Le Dossier 113

Chapitre 6

 

L’hôtel du Grand-Archange, asile de Mme Gypsy, est leplus magnifique du quai Saint-Michel.

Quand on paye d’avance et « recta » sa quinzaine, on y estconsidéré.

Cette Mme Alexandre, qui a été une belle femme, est maintenantune femme puissante, terriblement sanglée dans ses corsets,toujours trop bien mise, aimant les chaînes d’or roulant encascades sur les pentes de sa robuste poitrine.

Elle a l’œil vif encore, et la dent blanche ; mais,hélas ! le nez rouge. C’est que de tous ses goûts, et Dieusait si elle en a eu, en sa vie, et de toutes sortes, un seul asurvécu. Elle aime la bonne chère, largement arrosée.

Pardon ! elle adore aussi son mari, et à l’heure où M.Patrigent revenait de la maison de santé, elle s’impatientait fortde ne pas voir son « petit homme » rentrer pour dîner. Elle allaitmême se mettre à table, quand le garçon de l’hôtel cria :

– Voilà monsieur.

Et Fanferlot en personne parut sur le seuil.

Trois ans auparavant, Fanferlot tenait un petit bureau derenseignements clandestins ; Mme Alexandre, marchande à latoilette sans patente, eut besoin de faire surveiller quelquescréances suspectes ; de là leurs premières relations.

S’ils s’épousèrent pour de bon à la mairie et à l’église, c’estqu’il leur sembla qu’un sacrement serait comme un baptême quilaverait leur passé !

De ce jour, Fanferlot céda son cabinet de recherches pour entrerà la préfecture, où il avait déjà été employé, et Mme Alexandrerenonça au commerce.

Faisant une seule masse de leurs économies, ils louèrent etmeublèrent l’hôtel du Grand-Archange, et ils prospérèrent,estimés, ou à peu près, du voisinage, lequel ignorait les relationsde Fanferlot et de la préfecture de police.

– Comme tu rentres tard, mon petit homme ! s’écria-t-elle,lâchant la cuillère à potage pour courir l’embrasser.

Mais c’est d’un air distrait qu’il reçut ses caresses.

– Je suis éreinté, dit-il ; j’ai joué toute la journée aubillard avec Évariste, le valet de chambre de monsieur Fauvel, jel’ai laissé me gagner tant qu’il a voulu ; un garçon qui nesait pas seulement ce que c’est qu’un « massé »… enfin ! J’aifait sa connaissance avant-hier et je suis maintenant son meilleurami. Si je veux entrer chez le banquier comme garçon de bureau à laplace d’Antonin, je suis sûr de la protection de monsieurÉvariste.

– Quoi ! tu serais garçon de bureau, toi !…

– Dame ! s’il le faut absolument, pour y voir tout à faitclair dans la maison Fauvel et étudier mes personnages de plusprès.

– Le valet de chambre ne t’a donc rien dit ?

– Rien du moins qui puisse me servir, et cependant je l’airetourné comme un gant. C’est un homme comme on n’en voit pas, cebanquier. Il n’a pas un vice, me disait Évariste, pas seulement unpauvre petit défaut sur lequel son valet de chambre puisse gagnerdix sous. Il ne fume pas, il ne boit pas, il ne joue jamais, il n’apas de maîtresses ; un saint, quoi ! il est riche àmillions, et il vit petitement, chichement, comme un épicier ;il est fou de sa femme, il adore ses enfants, il reçoit souventmais sort très rarement.

– Sa femme est donc jeune ?

– Elle doit avoir dans les cinquante ans.

Mme Alexandre réfléchit un instant.

– T’es-tu informé, demanda-t-elle, des autres personnes de lafamille ?

– Certainement. Un des fils est officier, je ne sais où, n’enparlons pas ; c’est le plus jeune. L’aîné, Lucien, qui vitavec ses parents est, à ce qu’il paraît, une vraie demoiselle pourla sagesse.

– Et la femme, et cette nièce dont tu m’as parlé ?

– Évariste n’a rien pu me dire sur leur compte.

Mme Alexandre haussa les épaules.

– Si tu n’as rien trouvé, fit-elle, c’est qu’il n’y a rien. Ettiens, à ta place, sais-tu ce que je ferais ?

– Parle.

– J’irais consulter monsieur Lecoq.

Fanferlot à ce nom bondit comme si on lui eût tiré un coup depistolet aux oreilles.

– Joli conseil ! fit-il, tu veux donc que je perde maplace ? Si monsieur Lecoq se doutait seulement de ce que j’aivoulu faire.

– Qui te parle de lui dire ton secret, on lui demande son avisd’un air indifférent, on retient ce qu’il peut avoir imaginé debien et ensuite on agit à sa guise.

L’agent de la sûreté parut peser les raisons de son épouse.

– Tu as peut-être raison, dit-il, et cependant il est diablementmalin, monsieur Lecoq, et fort capable de me deviner.

– Malin… ! riposta Mme Alexandre, piquée, malin !…c’est vous tous à la préfecture qui, à force de répéter ça, avezfait sa réputation.

– Enfin, conclut Fanferlot, je verrai, je réfléchirai, mais enattendant, que dit la petite ?

La petite, c’était Mme Nina Gypsy.

En venant s’installer au Grand-Archange, la pauvrefille avait cru suivre un bon conseil, et encore maintenant,Fanferlot ne s’étant pas montré, elle restait convaincue qu’elleavait obéi à un ami de Prosper. Lorsqu’elle avait reçu la citationde M. Patrigent, elle avait admiré l’habileté de la police quiavait su en si peu de temps découvrir sa cachette ; car elles’était établie à l’hôtel sous un faux nom, c’est-à-dire sous sonvrai nom de Palmyre Chocareille.

Habilement questionnée, par l’ancienne marchande à la toilette,elle s’était livrée sans défiance et avait raconté toute sonhistoire.

Et c’est ainsi, à peu de frais, que Fanferlot avait pu se poserprès du juge en agent d’une habileté supérieure.

– La petite, répondit Mme Alexandre, est toujours là-haut.Toujours… et elle ne se doute de rien. Mais la retenir devient deplus en plus difficile. Je ne sais ce que lui a dit le juge, ellem’est revenue hors d’elle-même. Elle voulait aller faire du tapagechez monsieur Fauvel. Ce tantôt, après un accès de colère, elle aécrit une lettre et l’a donnée à Jean pour la mettre à laposte ; mais je m’en suis emparée pour te la montrer.

