Le Dossier 113

Chapitre 5

 

Après plus de vingt années de mariage, Valentine de La Verberie,devenue Mme Fauvel, n’avait éprouvé qu’une douleur réelle, encoreétait-ce une de ces douleurs qui fatalement nous atteignent en nosplus chères affections.

En 1859, elle avait perdu sa mère, prise d’une fluxion depoitrine pendant un de ses fréquents voyages à Paris.

Depuis, Mme Fauvel se plaisait à le répéter, elle n’avait pluseu un sujet sérieux de chagrin, elle n’avait pas eu une occasion deverser une larme.

Qu’avait-elle à souhaiter ? Après tant d’années, Andrérestait pour elle ce qu’il était aux premiers jours de leur union.À l’amour qui n’avait pas diminué se joignait cette intimitédélicieuse qui résulte d’une longue conformité de pensées et uneconfiance sans bornes.

Tout avait réussi au gré de ce fortuné ménage. André avait vouluêtre riche, il l’était bien au-delà de ses espérances ; bienau-delà, surtout, de ses désirs et de ceux de Valentine.

Leurs deux fils, Lucien et Abel, beaux comme leur mère, noblescœurs, vaillantes intelligences, étaient de ces élus qui sont laglorification de leur famille et portent au-dehors comme un refletdu bonheur domestique.

Il était dit qu’il ne manquerait rien aux félicités deValentine. Pour les heures de solitude, quand par hasard son mariet ses fils s’éloignaient une soirée, elle avait une compagne, unejeune fille accomplie, Madeleine, élevée par elle, qu’elle aimaitcomme ses propres enfants, qui avait pour elle les tendressesattentives d’une fille dévouée.

Madeleine était une nièce de M. Fauvel, qui avait perdu sesparents, de pauvres honnêtes gens, quand elle était encore auberceau, et que Valentine avait voulu recueillir, peut-être ensouvenir du pauvre abandonné de Londres.

Il lui semblait que Dieu, pour cette bonne œuvre, la bénirait,et que Madeleine serait l’ange gardien de la maison.

Le jour de l’arrivée de l’orpheline, M. Fauvel avait déclaréqu’il voulait lui ouvrir un compte, et en effet, il avait faitinscrire dix mille francs pour la dot de Madeleine.

Ces dix mille francs, le riche banquier s’était amusé à lesfaire valoir d’une façon extraordinaire. Lui qui, pour son compte,n’avait jamais risqué une spéculation douteuse, il prenait plaisirà jouer sur les valeurs les plus invraisemblables, avec l’argent desa nièce. Ce n’était qu’un jeu, aussi y gagnait-il toujours, sibien qu’en quinze ans, les dix mille francs étaient devenus undemi-million.

Ils avaient donc raison, ceux qui enviaient la familleFauvel.

Même à la longue, les cuisants remords et les soucis deValentine faisaient trêve. À la bienfaisante influence de cetteatmosphère de bonheur, elle avait presque trouvé l’oubli et la paixde la conscience. Elle avait si cruellement expié sa faute, elleavait tant souffert d’avoir trompé André, qu’elle se croyait commequitte avec le sort.

Elle osait maintenant envisager l’avenir, sa jeunesse perduedans un brouillard opaque n’était plus pour elle que le souvenird’un songe pénible.

Oui, elle se croyait sauvée, quand, pendant une absence de sonmari, appelé en province par des intérêts graves, un jour du moisde novembre, dans l’après-midi, un des domestiques lui apporta unelettre remise chez le concierge par un inconnu qui avait refusé dedire son nom.

Sans que le plus vague pressentiment fît trembler ou hésiter samain, elle brisa l’enveloppe et lut :

Madame,

Est-ce trop compter sur la mémoire de votre cœur qued’espérer une demi-heure d’entretien ?

Demain, entre deux et trois heures, j’aurai l’honneur de meprésenter à votre hôtel.

Marquis de Clameran.

Par bonheur, Mme Fauvel était seule.

Une angoisse aussi affreuse que celle qui précède la mortéteignit le cœur de la pauvre femme à l’instant où, d’un coupd’œil, elle parcourut le billet.

Dix fois elle le relut à demi-voix, comme pour se bien pénétrerde l’épouvantable réalité, pour se prouver qu’elle n’était pasvictime d’une hallucination.

Ce n’est qu’après bien du temps qu’elle put recueillir ses idéesplus éparpillées que les feuilles d’automne après l’ouragan,qu’elle put réfléchir.

