ne fût prévenue. On le cherchait déjà. On était sur sestraces. On allait à tout hasard venir au château de Clameran, etavant de s’éloigner, peut-être pour toujours, il voulait voir sonpère, il voulait, une fois encore, serrer Valentine entre sesbras.

Quand, après une route affreusement pénible, il sonna à lagrille du château, il était plus de dix heures.

À sa vue, le vieux valet qui était venu lui ouvrir recula,terrifié.

– Grands dieux ! monsieur le comte, que vous est-ilarrivé ?

– Silence ! fit Gaston, de cette voix rauque et brève quedonne la conscience d’un danger imminent, silence ! Où est monpère ?

– Monsieur le marquis est dans sa chambre avec monsieurLouis ; monsieur le marquis a été pris de sa goutte, cetantôt, il ne peut bouger ; mais vous, monsieur…

Gaston ne l’entendait plus. Il avait gravi rapidement le grandescalier et entrait dans la chambre où son père et son frèrejouaient au trictrac.

Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâchale cornet qu’il tenait.

Et, certes, cette impression s’expliquait. Le visage, les mains,les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.

– Qu’y a-t-il ? demanda le marquis.

– Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernièrefois et vous demander les moyens de fuir, de passer àl’étranger.

– Vous voulez fuir ?

– Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant ; onme poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut êtreici. J’ai tué deux hommes.

Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, ilessaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.

– Où ? quand ? interrogea-t-il d’une voix affreusementaltérée.

– À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaientquinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau !

– Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vousavait insulté, comte ?

– On insultait devant moi une noble jeune fille.

– Et vous avez châtié les drôles ? Jarnibleu ! vousavez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en saprésence des faquins manquer à une personne de qualité ! Maisde qui avez-vous pris la défense ?

– De mademoiselle Valentine de La Verberie.

– Oh ! fit le marquis, oh !… de la fille de cettevieille sorcière. Jarnitonnerre ! Ces La Verberie, que Dieules écrase, nous ont toujours porté malheur.

Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de larace parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc :

– N’importe ! comte, vous avez fait votre devoir.

Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exceptiond’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, sesautres blessures étaient légères.

Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston sesentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls ; uneénergie nouvelle étincelait dans ses yeux.

D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques.

– Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoirpasser à l’étranger ?

– Oui, mon père.

– Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.

– C’est vrai, répondit le marquis ; mais, pour fuir, pourpasser à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à luidonner, là, sur-le-champ.

– Mon père !…

– Non, je n’en ai pas ! Ah ! vieux fou prodigue que jesuis, vieil enfant imprévoyant !… Ai-je seulement cent louisici !…

Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit lesecrétaire.

Le tiroir servant de caisse renfermait neuf cent vingt francs enor.

– Neuf cent vingt francs !… s’écria le marquis ; cen’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cettemisérable somme, il ne le peut…

Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmédans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louisde lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur latablette inférieure du secrétaire.

Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un rubannoir, la clé de la cassette.

Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent sesenfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues etdivers autres bijoux.

Sa physionomie avait pris une expression solennelle.

– Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure,peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vousaidera.

– Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.

– Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de lamarquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du Cielveille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours demisère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pourvivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement. Jamaisl’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru unsacrilège. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous lesvendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…

– Non, mon père, non !…

– Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de cemonde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que lesalut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit endanger faute d’un peu d’or.

Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser auxgenoux du vieux marquis ; il lui prit la main, qu’il porta àses lèvres.

– Merci, mon père, murmura-t-il, merci !… Il est arrivéqu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permisde vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi !…J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère ; maisje les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dans quelquejour je vous rendrai compte…

L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ilsoubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchentde tels spectacles.

– L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.

– Il dit vrai ! s’écria le marquis, partez, comte, partez,mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran !

Gaston s’était relevé lentement.

– Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplirun devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit : cette jeune fille,dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…

– Oh ! fit M. de Clameran stupéfait, oh ! oh…

– Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, dedemander pour moi à madame de La Verberie la main de sa fille.Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle merejoindra à l’étranger…

Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient sesparoles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet,comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaqued’apoplexie.

– Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’estde la folie !…

– Je l’aime, mon père ; je lui ai juré que je n’aurais pasd’autre femme qu’elle.

– Vous resterez garçon.

– Je l’épouserai ! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu,je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notrehonneur…

– Chansons !

– Mademoiselle de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parcequ’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même nel’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée àmoi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, cesoir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.

L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu,que lui arrachaient les circonstances ; il se trompait. Lemarquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joieméchante étincela dans ses yeux.

– Ah ! ah ! fit-il, elle est votre maîtresse.Jarnibleu ! j’en suis charmé. Mes compliments, comte ; onla dit agréable, cette petite.

– Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, jevous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.

– Ta ! ta ! ta ! s’écria le marquis, je trouvevos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’apas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous ?Maintenant, nous sommes quittes. Ah ! elle est votremaîtresse…

– Sur la mémoire de ma mère et de notre nom, je le jure, ellesera ma femme !

– Vraiment ! s’écria le marquis exaspéré, vous osez leprendre sur ce ton !… Jamais, entendez-vous bien ? jamaisvous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notremaison m’est cher ? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris,jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le maride cette péronnelle.

Ce dernier mot transporta Gaston.

– Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il ; jereste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peum’importe !… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenezces bijoux, ils me sont inutiles désormais.

Une scène terrible allait certainement éclater entre le père etle fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas.

Tous les domestiques du château se pressaient dans lecouloir.

– Les gendarmes ! disaient-ils, voici lesgendarmes !…

À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à resterdebout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure que la gouttecédait.

– Des gendarmes ! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran !Nous allons leur faire payer cher leur audace ! Vousm’aiderez, vous autres !…

– Oui ! oui ! répondirent les domestiques, à bas lesgendarmes !

Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête,Louis conservait tout son sang-froid.

– Résister serait folie, prononça-t-il ; nous repousseronspeut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plusnombreux.

– C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis araison…

– Où sont-ils ? interrogea Louis.

– À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers.Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils fontavec leurs sabres ?

– Alors Gaston va fuir par la porte du potager.

– Gardée ! monsieur ! s’écria La Verdure, désespéré,elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout unrégiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs duparc.

Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôtrépandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait faitmonter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non seulement lesgendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.

Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient laforce armée.

– Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute saprésence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.

– Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.

– C’est ce que nous allons voir, jarnibleu ! s’écria M. deClameran. Ah ! nous ne sommes pas les plus forts. Ehbien ! nous serons les plus adroits. Attention tous !Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec LaVerdure ; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous enprendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant lemoins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, LaVerdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun àune porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant uncoup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois,Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout aumonde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurstraces.

– Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.

– Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean,franchira le mur du parc et remontera, le long de l’eau, jusqu’à lacabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de laRépublique, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte danssa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindreque Dieu !… Vous m’avez entendu, allez…

Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans unebourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table,et ouvrant les bras :

– Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendreferme, venez que je vous bénisse.

Gaston hésitait.

– Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernièrefois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savezbien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…

Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’unque l’autre, se tinrent embrassés.

Mais le bruit qui redoublait à la grille leur arrivaitdistinctement.

– Allons ! fit M. de Clameran.

Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il lesremit au comte en détournant la tête et en murmurant :

– Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston.

Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pasimmédiatement.

Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyaitla possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disaitque Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de LaVerberie.

Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissaitla destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller àla fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus: il attendit une réponse.

– Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, quine comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du Ciel !…vous vous perdez.

Enfin, il descendit en courant.

Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu –le signal donné par le vieux marquis – retentit.

Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de lagrande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmeset des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tousles côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribleset des jurements.

Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquisde Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer,l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de sesfils.

Ses mesures étaient excellentes.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à sefaire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un àdroite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzainede cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir dupays à ceux qui les poursuivaient.

Gaston était sauvé, quand la fatalité – ne fut-ce que lafatalité ? – s’en mêla.

À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et abattit,engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par desgendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. deClameran fut reconnu.

– Ce n’est pas l’assassin ! s’écria un des jeunes gens dela ville ; vite, revenons sur nos pas, on veut noustromper !…

Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir,aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment desnuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.

– Voilà notre homme ! fit le brigadier degendarmerie ; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, augalop !

Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent versl’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.

Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à unhomme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit,d’échapper à plusieurs cavaliers.

Or le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables aujeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs degarance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine,destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons quiatteignent jusqu’à soixante et soixante-dix centimètres deprofondeur.

Les chevaux, non seulement ne pouvaient courir, mais àgrand-peine ils se tenaient debout.

Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient leursbêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs effortsfurent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagnéun espace très vaste, encore mal défriché, et coupé des maigresplants de châtaigniers.

La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemmentle fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers sepassionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertirquand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à unautre.

Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespéraitpas. Il savait qu’après les châtaigniers, il rencontrerait deschamps de chardons, et il se souvenait que les deux culturesétaient séparées par un large et profond fossé.

Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, etqu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercheraitencore parmi les arbres.

C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivantprès du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.

Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour lefranchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.

C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières etles châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs dechardons, ils reprendraient l’avantage.

À leur vue, Gaston s’arrêta court.

Que faire ?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercledont il était le centre.

Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu deschamps, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se fairesauter la cervelle ? Quelle mort pour un Clameran !

Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait,faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin unechance. Il lui restait le fleuve.

Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, etalla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançaitde trois bons mètres dans le Rhône.

Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, lelong duquel mille débris, fagots et meules de paille,qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.

L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfonçait, vacillait etcraquait terriblement.

De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient,hussards et gendarmes ; ils étaient douze à quinze, tant àdroite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.

– Rendez-vous ! cria le brigadier de gendarmerie.

Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances desalut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-ily aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné etnoyé ? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdueerrait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant etpriant.

– Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vousrendre ?

Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent,mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.

D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes,il était prêt.

Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit lesigne de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il selança dans le Rhône.

La violence de l’élan avait détaché les dernières racines del’arbre ; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partità la dérive.

L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arrachéun cri à tous les cavaliers.

– Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini ; onne lutte pas contre le Rhône ; on recueillera son corpsdemain, à Arles.

Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur ducôté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à touttenter pour le sauver et faciliter son évasion.

– Fichue besogne ! grommela le vieux maréchal des logis quicommandait les hussards.

– Bast ! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhôneque la cour d’assises ! Nous autres, demi-tour. Ce qui mepeine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles deson fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.

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