– Quoi ! interrompit Fanferlot, tu as une lettre et tu neme le dis pas, et elle renferme peut-être le mot de l’énigme !Vite, donne-la-moi.

Sur l’ordre de son mari, l’ancienne marchande à la toiletteouvrit une petite chiffonnière et en tira la lettre de Mme Gypsy,qu’elle lui présenta.

– Tiens, lui dit-elle, sois satisfait !

En vérité, pour une ancienne femme de chambre, PalmyreChocareille, devenue Gypsy, n’avait pas une vilaine écriture.

L’adresse de sa lettre, tracée en belle anglaise, était ainsiconçue :

Monsieur

L. de Clameran, maître de forges

à l’hôtel du Louvre.

Pour remettre à M. RAOUL DE LAGORS.

(Très pressée.)

– Oh ! oh ! fit Fanferlot, accompagnant sonexclamation d’un petit sifflement qui lui est habituel, quand ilcroit avoir fait quelque trouvaille, oh ! oh !…

– Est-ce que tu vas l’ouvrir ? interrogea MmeAlexandre.

– Un peu, répondit Fanferlot, en faisant sauter le cachet avecune merveilleuse dextérité.

Il lut, et Mme Alexandre, penchée sur l’épaule de son « petithomme », lut aussi :

Monsieur Raoul,

Prosper est en prison, accusé d’un vol qu’il n’a pas commis,j’en suis sûre. Déjà, il y a trois jours, je vous ai écrit à cesujet…

– Hein ! comment !… s’interrompit Fanferlot, cettepéronnelle a écrit et je n’ai pas vu sa lettre !…

– Mais, mon bon petit homme, cette malheureuse peut avoir jetésa lettre à la poste elle-même, lorsqu’elle est sortie pour allerau Palais de Justice.

– C’est possible, en effet, dit Fanferlot un peu calmé. Ilreprit sa lecture :

… Je vous ai déjà écrit à ce sujet, et je n’ai pas denouvelles. Qui donc viendra au secours de Prosper si ses meilleursamis l’abandonnent ? Si vous laissiez cette lettre-ci sansréponse, je me croirai dégagée de certaine promesse que vous savez,et, sans scrupule, je raconterai à Prosper la conversation surprisepar moi entre vous et M. de Clameran. Mais je puis compter survous, n’est-ce pas ? Je vous attendrai à l’hôtel duGrand-Archange, après-demain, de midi à quatre heures.

Nina Gypsy

Cette lettre lue, Fanferlot, sans mot dire, se mit à larecopier.

– Eh bien ! demanda Mme Alexandre, qu’en dis-tu ?

Fanferlot réintégrait délicatement la lettre recopiée dans sonenveloppe, lorsque la porte du « bureau de l’hôtel » s’ouvritbrusquement, et le garçon par deux fois siffla : Psitt !psitt !…

Fanferlot, avec une rapidité merveilleuse, disparut dans uncabinet noir qui ouvrait sur la salle à manger.

Il n’eut pas le temps de refermer la porte ; Mme Gypsyentrait.

Hélas ! elle était cruellement changée, la pauvre fille.Elle avait pâli, ses joues s’étaient creusées, ses lèvres avaientperdu leur provocant éclat, et ses yeux, brillant du feu de lafièvre, rougis par les larmes, étaient entourés d’un large cerclebrun.

En la voyant, Mme Alexandre ne put retenir un cri de surprise:

– Comment, chère enfant, vous sortez ?

– Il le faut, madame, et je viens vous prier, si quelqu’un medemandait en mon absence, de bien vouloir faire attendre.

– Mais où voulez-vous aller, bon Dieu ! à cette heure,malade comme vous l’êtes ?

Mme Gypsy hésita un moment.

– Oh ! tenez, dit-elle enfin, je puis vous le confier àvous, si bonne pour moi, lisez ce billet qu’un commissionnairevient de me monter à l’instant.

– Comment, fit Mme Alexandre abasourdie, uncommissionnaire !… chez moi qui est monté chez vous ?

– Qu’y a-t-il de si surprenant ?

– Oh ! rien, rien…, répondit l’ex-revendeuse.

Et très haut, pour bien être entendue du cabinet, elle lut :

Un ami de Prosper, qui ne peut ni vous recevoir ni seprésenter chez vous, a absolument besoin de vous parler. Ce soir,lundi, trouvez-vous, neuf heures précises, dans le bureau desomnibus qui est en face de la tour Saint-Jacques, et celui qui vousécrit s’approchera de vous et vous dira ce qu’il a à vousdire.

Je vous indique ce lieu de rendez-vous pour bien éloigner devous toute crainte.

– Et vous allez à ce rendez-vous ! s’écria MmeAlexandre.

– Certainement.

– Mais c’est une imprudence horrible, une folie ; c’est unpiège qu’on vous tend.

– Eh ! qu’importe, madame ! interrompit Gypsy, je suisassez malheureuse désormais pour n’avoir plus rien à redouter.

Et sans vouloir entendre un mot de plus, elle sortit.

Mme Gypsy n’était pas dans la rue, que déjà Fanferlot avaitbondi hors de sa cachette.

Le doux agent était blême de fureur et jurait comme unpossédé.

– Mille millions de tonnerres ! criait-il, qu’est-ce doncque cette maison du Grand-Archange où on se promène aussilibrement que sur une place publique !

L’ancienne marchande à la toilette, décontenancée, tremblante,ne savait où se mettre.

– A-t-on jamais vu chose pareille ! poursuivaitl’agent ; un commissionnaire est venu, et personne ne l’avu ! Comment s’y est-il pris pour s’introduire ainsifurtivement ? Ah ! je flaire là quelque gredinerie. Etvous, madame Alexandre, vous une femme intelligente, vous êtesassez simple pour détourner cette petite vipère de cerendez-vous !

– Mais, mon ami…

– Quoi ! vous n’avez donc pas compris que je vais la suivreet savoir ainsi ce qu’on nous cache. Allons vite, aidez-moi, ilfaut qu’elle ne puisse pas me reconnaître.