Alors elle commença à se dire qu’elle s’était alarmée trop tôtet inutilement. De qui était cette lettre ? De Gaston, sansdoute. Eh bien ! quelle raison de trembler ?

Gaston, revenu en France, voulait la revoir. Elle comprenait cedésir ; mais elle connaissait assez cet homme, jadis tantaimé, pour savoir qu’elle n’avait rien à redouter de lui Ilviendrait, il la trouverait mariée à un autre, vieillie, mère defamille, ils échangeraient un souvenir, un regret peut-être, ellelui rendrait le dépôt qu’il lui avait confié, et ce seraittout.

Mais elle était assaillie de doutes affreux. Révélerait-elle àGaston qu’elle avait eu un fils de lui ?

Avouer ? C’était se livrer. C’était mettre à la merci d’unhomme – le plus loyal et le plus honnête certainement, mais enfind’un homme – non seulement son honneur et son bonheur à elle, maisl’honneur et le bonheur de son mari et de ses enfants.

Se taire ? C’était commettre un crime. C’était, après avoirabandonné son enfant, après l’avoir privé des soins et des caressesd’une mère, lui voler le nom et la fortune de son père.

Elle se demandait quelle décision prendre, quand on vint laprévenir que le dîner était servi.

Mais elle ne se sentait pas le courage de descendre. Affronterles regards de ses fils était au-dessus de ses forces. Elle se dittrès souffrante et gagna sa chambre, heureuse, pour la premièrefois, de l’absence de son mari.

Bientôt Madeleine, inquiète, accourut, mais elle la renvoya,disant que ce n’était rien qu’un mal de tête, et qu’elle voulaitessayer de dormir.

Elle voulait rester seule en face du malheur, et son esprits’efforçait de pénétrer l’avenir, de deviner ce qui arriverait lelendemain.

Il vint, ce lendemain qu’elle redoutait et qu’ellesouhaitait.

Jusqu’à deux heures, elle compta les heures. Après, elle comptales minutes.

Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte dusalon s’ouvrit et un domestique annonça :

– Monsieur le marquis de Clameran.

Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendantsa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir etd’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénibleentrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait,elle devait dire ceci, puis cela.

Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotionaffreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.

Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restaitdebout au milieu du salon, immobile, attendant.

C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveuxgrisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portantavec distinction ses vêtements noirs.

Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, Mme Fauvel leconsidérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits del’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cetamant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avaitpressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.

Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr del’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…

À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, ellemurmura :

– Gaston !

Mais lui, secouant tristement la tête, répondit :

– Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé auxdouleurs et aux misères de l’exil ; je suis Louis deClameran.

Quoi ! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, cen’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle !

Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston,autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pourlivrer leur secret ?

Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres seprésentaient en même temps à sa pensée.

Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillancesque Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sasituation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit unelucidité supérieure.

D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en faced’elle, et du ton le plus calme, elle dit :

– Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, àlaquelle j’étais loin de m’attendre.

Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sanscesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de MmeFauvel, il s’assit.

– Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander sinul ne peut écouter ce que nous disons ici.

– Pourquoi cette question ?… Je ne crois pas que vous ayezà me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mesenfants.

Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peuprès comme un homme sensé aux divagations d’un fou.

– Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi maispour vous.

– Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes à l’abri detoute indiscrétion.

En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuilauprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas,tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.

– Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsique cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernièrespensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de sessuprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant ?…

Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vainqu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal.Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt deGaston.

– Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestescirconstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu sonavenir.

Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elleparaissait chercher dans sa mémoire à quelle circonstance Louisfaisait allusion.

– Vous avez oublié, madame ? reprit-il d’un ton amer, jevais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps,oh ! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureuxfrère…

– Monsieur !…

– Oh ! il est inutile de nier, madame ; Gaston,faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-ilen soulignant le mot.

Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation.Que pouvait être ce tout ? Rien, puisque Gaston était partisans la savoir enceinte.

Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de soncœur :

– Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, quevous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère defamille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secretet non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas étéparfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il neme le rappellerait pas, lui !… Enfin, quel qu’ait été ce passéque vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.

– Ainsi, vous avez oublié ?

– Tout, absolument.

– Même votre enfant, madame ?

Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongentjusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup demassue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, se disant :quoi ! il sait ! Comment a-t-il pu savoir ?

S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eût point lutté,elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur dessiens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoirsacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût cruecapable.

– Je crois que vous m’insultez, monsieur ! dit-elle.

– Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus deValentin-Raoul ?

– Mais c’est donc une gageure !…

Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet.D’où ? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée,bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant lespreuves les plus irrécusables, les plus évidentes.

Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquisde Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait aumoins connaître quelque chose de ses projets.

– Enfin ! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous envenir ?

– Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exilconduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, ilrencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie,l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’ilvoulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et,tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ceRaoul était son fils, le vôtre, madame.

– Mais c’est un roman que vous me récitez.

– Oui, madame, un roman, et le dénouement est entre vos mains.Certes, la comtesse votre mère avait pris, pour cacher votresecret, les précautions les plus minutieuses et les plussavantes ; mais les plans les mieux conçus pèchent toujourspar quelque endroit. Après votre départ, une des amies que votremère avait à Londres est venue la relancer jusqu’au village où vousétiez établies. Cette dame a prononcé votre vrai nom devant lafermière qui avait été chargée de l’enfant. Tout était découvert.Mon frère a voulu des preuves, il s’en est procuré d’irrécusables,de positives.

Il s’arrêta, épiant sur le visage de Mme Fauvel l’effet de sesparoles.

À sa grande surprise, elle ne semblait ni émue, nitroublée ; son œil souriait.

– Et après ? interrogea-t-elle du ton le plus léger.

– Ensuite, madame, Gaston a reconnu cet enfant. Mais lesClameran sont pauvres, c’est sur un grabat d’hôtel garni que monfrère est mort, et je n’ai, moi, pour vivre, qu’une pension demille deux cents francs. Que va devenir Raoul, seul, sans famille,sans protecteur, sans un ami ? Ces inquiétudes ont torturé lesderniers moments de mon frère.

– En vérité, monsieur…

– Je finis, interrompit Louis. C’est alors que Gaston m’a ouvertson cœur. C’est alors qu’il m’a ordonné de venir vers vous. «Valentine, m’a-t-il dit, Valentine se souviendra, elle ne sauraitsupporter cette idée, que notre fils manque de tout, même depain ; elle est riche, très riche, je meurs tranquille. »

Mme Fauvel s’était levée ; cette fois, c’était bienévidemment un congé.

– Vous avouerez, n’est-ce pas, monsieur, commençat-elle, que mapatience est grande.

Cette assurance imperturbable confondait si bien Louis qu’il nerépondit pas.

– Je veux bien vous dire, poursuivit-elle, qu’autrefois, eneffet, j’ai eu la confiance de monsieur Gaston de Clameran. Je vaisvous en donner une preuve, en vous restituant les parures de lamarquise votre mère, qu’il m’avait confiées lors de son départ.

Tout en parlant, elle avait pris sous un des coussins de lacauseuse la bourse qui renfermait les bijoux, et elle la tendait àLouis.

– Voici ce dépôt, monsieur le marquis, dit-elle, permettez-moide m’étonner que votre frère ne me l’ait jamais redemandé.

Moins maître de soi, Louis eût laissé voir quelle surprise étaitla sienne.

– J’avais mission, fit-il d’un ton sec, de ne pas parler de cedépôt.

Sans répondre, Mme Fauvel étendit la main vers un cordon desonnette.

– Vous trouverez bon, monsieur, fit-elle, que je brise unentretien accepté uniquement pour vous restituer des bijouxprécieux.

Ainsi repoussé, M. de Clameran ne crut pas devoir insister.

– Soit, madame, prononça-t-il, je me retire. Je dois seulementajouter que mon frère m’a dit encore : « Si Valentine avait toutoublié, si elle refusait d’assurer l’avenir de notre fils, jet’ordonne de l’y contraindre. » Méditez ces paroles, madame, car ceque j’ai juré de faire, sur mon honneur, je le ferai !…

Enfin, Mme Fauvel était seule, elle était libre. Enfin ellepouvait, sans craintes, laisser éclater son désespoir.

Épuisée par les efforts qu’il lui avait fallu faire pour restercalme sous l’œil de Clameran, elle se sentait brisée de corps etd’âme.

C’est à peine si elle eut la force de gagner, en chancelant, sachambre à coucher et de s’y enfermer.

Maintenant, plus de doutes, ses craintes étaient devenues desréalités. Elle pouvait, avec certitude, sonder les profondeurs duprécipice où on allait la pousser et où elle entraînerait tous lessiens.

Ah ! pourquoi avait-elle écouté sa mère, pourquois’était-elle tue !

Plus d’espoir, désormais.

Cet homme, qui venait de s’éloigner, la menace à la bouche, ilreviendrait ; elle ne le comprenait que trop. Que luirépondrait-elle ?