En un tour de main, Fanferlot, affublé d’une perruque et d’unebarbe épaisse, ne se ressemblait plus. Il avait endossé une blouseet avait toutes les apparences d’un de ces ouvriers peu honnêtesqui cherchent de l’ouvrage en priant Dieu de n’en pas trouver.

Quand il fut prêt :

– As-tu ta carte et ton « coup de poing » ? demanda MmeAlexandre, toujours pleine de sollicitude.

– Oui, oui ! fais jeter à la poste la lettre de cettemalheureuse à monsieur de Clameran et… bonne garde.

Et, sans écouter son épouse, qui lui criait « Bonnechance ! », Fanferlot s’élança dehors.

Mme Gypsy avait bien huit ou dix minutes d’avance, mais ilrattrapa lestement sa distance. Il avait pris, au pas de course, laroute que la jeune femme devait avoir suivie, et il la rejoignitvers le milieu du pont au Change.

Elle allait d’une allure indécise, tantôt très vite, tantôt àpetits pas, en personne qui, impatiente de se rendre à unrendez-vous, est partie trop tôt et cherche à user le temps.

Sur la place du Châtelet, elle fit deux ou trois tours,s’approcha des affiches du théâtre, s’assit un moment sur un banc,et enfin, à neuf heures moins un quart, à peu près, elle allas’installer sur une des banquettes du bureau des omnibus.

Une minute après elle, Fanferlot entra. Mais, comme en dépit desa barbe épaisse il redoutait l’œil de Mme Gypsy, il alla se placerde l’autre côté du bureau, dans l’ombre.

Singulier lieu de rencontre ! pensait-il, tout en étudiantla jeune femme. Mais qui peut lui avoir donné ce rendez-vous ?À la curiosité que je lis dans ses yeux, à son inquiétude évidente,je jugerais qu’elle ignore qui elle attend !

Le bureau, cependant, était plein de monde. À toute minute, desemployés criaient la destination d’un omnibus qui arrivait.Quantité de gens entraient et sortaient, qui réclamaient desnuméros ou changeaient leurs correspondances.

À chaque nouvel arrivant, Gypsy tressaillait, et Fanferlot sedisait : est-ce celui-là ?

Enfin, au moment où neuf heures sonnaient à l’Hôtel-de-Ville, unpersonnage entra, qui, sans demander de numéro au bureau, marchadroit à Mme Gypsy, la salua et s’assit près d’elle.

C’était un homme de taille moyenne, assez gros, portant d’épaisfavoris, d’un blond ardent sur une figure enluminée. Sa mise, quiétait celle de tous les négociants aisés, n’offrait rien deremarquable ; pas plus d’ailleurs que sa personne.

Fanferlot le regardait de tous ses yeux.

Toi, mon bonhomme, pensait-il, quelque part que je te rencontremaintenant, je te reconnaîtrai, et, ce soir même, en te suivant, jesaurai qui tu es.

Par malheur, il avait beau prêter l’oreille, il n’entendait rienabsolument de ce que se disaient le nouveau venu et Mme Gypsy. Toutce qu’il pouvait faire, c’était de tâcher de deviner à leurpantomime et au jeu de leur physionomie le sujet de leurconversation.

Tout d’abord, quand le gros homme l’avait saluée, la jeune femmeavait eu l’air si surpris qu’il était clair qu’elle le voyait pourla première fois. Lorsque, s’étant assis, il lui eut dit quelquesmots, elle se leva à demi avec un geste d’effroi, comme si elle eûtvoulu s’enfuir. Un regard seul suffit pour la faire se rasseoir.Puis à mesure que parlait le gros monsieur, l’attitude de Gypsytrahissait une certaine appréhension. Elle fit un geste négatif,mais elle sembla se rendre à une très bonne raison qui lui futdonnée. À un moment, elle parut près de pleurer, et presqueaussitôt un sourire éclaira son joli visage. Enfin, elle étendit lamain, comme si elle eût prêté un serment.

Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Fanferlot, sur sabanquette, se rongeait les poings.

Idiot que je suis ! se disait-il, de m’être placé siloin.

Il songeait à exécuter quelque manœuvre habile pour serapprocher sans éveiller les soupçons lorsque le gros monsieur seleva, offrit son bras à Mme Gypsy qui l’accepta sans façon, etensemble ils se dirigèrent vers la porte.

Ils avaient l’air si préoccupés l’un et l’autre, que Fanferlotne vit nul inconvénient à les suivre d’assez près ; sageprécaution, car il y avait foule sur le boulevard.

Arrivé sur la porte, il vit le gros homme et Gypsy traverser letrottoir, s’approcher d’un fiacre, non loin du bureau des omnibus,et monter dans ce fiacre.

– Parfait ! grommela Fanferlot, je les tiens, maintenant,inutile de se presser.

Pendant que le cocher rassemblait ses guides, l’agent de lasûreté préparait ses jambes, et lorsque la voiture s’ébranla, entrois sauts il fut derrière, décidé à la suivre jusqu’au bout dumonde.

Le fiacre remontait le boulevard de Sébastopol. Il allait bontrain, mais ce n’est pas pour rien que Fanferlot a été surnommél’Écureuil. Les coudes collés au corps, ménageant bien sarespiration, il se maintenait.

Pourtant, en arrivant au boulevard Saint-Denis, il commençait às’essouffler, et il ressentait une légère douleur au côté, lorsquele fiacre, après avoir traversé la chaussée, s’engagea dans la ruedu Faubourg-Saint-Martin.

Mais Fanferlot, qui à huit ans polissonnait librement sur lepavé de Paris, est un homme de ressources. Il s’accrocha auxressorts de la voiture, se souleva à la force des poignets et semaintint suspendu, les jambes appuyées sur l’essieu des roues dederrière. Il n’était certes pas à son aise, mais il ne courait plusle risque d’être distancé.

– Maintenant, disait-il en riant dans sa fausse barbe, fouettecocher !

Le cocher fouettait, en effet, et c’est au grand trot qu’ilmonta la rampe assez rude de la rue du Faubourg-Saint-Martin.

Enfin, sur la place de l’ancienne barrière, le fiacre s’arrêtadevant un marchand de vin, le cocher descendit de son siège et allase faire servir un canon.