Il s’en était fallu de bien peu qu’elle se trahît quand Louisavait parlé de Raoul. Ses entrailles avaient tressailli, au nom dupauvre abandonné qui expiait les fautes de sa mère.

À l’idée que peut-être il subirait les étreintes de la misère,tout son être frémissait d’une douleur aiguë.

Lui, manquer de pain, lui, son enfant ! Et elle étaitriche, et tout Paris enviait son luxe !

Ah ! que ne pouvait-elle mettre à ses pieds tout ce qu’ellepossédait. Avec quelles délices elle eût épuisé les plus péniblesprivations. Mais comment, sans se livrer, lui faire tenir assezd’argent pour le mettre à l’abri des difficultés de lavie !

C’est que la voix de la prudence lui criait qu’elle ne devaitpas, qu’elle ne pouvait pas accepter l’entremise de Louis deClameran.

Se confier à lui, c’était se mettre à sa merci, soi et lessiens, et il lui inspirait une terreur instinctive.

Elle en était à se demander si vraiment il lui avait dit lavérité.

En repassant dans sa tête le récit de cet homme, elle y trouvaitdes lacunes et des invraisemblances presque choquantes. CommentGaston, revenu en France, habitant Paris, pauvre autant que ledisait son frère, n’avait-il pas redemandé à la femme le dépôtconfié à la jeune fille ?

Comment, redoutant l’avenir pour leur enfant, n’était-il pasvenu la trouver puisqu’il la supposait riche à ce point que,mourant, il se reposait sur elle ?

Mille inquiétudes vagues s’agitaient dans son esprit ; elleétait pleine de soupçons inexpliqués, d’indéfinissablesdéfiances.

Elle comprenait qu’une seule démarche positive la liait à toutjamais, et alors que n’exigerait-on pas d’elle !

Un moment, elle eut l’idée de se jeter aux pieds de son mari etde lui tout avouer.

Malheureusement, elle repoussa cette pensée de salut.

Son imagination lui représentait l’atroce douleur de cet honnêtehomme, découvrant après plus de vingt années qu’il avait étéodieusement joué.

Elle connaissait assez André pour savoir qu’il ne dirait rien etqu’il ferait tout pour étouffer cette horrible affaire. Mais c’enserait fait du bonheur de la maison. Il déserterait le foyer, lesfils s’en iraient de leur côté, tous les liens de la familleseraient brisés.

Par bonheur, le banquier était absent, et les deux jours quisuivirent la visite de Louis, Mme Fauvel put garder la chambre, etpersonne ne s’aperçut de ses agitations.

Si, pourtant, Madeleine, avec sa finesse de femme, devina qu’ily avait autre chose que la maladie nerveuse dont se plaignait satante, et pour laquelle le médecin prescrivait toutes sortes depotions calmantes.

Même, elle remarqua fort bien que cette maladie semblait avoirété déterminée par la visite d’un personnage à figure sévère, quiétait resté longtemps seul avec sa tante.

Madeleine pressentait si bien un secret que, le second jour,voyant Mme Fauvel plus inquiète, elle osa lui dire :

– Tu es triste, chère tante, qu’as-tu ? parle-moi, veux-tuque je fasse prier notre cher curé de venir causer avectoi ?

C’est avec une aigreur bien surprenante chez elle, qui était ladouceur même, que Mme Fauvel repoussa la proposition de sanièce.

Ce que Louis avait prévu arrivait.

À la réflexion, ne voyant nulle issue à sa déplorable situation,Mme Fauvel, peu à peu, se déterminait à céder. En consentant àtout, elle avait une chance de tout sauver. Elle ne s’abusait pas,elle comprenait bien qu’elle se préparait une vie impossible, maisau moins elle souffrirait seule, et dans tous les cas ellegagnerait du temps.

Cependant, M. Fauvel était de retour, et Valentine, en apparencedu moins, avait repris ses habitudes.

Mais ce n’était plus l’heureuse mère de famille, la femme auvisage souriant et reposé, si assurée en son bonheur, si calme enface de l’avenir. Tout en elle décelait d’horriblesinquiétudes.

Sans nouvelles de Clameran, elle l’attendait, pour ainsi dire, àchaque minute du jour, tressaillant à chaque coup de sonnette,pâlissant toutes les fois que la porte s’ouvrait, n’osant sortirdans la crainte qu’il ne se présentât en son absence. Le condamné àmort qui chaque matin en s’éveillant, se dit : sera-ce pouraujourd’hui ? n’a pas de plus épouvantables angoisses.