L’agent de la sûreté, lui, avait quitté son poste incommode, et,blotti dans l’encoignure d’une porte, il attendait à descendre legros monsieur et Gypsy, prêt à s’élancer sur leurs traces.

Mais, au bout de cinq minutes, ils n’étaient pas encoredescendus.

Que font-ils donc ? pensa l’agent.

Il s’approcha, non sans précautions.

Ô déception ! la voiture était vide.

Ce fut comme un seau d’eau glacée tombant sur la tête deFanferlot ; il restait là, planté sur ses deux pieds, pluscristallisé que la femme de Loth.

Quand il se remit un peu, au bout de quelques secondes, ce futpour lâcher une douzaine de jurons à faire trembler les vitres duquartier.

– Volé ! disait-il, joué, floué, collé, roulé… Ah !ils me le payeront !

En un moment, son esprit agile parcourut la gamme deséventualités probables et improbables.

– Évidemment, murmurait-il, cet individu et Gypsy sont entréspar une portière et sortis par l’autre ; la manœuvre estélémentaire. Mais, s’ils l’ont employée, c’est qu’ils craignaientd’être suivis. S’ils craignaient d’être suivis, c’est qu’ils n’ontpas la conscience tranquille, donc…

Il interrompit son monologue, parce que l’idée lui vintd’interroger le cocher, qui pouvait fort bien savoir quelquechose.

Malheureusement, ce cocher, qui était de fort mauvaise humeur,refusa de rien dire, et même agita son fouet d’une façon si peurassurante, que Fanferlot jugea prudent de battre en retraite.

Ah ça ! se disait-il, est-ce que le cocher en serait, luiaussi !…

Que faire, cependant, à cette heure ? Il n’avait pas uneidée. Tristement il reprit le chemin du quai Saint-Michel, et ilétait onze heures et demie au moins lorsqu’il sonna à sa porte.

– La petite est-elle rentrée ? demanda-t-il toutd’abord.

– Non, mais voici deux gros paquets apportés pour elle.

Lestement, avec une adresse supérieure, Fanferlot défit lespaquets.

Les paquets renfermaient trois robes d’indienne, de grossouliers, des jupons très simples et des bonnets de linge.

L’agent ne put retenir un mouvement de dépit.

– Allons, bon ! fit-il, voici qu’elle va se déguiser,maintenant ; par ma foi ! je m’y perds !

Certes, lorsqu’il descendait tout pensif les hauteurs dufaubourg Saint-Martin, Fanferlot s’était bien juré qu’il neraconterait pas à son épouse sa déconvenue.

Mais une fois chez lui, une fois en présence d’un fait nouveaude nature à dérouter toutes ses conjectures, ses considérationsd’amour-propre s’évanouirent.

L’agent de la sûreté avoua tout : ses espérances si près de seréaliser, sa mésaventure incroyable, ses soupçons ! Etlongtemps le mari et la femme restèrent à discuter, étudiantl’affaire sous toutes ses faces, cherchant une explicationplausible.

C’est qu’ils étaient bien décidés à ne se point coucher avant leretour de Mme Gypsy, dont Mme Alexandre se proposait de tirerquelques éclaircissements.

Mais rentrerait-elle ? Là était la question.

Elle rentra un peu après une heure, et lorsque déjà les épouxdésespéraient et commençaient à se dire : nous ne la reverronsplus.

Au coup de sonnette, Fanferlot s’était glissé dans le cabinetnoir, et Mme Alexandre était restée seule dans le bureau del’hôtel.

– Enfin ! vous voilà, chère enfant ! s’écria-t-elle,il ne vous est pas arrivé malheur ! Ah ! j’étais dans uneinquiétude mortelle.

– Merci de votre intérêt, madame, répondit Gypsy ; maisn’a-t-on rien apporté pour moi ?

Elle revenait tout autre qu’elle était partie, cette pauvreGypsy : elle était bien triste, mais non plus abattue. À saprostration des jours précédents, avait succédé une ferme etgénéreuse résolution que décelaient son maintien et l’éclat de sesyeux.

– On a apporté les paquets que voici, répondit Mme Alexandre… etainsi vous avez vu l’ami de monsieur Bertomy ?

– Oui, madame, et même ses conseils ont si bien modifié mesprojets, que j’aurai, demain, le regret de vous faire mes adieux,je pars.

– Demain ! fit l’ancienne marchande à la toilette, il y adonc quelque chose ?

– Oh ! rien qui puisse vous intéresser.

Et ayant allumé sa bougie au bec de gaz, Mme Gypsy se retiraaprès un « bonsoir, bonne nuit » des plus significatifs.

– Que penses-tu de cette rentrée, madame Alexandre ?demanda Fanferlot sorti de sa cachette.

– C’est à n’y pas croire ! Cette petite écrit à monsieur deClameran pour lui donner rendez-vous ici, et elle ne l’attendpas.

– Évidemment elle se méfie de nous, elle sait qui je suis.

– C’est alors cet ami du caissier qui l’a renseignée.

– Qui sait !… Tiens, je finis par croire que j’ai affaire àdes voleurs très forts ; ils ont deviné que je suis sur leurstraces, et ils veulent me dépister. On me dirait demain que cettecoquine a le magot et qu’elle fuit avec, que je n’en serais passurpris.

– Ce n’est pas mon avis, répondit Mme Alexandre ; mais,écoute, j’en reviens à mon idée, tu devrais voir monsieurLecoq.

Fanferlot resta un moment pensif.

– Eh bien ! soit ! s’écria-t-il, j’irai le voir, maisuniquement pour l’acquit de ma conscience, car où je n’ai rien vu,il ne verra rien. Il a beau être terrible, il ne me fait pas peur.S’il s’avisait de me malmener et d’être insolent, je saurais leremettre à sa place.

N’importe, l’agent de la sûreté dormit mal cette nuit, ou, pourmieux dire, il ne dormit pas, plus préoccupé de l’affaire Bertomyqu’un dramaturge de la pièce en germe dans son cerveau.

À six heures et demie, il était debout – il faut se lever matin,si on veut rencontrer M. Lecoq –, et lesté d’une tasse de café aulait, il se dirigea vers la demeure du célèbre policier.