Clameran ne vint pas, il écrivit, ou plutôt, comme il était tropprudent pour préparer des armes contre lui, il fit écrire unbillet, dont seule Mme Fauvel pouvait connaître le sens, et où, sedisant malade, il s’excusait d’être forcé de lui donner rendez-vouspour le surlendemain chez lui, à l’hôtel du Louvre.

Cette lettre fut presque un soulagement pour Mme Fauvel. Elle enétait à tout préférer à ses anxiétés. Elle était résolue àconsentir à tout.

Elle brûla donc la lettre en se disant : j’irai.

Le surlendemain, en effet, à l’heure indiquée, elle mit la plussimple de ses robes noires, celui de ses chapeaux qui lui cachaitle mieux le visage, glissa dans sa poche une voilette etsortit.

Ce n’est que fort loin de chez elle qu’elle osa prendre unfiacre qui la déposa devant l’hôtel du Louvre.

La chambre de M. le marquis Louis de Clameran était, lui dit leconcierge, au troisième étage.

Elle s’élança, heureuse d’échapper à tous les regards qui luisemblaient s’attacher à elle ; mais, en dépit de minutieusesindications, elle se perdit dans l’immense hôtel et longtemps erradans les interminables corridors.

Enfin elle arriva devant une porte au-dessus de laquelle étaitle numéro indiqué : 317.

Elle s’arrêta, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, commepour comprimer les palpitations de son cœur qui battait à sebriser.

Au moment d’entrer, au moment de risquer cette démarchedécisive, une frayeur immense l’envahissait au point de paralyserses mouvements.

La vue d’un locataire de l’hôtel qui traversait le corridor mitfin à ses hésitations.

D’une main tremblante, elle frappa trois coups bien légers.

– Entrez, dit une voix.

Elle entra.

Mais ce n’était pas le marquis de Clameran qui était au milieude cette chambre, c’était un tout jeune homme, presque un enfant,qui la regardait d’un air singulier.

La première impression de Mme Fauvel fut qu’elle setrompait.

– Je vous demande pardon, monsieur, balbutia-t-elle, plus rougequ’une pivoine, je croyais entrer chez monsieur le marquis deClameran.

– Vous êtes chez lui, madame, répondit le jeune homme.

Et voyant qu’elle ne disait mot, qu’elle semblait se demandercomment se retirer, comment s’enfuir, il ajouta :

– C’est, je crois, à madame Fauvel que j’ai l’honneur deparler ?

De la tête, elle fit un signe affirmatif : oui. Elle frémissaitd’entendre son nom ainsi prononcé, elle était épouvantée par cettecertitude qu’on la connaissait, que Clameran avait déjà livré sonsecret.

C’est avec une anxiété visible qu’elle attendait uneexplication.

– Rassurez-vous, madame, reprit le jeune homme, vous êtes ensûreté ici autant que dans le salon de votre hôtel. Monsieur deClameran m’a chargé pour vous de ses excuses ; vous ne leverrez pas.

– Cependant, monsieur, d’après une lettre pressante qu’il m’afait tenir avant-hier, je devais supposer… je supposais…

– Lorsqu’il vous a écrit, madame, il avait des projets auxquelsil a renoncé pour toujours.

Mme Fauvel était bien trop surprise, bien trop troublée pourpouvoir réfléchir. Hors le moment présent, elle ne discernaitrien.

– Quoi ! fit-elle avec une certaine défiance, sesintentions sont changées ?

La physionomie du jeune interlocuteur de Mme Fauvel trahissaitune sorte de compassion douloureuse, comme s’il eût reçu lecontre-coup de toutes les angoisses de la malheureuse femme.

– Le marquis, prononça-t-il, d’une voix douce et triste renonceà ce qu’il considérait – à tort – comme un devoir sacré. Croyezqu’il a longtemps hésité avant de se résigner à aller vous demanderle plus pénible des aveux. Vous l’avez repoussé, vous deviezrefuser de l’entendre, il n’a pas compris quelles impérieusesraisons dictaient votre conduite. Ce jour-là, aveuglé par uneinjuste colère, il avait juré d’arracher à l’effroi ce qu’iln’obtenait pas de votre cœur. Résolu à menacer votre bonheur, ilavait amassé contre vous de ces preuves qui font éclaterl’évidence. Pardonnez… un serment juré à un frère mourant leliait.

Il avait pris sur la cheminée une liasse de papiers qu’ilfeuilletait tout en parlant.

– Ces preuves, poursuivait-il, les voici, flagrantes,irrécusables. Voici le certificat du révérend Sedley, ladéclaration de mistressi Dobbin, la fermière, une attestation duchirurgien, les dépositions des personnes qui ont connu à Londresmadame de La Verberie. Oh ! rien n’y manque. Toutes cespreuves, ce n’est pas sans peine que je les ai arrachées à monsieurde Clameran. Peut-être avait-il pénétré mes intentions, et voici,madame, ce que je voulais faire de ces preuves.

D’un mouvement rapide il lança dans le feu tous les papiers, ilss’enflammèrent et bientôt ne furent plus qu’une pincée decendres.

– Tout est détruit, madame, reprit-il, l’œil brillant des plusgénéreuses résolutions. Le passé, si vous le voulez, est anéanticomme ces papiers. Si quelqu’un, à cette heure, ose prétendrequ’avant votre mariage vous avez eu un fils, traitez-le hardimentde calomniateur. Il n’y a plus de preuves, vous êtes libre.

Enfin, aux yeux de Mme Fauvel, le sens de cette scène éclatait,elle commençait à comprendre, elle comprenait.

Ce jeune homme qui l’arrachait à la colère de Clameran, qui luirendait le libre exercice de sa volonté en détruisant des preuvesaccablantes qui la sauvaient, c’était l’enfant abandonné :Valentin-Raoul.

En ce moment elle oublia tout ; les tendresses de la mèresi longtemps comprimées débordèrent, et d’une voix à peinedistincte elle murmura :

– Raoul !

À ce nom ainsi prononcé, le jeune homme chancela. On eût ditqu’il pliait sous l’excès d’un bonheur inespéré.

– Oui, Raoul ! s’écria-t-il, Raoul qui aimerait mieuxmourir mille fois que de causer à sa mère la plus légèresouffrance, Raoul qui verserait tout son sang pour lui éviter unelarme.

Elle n’essaya ni de lutter ni de résister ; tout son êtrevibrait. Comme si ses entrailles eussent tressailli enreconnaissant celui qu’elles avaient porté.

Elle ouvrit ses bras et Raoul s’y précipita en disant d’une voixétouffée :

– Ma mère ! ma bonne mère ! sois bénie pour ce premierbaiser.

C’était vrai, cependant, ce fils, elle ne l’avait jamais vu.Malgré ses prières et ses larmes on l’avait emporté sans même luipermettre de l’embrasser, et ce baiser qu’elle venait de lui donnerétait bien le premier.

Après tant et de si cruelles angoisses, trouver cette joieimmense, c’était trop de bonheur.

Mme Fauvel s’était laissée tomber sur un fauteuil, et, plongéedans une sorte d’extase recueillie, elle considérait avidementRaoul, qui s’était agenouillé à ses pieds.

Combien il lui paraissait beau, ce pauvre abandonné ! Ilavait cette rayonnante beauté des enfants de l’amour dont laphysionomie garde comme un reflet de félicités divines.

De la main, elle éparpillait ses beaux cheveux fins et ondés,elle admirait son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille,ses grands yeux tremblants, et elle avait soif de ses lèvres sirouges.

– Ô mère, disait-il, je ne sais ce qu’il s’est passé en moiquand j’ai su que mon oncle avait osé te menacer. Lui, temenacer !… C’est que vois-tu, mère chérie, j’ai votre cœur àtous deux, à toi et à ce noble Gaston de Clameran, mon père.Va ! quand il a dit à son frère de s’adresser à toi, iln’avait plus sa pleine raison. Je te connaissais bien, et depuislongtemps. Souvent mon père et moi nous allions rôder autour de tonhôtel, et quand nous t’avions aperçue, nous rentrions heureux. Tupassais, et il me disait : « Voici ta mère, Raoul. » Te voir !c’était notre joie. Quand nous savions que tu devais te rendre àquelque fête, nous t’attendions à la porte pour t’apercevoir belleet parée. Que de fois, l’hiver, j’ai lutté de vitesse avec leschevaux de ta voiture pour t’admirer plus longtemps.

Des larmes, les plus douces qu’elle eût versées de sa vie,inondaient le visage de Mme Fauvel.

La voix vibrante de Raoul chantait à son oreille de célestesharmonies.

Cette voix lui rappelait celle de Gaston, et elle lui rendaitles fraîches et adorables sensations de sa jeunesse.