Certainement Fanferlot, dit l’Écureuil, n’a pas peur du patron,comme il l’appelle, et la preuve, c’est qu’il partit duGrand-Archange la tête haute, le chapeau posé de côté.Cependant, arrivé à la rue Montmartre, qu’habite M. Lecoq, sacrânerie avait sensiblement diminué. Il eut quelques palpitationsen s’engageant dans l’allée de la maison et il fit plusieurs pausesen montant l’escalier.

Arrivé au troisième étage, devant une porte décorée des armes ducélèbre agent, – un coq, symbole de la vigilance –, le cœur luimanqua presque et il eut de la peine à se décider à sonner.

La servante de M. Lecoq, une ancienne réclusionnaire taillée encarabinier, plus dévouée à son maître qu’un chien de berger,Janouille enfin, vint lui ouvrir.

– Ah ! fit-elle en l’apercevant, vous tombez bien, monsieurl’Écureuil, le patron vous attend.

À cette annonce, Fanferlot fut saisi d’une violente envie debattre en retraite. Pourquoi, comment, par quel hasard était-ilattendu ?…

Mais, pendant qu’il hésitait, Janouille le saisit par le bras,et, l’attirant à elle, le fit entrer dans l’appartement en disant:

– Voulez-vous prendre racine ici ? Allons, arrivez, lepatron travaille dans son cabinet.

Au milieu d’une vaste pièce, bizarrement meublée, moitiébibliothèque de lettré, moitié loge d’acteur, assis devant unbureau, écrivait ce même personnage à lunettes d’or, qui dans lescouloirs du dépôt avait dit à Prosper Bertomy : « Bon courage».

C’était M. Lecoq, sous ses apparences officielles.

À l’entrée de Fanferlot, qui s’avançait respectueusement,l’échine en cerceau, il leva légèrement la tête, posa sa plume etdit :

– Ah ! te voilà, enfin ! mon garçon. Eh bien ! çane va donc pas, cette affaire Bertomy ?

– Comment, balbutia Fanferlot, vous savez…

– Je sais que tu as si bien embrouillé les choses que tu n’yvois plus rien, que tu es rendu.

– Mais, patron, ce n’est pas moi…

M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet. Tout à coup ilrevint sur Fanferlot.

– Que penses-tu, maître l’Écureuil ? demanda-t-il d’un tondur et ironique, d’un homme qui abuse la confiance de ceux quil’emploient, qui révèle de ce qu’il découvre juste assez pourégarer la prévention, qui trahit au profit de sa sotte vanité et lacause de la justice et celle d’un malheureux prévenu ?

Fanferlot effrayé avait reculé d’un pas.

– Je dirais, essaya-t-il, je dirais…

– Tu penses qu’on doit punir cet homme et le chasser, et tu asraison. Moins une profession est honorée, plus ceux qui l’exercentdoivent être honorables. C’est toi, cependant, qui as trahi !Ah ! maître l’Écureuil, nous sommes ambitieux, et nousessayons de faire de la police de fantaisie. Nous laissons lajustice s’égarer de son côté et nous cherchons d’un autre. Il fautêtre un limier plus fin que tu n’es, mon garçon, pour chasser sanschasseur et à son compte.

– Mais, patron, je vous jure…

– Tais-toi. Voudrais-tu me prouver que tu as tout dit au juged’instruction, comme c’était ton devoir ? Allons donc !Pendant qu’on instruit contre le caissier, tu instruis, toi, contrele banquier, tu l’épies, tu te lies avec son valet de chambre.

M. Lecoq était-il véritablement en colère ? Fanferlot quile connaît bien en doutait un peu, mais avec ce diable d’homme onne sait jamais à quoi s’en tenir.

– Si encore tu étais habile, poursuivait-il, mais non. Tuvoudrais être maître et tu n’es même pas bon ouvrier.

– Vous avez raison, patron, fit piteusement Fanferlot qui nesongeait plus à nier. Mais comment s’y prendre dans une affairecomme celle-ci, où il n’y avait pas une trace, pas une pièce àconviction, pas un indice, rien de rien !

M. Lecoq haussa les épaules.

– Pauvre garçon ! fit-il. Sache donc que le jour où tu asété mandé avec le commissaire de police pour constater le vol, tuas – je ne dis pas certainement, mais très probablement – tenuentre tes deux grandes mains bêtes le moyen de savoir laquelle desclés, du banquier ou du caissier, avait servi à commettre levol.

– Par exemple !…

– Tu veux des preuves ? soit. Te souviens-tu de cetteéraillure que tu as relevée le long du coffre-fort ? Elle t’afrappé, car tu n’as pu retenir une exclamation en l’apercevant. Tul’as examinée soigneusement, à la loupe, et tu as pu te convaincrequ’elle était toute fraîche encore, toute récente. Tu t’es ditalors, et avec raison, que cette éraillure datait de l’instant duvol. Or, avec quoi avait-elle été faite ? Avec une clé,évidemment. Cela étant, il fallait demander les clés du banquier etdu caissier, et les étudier attentivement. L’une des deux devaitavoir gardé à son extrémité quelques atomes au moins de cettepeinture verte dont on enduit le fer des coffres-forts.

C’est bouche béante que Fanferlot avait écouté cetteexplication. Sur les derniers mots, il se frappa violemment lefront, en s’écriant :

– Imbécile !

– Tu l’as dit, reprit M. Lecoq, imbécile ! Quoi ! cetindice te saute aux yeux et tu le négliges, et tu n’en tires aucuneconclusion ! Là, cependant, est le vrai, le seul point dedépart de l’affaire. Si je trouve le coupable, ce sera grâce àcette éraillure, et je le trouverai, je le veux !

De loin, Fanferlot, dit l’Écureuil, médit volontiers de M. Lecoqet le brave courageusement ; mais de près il subitinvinciblement l’influence qu’exerce sur tous ceux qui l’approchentcet homme extraordinaire.

Les renseignements si précis, les minutieux détails qui venaientde lui être donnés renversaient toutes ses idées. Où et comment M.Lecoq les avait-il eus ?

– Vous vous êtes donc occupé de cette affaire, patron ?demanda-t-il.

– Probablement. Mais je ne suis pas infaillible, je puis avoirlaissé passer quelque précieux indice. Prends une chaise et dis-moitout ce que tu sais.