Oui, en l’écoutant, elle retrouvait l’enchantement des premièresrencontres, les tressaillements de son âme encore vierge, letrouble mystérieux des sens.

Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissanteaux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’yavait rien, André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait,emportée dans ce tourbillon de tendresse.

Raoul, cependant, continuait :

– C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé tedemander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoibon ! Je suis pauvre, c’est vrai, très pauvre ; mais lamisère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et monintelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très riche, dit-on.Qu’est-ce que cela me fait ? Garde toute ta fortune, mèrechérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer.Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personnene saura rien ; sois sans crainte ; je saurai bien cachermon bonheur.

Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils ! Ah combien ellese le reprochait ! Combien elle se reprochait aussi de n’avoirpas plus tôt volé au-devant de lui.

Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie,savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.

Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait étécelle des enfants des pauvres.

La fermière à qui on l’avait confié lui avait toujours témoignéune certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’airintelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner unecertaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sacondition à lui.

À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force detravail il commençait à gagner son pain, quand un jour un hommeétait venu qui lui avait dit : « Je suis ton père », et l’avaitemmené.

Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendressed’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, lejour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre sesbras.

– Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je étémalheureux ? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois,puisque je t’aime.

Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul,heureusement, veillait.

– Sept heures ! s’écria-t-il tout à coup.

Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment dela réalité. Sept heures !… Son absence si longue seraitpeut-être remarquée ?

– Te reverrai-je, ma mère ? demanda Raoul au moment où ilsse séparaient.

– Oh ! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendressefolle, oui, souvent, tous les jours, demain.

C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que MmeFauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de sesactions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter uneliberté sans contrôle.

C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre del’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il luifallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérablesupplice de composer son visage, de cacher cet événement immensequi bouleversait sa vie.

Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour,il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue deProvence où on l’attendait pour se mettre à table.

M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouvacommun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutionssoudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pourcette confiance sans bornes qu’il avait en elle.

Et c’est avec un calme imperturbable, sans trouble, presque sansefforts, qu’elle, d’ordinaire si craintive, elle répondit à cesplaisanteries.

Si enivrantes avaient été ses sensations près de Raoul, que dansson délire, elle était incapable de rien désirer, de rien rêverau-delà du renouvellement de ces émotions délicieuses.

Plus d’épouse dévouée, plus de mère de famille incomparable.C’est à peine si elle s’arrêtait à l’idée de ses deux fils. Ilsavaient toujours été heureux et aimés, eux, ils avaient un père,ils étaient riches, tandis que l’autre, l’autre !… Quellescompensations ne lui devait-elle pas !

Encore un peu, et, dans son aveuglement, elle eût rendu lessiens responsables des misères de Raoul.

Et nul remords, pas un tressaillement de conscience, nulleappréhension des événements. Sa folie était complète. L’avenir,pour elle, c’était le lendemain ; l’éternité, les seize heuresqui la séparaient d’une nouvelle entrevue. La mort de Gaston luiparaissait être l’absolution du passé aussi bien que duprésent.

Mais elle regrettait d’être mariée. Libre, elle eût pu seconsacrer tout entière à Raoul. Elle était riche, mais c’est avecbonheur qu’elle eût donné son luxe pour la pauvreté avec lui.

Ni son mari, ni ses fils ne soupçonneraient jamais les penséesqui l’agitaient, elle était tranquille de ce côté, mais elleredoutait sa nièce.

Il lui semblait que lorsqu’elle était rentrée, Madeleine avaitarrêté sur elle des regards singuliers. Se doutait-elle donc dequelque chose ? Elle l’avait depuis plusieurs jours poursuiviede questions étranges. Il fallait se défier d’elle.

Cette inquiétude changea en une sorte de haine l’affectionqu’avait Mme Fauvel pour sa fille d’adoption.

Elle si bonne, si aimante, elle eut regret de l’avoir recueillieet de s’être ainsi donnée un de ces vigilants espions à qui rienn’échappe. Comment se dérober, se demandait-elle, à cettesollicitude inquiète du dévouement, à cette pénétration d’une jeunefille qui s’était habituée à suivre sur son visage la trace de sesplus fugitives émotions ?

C’est avec une indicible joie qu’elle découvrit un moyen à saportée.

Depuis deux ans bientôt, il était question d’un mariage entreMadeleine et le caissier de la maison, Prosper Bertomy, le protégédu banquier. Mme Fauvel se dit qu’elle n’avait qu’à s’occuper decette union et à la presser autant que possible.

Madeleine mariée irait habiter avec son mari et lui laisseraitla libre disposition de ses journées.