On n’équivoque pas avec M. Lecoq, on ne ruse pas. Fanferlot futcomplètement vrai, ce qui lui arrive rarement. Pourtant, sur la finde son récit, pris d’un remords de vanité, il ne raconta pascomment, la veille, il s’était laissé jouer par Mme Gypsy et legros monsieur.

Le malheur est que M. Lecoq n’est jamais informé à demi.

– Il me semble, maître l’Écureuil, fit-il, que tu oubliesquelque chose. Jusqu’où as-tu suivi le fiacre vide ?

Fanferlot, en dépit de son aplomb, rougit jusqu’aux oreilles etbaissa les yeux ni plus ni moins qu’une pensionnaire prise enfaute.

– Quoi ! patron, balbutia-t-il, cela aussi, vous lesavez ? comment avez-vous pu…

Mais une idée subite traversant son cerveau, il s’arrêta court,bondit sur sa chaise et s’écria :

– Oh ! j’y suis… ce gros monsieur à favoris roux, c’étaitvous.

La surprise de Fanferlot donnait à sa physionomie une sisingulière expression, que M. Lecoq ne put s’empêcher desourire.

– Ainsi, c’était vous, reprit l’agent émerveillé, c’était vousce gros homme que j’ai dévisagé, et je ne vous ai pasreconnu ! Ah ! patron, quel acteur vous feriez, si vousle vouliez ! moi aussi, je m’étais déguisé !

– Et bien mal, mon pauvre garçon, c’est une justice à te rendre.Penses-tu donc qu’il suffise, pour être méconnaissable, d’une barbeépaisse et d’une blouse ? Et l’œil, malheureux ! etl’œil ! C’est l’œil qu’il faut changer. Là est le secret.

Cette théorie du regard en matière de travestissement expliquepourquoi le Lecoq officiel qui rendrait des points au lynx n’ajamais été rencontré dans les couloirs de la préfecture de police,sans ses lunettes à branches d’or.

– Mais alors, patron, disait Fanferlot, poursuivant son idée,vous avez confessé cette petite, dont madame Alexandre n’avait puvenir à bout ? Vous savez pourquoi elle quitte leGrand-Archange, pourquoi elle n’attend pas monsieur deClameran, pourquoi elle s’est acheté des robesd’indienne ?

– Elle n’agit que d’après mes conseils.

– En ce cas, fit l’agent profondément découragé, il ne me resteplus qu’à avouer que je ne suis qu’un sot.

– Non, l’Écureuil, reprit M. Lecoq avec bonté, non, tu n’es pasun sot. Tu as eu simplement le tort de te charger d’une tâcheau-dessus de tes forces. As-tu fait faire un pas à l’affaire depuisque tu la suis ? Non. C’est que, vois-tu, incomparable commelieutenant, tu n’as pas le sang-froid d’un général. Je vais tefaire cadeau d’un aphorisme, retiens-le, et qu’il devienne la règlede ta conduite : « Tel brille au second rang qui s’éclipse aupremier. »

Jamais, non jamais Fanferlot n’avait vu le patron si causeur etsi bon enfant. Se voyant découvert, il s’était attendu à un oragequi le jetterait à terre, et pas du tout, il en était quitte pourune averse qui lui lavait à peine la tête. La colère de M. Lecoq sedissipait comme ces nuages noirs qui par moments menacent àl’horizon et qu’un coup de vent balaie.

Pourtant l’époux de Mme Alexandre était inquiet, il se demandaitsi cette affabilité surprenante ne dissimulait pas quelquearrière-pensée.

– Comme cela, patron, demanda-t-il, vous connaissez lecoupable ?

– Pas plus que toi, mon garçon, et même, pendant que tu as déjàune opinion toute faite, je ne sais encore que penser. Tum’affirmes que le caissier est innocent et que le banquier estcoupable, et j’ignore si tu as tort ou raison. Arrivé après toi,j’en suis encore aux préliminaires de mon enquête. Je ne suiscertain que d’une seule chose, c’est qu’il y a une éraillure à laporte du coffre-fort. C’est de là que je pars.

Tout en parlant, M. Lecoq avait pris sur son bureau, déroulé etétalé, une immense feuille de papier à dessin.

Sur cette feuille était photographiée la porte du coffre-fort deM. Fauvel. Tous les détails étaient rendus avec la dernièreexactitude. On reconnaissait bien les cinq boutons mobiles avec leslettres gravées et l’étroite serrure à saillie de cuivre.L’éraillure y était indiquée avec une admirable netteté.

– Voici donc, commença M. Lecoq, notre éraillure. Elle va dehaut en bas, à partir du trou de la serrure, diagonalement, et,remarque-le bien, de gauche à droite, c’est-à-dire qu’elle setermine du côté de la porte de l’escalier dérobé conduisant auxappartements du banquier. Très profonde près de la serrure, ellefinit en rayure à peine distincte.

– Oui, patron, c’est bien cela, je vois.

– Naturellement tu as pensé que cette éraillure doit avoir étéfaite par l’auteur de la soustraction ? Voyons si tu as euraison. J’ai, ici, un petit coffret de fer, peint en vert comme lacaisse de monsieur Fauvel ; le voici. Prends une clé et essaiede le rayer.

Sans trop deviner le but que se proposait son patron, l’agent dela sûreté fit ce qu’il lui commandait, frottant vigoureusement surle coffret avec le bout d’une clé.

– Diable ! fit-il, après deux ou trois tentatives, elle estdure à entamer, cette peinture.

– Très dure, en effet, mon garçon, et cependant celle ducoffre-fort est plus solide encore, je m’en suis assuré. Doncl’éraillure que tu as relevée n’a pu être faite par la maintremblante d’un voleur laissant glisser la clé !

– Sapristi ! s’exclama Fanferlot, stupéfait, je n’auraispas trouvé cela. C’est que c’est vrai, il faut, pour rayer lecoffre, qu’on ait appuyé très fort.

– Oui, mais pourquoi ? Tel que tu me vois, je me creuse latête depuis trois jours, et c’est hier seulement que j’ai trouvé.Examinons ensemble si mes conjectures présentent assez de chancesde probabilité pour devenir le point de départ de mon enquête.

M. Lecoq avait abandonné la photographie pour s’approcher de laporte qui, de son cabinet, donne dans sa chambre à coucher, et ilen avait retiré la clé, qu’il gardait à la main.

– Avance ici, dit-il à Fanferlot, place-toi là, à côté demoi ; très bien. Supposons que je veuille ouvrir cette porteet que tu ne le veuilles pas. Lorsque tu me vois approcher la cléde la serrure, quel est ton mouvement instinctif ?

– J’appuie mes deux mains sur votre bras que je tire à moivivement, de façon que vous ne puissiez pas introduire la clé.

– Justement. Alors, répétons ce mouvement, marche…

Fanferlot obéit, et la clé que tenait M. Lecoq, détournée de laserrure, glissa le long de la porte et y traça une éraillureparfaitement nette, de haut en bas, diagonalement, reproductionexacte de celle que figurait la photographie.

– Oh ! fit sur trois tons différents l’époux de MmeAlexandre, oh ! oh !

Et il restait en contemplation devant la porte.

– Commences-tu à comprendre ? demanda M. Lecoq.

– Si je comprends ! patron. Mais un enfant devineraitmaintenant. Ah ! quel homme vous êtes ! Je vois la scènecomme si j’y étais. Il y avait, au moment du vol, deux personnesprès de la caisse : l’une voulait s’emparer des billets, l’autre nevoulait pas qu’on y touchât. C’est clair, c’est évident, c’estsûr.

Accoutumé à bien d’autres triomphes, le célèbre policiers’amusait beaucoup de la stupeur et de l’enthousiasme del’agent.

– Voilà que tu t’emportes encore, lui dit-il doucement ; tuprends pour certaine et comme prouvée une circonstance qui peutêtre fortuite et tout au plus probable.

– Non, patron ; non ! s’écria Fanferlot, un hommecomme vous ne se trompe pas : le doute n’est pas possible.

– À toi, alors, de tirer les conséquences de notredécouverte.

– D’abord, ceci prouve que mon flair ne m’avait pas trompé : lecaissier est innocent.

– Pourquoi ?

– Parce que libre d’ouvrir et de fermer la caisse quand bon luisemble, il n’aurait pas été chercher un témoin juste au moment devoler.

– Bien raisonné. Seulement, à ce compte, le banquier, lui aussi,est innocent ; réfléchis un peu.

Fanferlot réfléchit et toute son animation tomba.

– C’est vrai, fit-il d’un air désespéré, c’est vrai ! Quefaire, après cela ?

– Chercher le troisième larron, c’est-à-dire celui qui a ouvertla caisse et pris les billets, et qui dort bien tranquille pendantqu’on soupçonne les autres.

– Impossible ! patron, impossible ! On ne vous a doncpas dit que monsieur Fauvel et son employé avaient seuls une cléqui ne les quittait jamais ?

– Pardon, la veille du vol, le banquier avait laissé sa clé dansson secrétaire.

– Eh ! la clé ne suffit pas pour ouvrir, il faut encore lemot.

M. Lecoq impatienté haussa les épaules.

– Quel était le mot ? demanda-t-il.

– Gypsy.

– C’est-à-dire le nom de la maîtresse du caissier. Ehbien ! mon garçon, cherche. Le jour où tu auras trouvé unhomme assez lié avec Prosper pour se douter de la circonstance dunom, assez familier chez monsieur Fauvel pour arriver jusqu’à lachambre à coucher, ce jour-là tu tiendras le vrai coupable ;le problème sera résolu.

Égoïste comme tous les grands artistes, M. Lecoq n’a jamais faitd’élève et ne cherche pas à en faire. Il travaille seul. Il haitles collaborateurs, ne voulant partager ni les jouissances dutriomphe, ni les amertumes de la défaite.

Aussi, Fanferlot, qui sait son patron sur le bout du doigt,était-il confondu de l’entendre donner des conseils, lui, quijamais ne donne que des ordres.

Même, il était si fort intrigué, qu’en dépit des préoccupationssupérieures, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise.

– Il faut, patron, hasarda-t-il, que vous ayez à cette affaireun rude intérêt personnel, pour l’avoir étudiée ainsi.

M. Lecoq eut un tressaillement nerveux qui échappa à son agent,puis, ses sourcils se froncèrent, et c’est d’un ton dur qu’ilrépondit :

– C’est ton état d’être curieux, maître l’Écureuil ;cependant il ne faudrait pas l’être trop, tu m’entends ?

Fanferlot chercha à s’excuser.

– Bien ! bien ! interrompit M. Lecoq. Si je te donneun coup de main, c’est parce que cela me convient. Il me plaîtd’être la tête, pendant que tu seras le bras. Seul, avec tes idéespréconçues, tu n’aurais jamais trouvé le coupable ; à nousdeux nous le trouverons, ou je ne suis plus monsieur Lecoq.

– Nous réussirons, puisque vous vous en mêlez.

– Oui, je m’en mêle, et depuis quatre jours j’ai appris bien deschoses. Seulement, retiens bien ceci : j’ai des raisons pour nepoint paraître en cette affaire. Quoi qu’il arrive, je te défendsde prononcer mon nom. Si nous réussissons, il faut qu’on ne puisseattribuer le succès qu’à toi seul. Et surtout ne cherche jamais àen savoir plus long, contente-toi des explications qu’il me plairade te donner.

Ces conditions ne semblèrent nullement fâcher l’agent de lasûreté.

– Je serai discret, patron, prononça-t-il.

– J’y compte, mon garçon. Pour commencer, tu vas prendre cettephotographie du coffre-fort et te rendre près du juged’instruction. Monsieur Patrigent, je le sais, est aussi perplexeque possible au sujet du prévenu. Tu lui expliqueras, comme venantde toi, ce que je viens de te faire voir, tu lui répéteras mesdémonstrations, et ces indices, j’en suis convaincu, ledétermineront à faire relâcher le caissier. Il faut que Prospersoit libre, pour que je commence mes opérations.

– C’est entendu, patron. Mais, devrai-je laisser voir que jesoupçonne un coupable autre que le patron ou le caissier ?

– Nécessairement. La justice ne doit pas ignorer que tu vassuivre cette affaire. Monsieur Patrigent te chargera de surveillerProsper ; réponds-lui que tu ne le perdras pas de vue. Jet’affirme, moi, qu’il sera en bonnes mains.

– Et s’il me demande des nouvelles de Gypsy ?

M. Lecoq hésita un moment.

– Tu diras, fit-il enfin, que tu l’as décidée, dans l’intérêt deProsper, à se placer dans une maison où elle surveille quelqu’unque tu soupçonnes.

Fanferlot, tout joyeux, avait roulé la photographie, pris sonchapeau et s’apprêtait à sortir. M. Lecoq le retint d’un geste.

– Je n’ai pas achevé, dit-il. Sais-tu conduire une voiture etsoigner un cheval ?

– Quoi ! patron, vous me demandez cela, à moi, un ancienécuyer du cirque Bouthor !

– C’est juste. Puisqu’il en est ainsi, dès que le juge t’auracongédié, tu rentreras chez toi vivement, tu te composeras une têteet un costume de valet de chambre de bonne maison et tu te rendras,avec la lettre que voici, chez le placeur qui fait le coin dupassage Delorme.

– Mais, patron…

– Il n’y a pas de mais, mon garçon ; ce placeur teprésentera à monsieur de Clameran qui cherche un valet de chambre,le sien l’ayant quitté hier soir.

– Excusez-moi, si j’ose dire que vous vous trompez, mais ceClameran ne réunit pas les conditions indiquées, il n’est pas l’amidu caissier.

– Voilà que tu m’interromps déjà, dit M. Lecoq, de sa voix laplus impérative ; fais donc ce que je te dis et ne t’inquiètepas du reste. Monsieur de Clameran n’est pas l’ami de Prosper,c’est vrai ; mais il est l’ami, il est le protecteur de Raoulde Lagors. Pourquoi ? D’où vient l’intimité de ces deux hommesd’âges si différents ? Il faut le savoir. Il faut savoir aussice que c’est que ce maître de forges qui habite Paris et nes’occupe nullement de ses hauts-fourneaux. Un gaillard qui a eucette idée d’aller se loger à l’hôtel du Louvre, au milieu d’unecohue sans cesse renouvelée, est un gaillard difficile àsurveiller. Par toi, j’aurai un œil dans sa vie. Il a une voiture,tu le conduiras, en moins de rien, tu connaîtras ses relations ettu pourras me rendre compte de ses moindres démarches.

– Vous serez obéi, patron.

– Encore un mot. Monsieur de Clameran est un gentilhomme fortsusceptible et encore plus soupçonneux. Tu lui seras présenté sousle nom de Joseph Dubois. Il te demandera des certificats. En voicitrois qui attestent que tu as servi le marquis de Sairmeuse, lecomte de Commarin, et qu’en dernier lieu tu sors de la maison dubaron de Wortschen, reparti pour l’Allemagne. Et ouvre l’œil,soigne ta tenue, surveille tes mouvements. Sers bien, mais sansexcès. Et pas trop d’honnêteté surtout, tu inspirerais dessoupçons.

– Soyez tranquille, patron ; mais où irai-je aurapport ?

– J’irai te voir tous les jours. Jusqu’à nouvel ordre, défensede mettre le pied ici : on peut te suivre. Si une circonstanceimprévue survient, adresse une dépêche à ta femme ; elle mepréviendra. Va… et sois prudent.

La porte refermée sur Fanferlot, M. Lecoq passa vivement dans sachambre à coucher.

En un clin d’œil il eut dépouillé les apparences du chef debureau, la cravate empesée et les lunettes d’or, et rendu laliberté à ses épais cheveux noirs. Le Lecoq officiel disparaissait,faisant place au vrai Lecoq, à celui que personne ne connaît, unbeau gars, à l’œil clair, à l’air résolu.

Mais il ne resta soi qu’un instant. Assis devant une table detoilette plus chargée de pâtes, d’essences, de couleurs et depostiches que la toilette d’une demoiselle du lac, il se mit àdéfaire de nouveau l’œuvre du créateur et à se recomposer unephysionomie.

Il travaillait lentement, maniant avec un soin extrême sespetits pinceaux ; mais au bout d’une heure, il avait terminéun de ses chefs-d’œuvre quotidiens. Quand il eut fini, il n’étaitplus Lecoq, il était le gros monsieur à favoris roux que n’avaitpas reconnu Fanferlot.

– Allons, disait-il, en jetant à son miroir un dernier coupd’œil, je n’ai rien oublié, je n’ai presque rien laissé au hasard,tous mes fils sont attachés, je puis marcher. Pourvu que l’Écureuilne perde pas de temps !…

Mais Fanferlot était bien trop joyeux pour gaspiller une minute.Il ne courait pas, il volait sur le chemin du Palais deJustice.

Enfin ! il allait donc pouvoir, à son tour, faire montred’une perspicacité supérieure.

Quant à se dire qu’il allait triompher avec les idées d’autrui,il n’y songeait pas. C’est presque toujours de la meilleure foi dumonde que le geai se pavane avec les plumes du paon.

L’événement, d’ailleurs, ne trompa point ses espérances. Si lejuge ne fut pas pleinement et absolument convaincu, il admira toutau moins l’ingéniosité du procédé.

– Voilà qui me décide, dit-il, en congédiant Fanferlot ; jevais présenter à la chambre du conseil des conclusions favorables,et demain, très probablement, le caissier sera relâché.

Et, en effet, il se mit à rédiger une de ces terriblesordonnances de « non-lieu » qui rendent la liberté, mais nonl’honneur, à l’homme accusé ; qui disent qu’il n’est pascoupable, mais qui ne disent pas qu’il est innocent.

Attendu qu’il n’existe pas contre le prévenu Prosper Bertomydes charges suffisantes ; vu l’article 128 du Coded’instruction criminelle, déclarons qu’il n’y a lieu de suivre,quant à présent, contre ledit, ordonnons qu’il sera extrait de lamaison où il est détenu, et qu’il sera mis en liberté par legardien, etc.

Lorsqu’il eut achevé :

– Allons, dit-il à son greffier Sigault, voici un de ces crimesencore dont la justice n’a jamais le mot. Encore un dossier àdéposer aux archives du greffe.

Et de sa main, sur la couverture, il inscrivit le numéro d’ordre: Dossier 113.

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