Le soir même, elle osa parler la première de Prosper et, avecune duplicité dont elle eût été incapable quelques jours plus tôt,elle arracha le dernier mot de Madeleine.

– Ah ! c’est ainsi, mademoiselle la mystérieuse,disait-elle gaiement, que vous vous permettez de choisir entre tousvos soupirants sans ma permission !

– Mais, ma bonne tante, il me semble…

– Quoi ! que je devais deviner ? c’est ce que j’aifait.

Elle prit un air sérieux, et ajouta :

– Cela étant, il ne reste plus qu’à obtenir le consentement demaître Prosper. Le donnera-t-il ?

– Lui ! ma tante. Ah ! s’il avait osé !…

– Ah ! vraiment, tu sais cela, mademoiselle manièce ?…

Intimidée, confuse, toute rouge, Madeleine baissait la tête, MmeFauvel l’attira vers elle :

– Chère enfant, poursuivait-elle, de sa plus douce voix,pourquoi craindre ? N’as-tu donc pas deviné, toi, si rusée,que depuis longtemps ton secret est le nôtre ? Prosperserait-il donc admis à notre foyer comme s’il était de la famille,s’il n’était d’avance agréé par ton oncle et par moi ?

Un peu pour cacher sa joie, peut-être, Madeleine se jeta au coude sa tante en murmurant :

– Merci ! oh ! merci, tu es bonne, tu m’aimes…

De son côté, Mme Fauvel se disait : je vais, sans retard,engager André à encourager Prosper ; avant deux mois cesenfants peuvent être mariés.

Malheureusement, emportée dans le tourbillon d’une passion quine lui laissait pas une minute de réflexion, elle remit ceprojet.

Passant à l’hôtel du Louvre, près de Raoul, une partie de sesjournées, elle ne cessait de rêver aux moyens de lui préparer uneposition et de lui assurer une fortune indépendante.

Elle n’avait encore osé lui parler de rien.

À mesure qu’elle le connaissait mieux, qu’il se livraitdavantage, elle croyait découvrir en lui tout le noble orgueil deson père et des fiertés si susceptibles qu’elle tremblait d’êtrerepoussée.

Sérieusement elle se demandait s’il consentirait jamais àaccepter d’elle la moindre des choses.

Au plus fort de ses hésitations, le marquis Louis de Clameranvint à son secours.

Elle l’avait revu souvent, depuis ce jour où il l’avait tanteffrayée, et à sa répulsion première succédait une secrètesympathie. Elle l’aimait pour toute l’affection qu’il témoignait àson fils.

Si Raoul, insoucieux comme on l’est à vingt ans, se moquait del’avenir, Louis, cet homme de tant d’expérience, paraissaitvivement préoccupé du sort de son neveu.

C’est pourquoi, un jour, après quelques considérationsgénérales, il aborda cette grave question d’une situation :

– Vivre ainsi que le fait mon beau neveu, commença-t-il, estcharmant sans doute ; seulement ne serait-il pas sage à lui depenser à s’assurer un état dans le monde ? Il n’a aucunefortune…

– Eh ! cher oncle, interrompit Raoul, laisse-moi donc êtreheureux sans remords ; que me manque-t-il ?

– Rien en ce moment, mon beau neveu ; mais quand tu aurasépuisé tes ressources et les miennes – et ce ne sera pas long –,que deviendras-tu ?

– Bast ! je m’engagerai, tous les Clameran sont soldats denaissance, et s’il survient une guerre !…

Mme Fauvel l’arrêta en lui mettant doucement sa main devant labouche.

– Méchant enfant ! disait-elle d’un ton de reproche, tefaire soldat !… Tu veux donc me priver du bonheur de tevoir ?

– Non ! mère chérie, non…

– Tu vois bien, insista Louis, qu’il faut nous écouter.

– Je ne demande pas mieux, mais plus tard. Je travaillerai, jegagnerai énormément d’argent.

– À quoi ? pauvre enfant ; comment ?

– Dame !… je ne sais pas ; mais soyez tranquille, jechercherai, je trouverai.

Il était difficile de faire entendre raison à ce jeuneprésomptueux. Louis et Mme Fauvel eurent à ce sujet de longsentretiens, et ils se promirent bien de lui forcer la main.

Seulement, choisir une profession était malaisé, et Clameranpensa qu’il serait prudent de réfléchir, de consulter les goûts dujeune homme. En attendant, il fut convenu que Mme Fauvel mettrait àla disposition du marquis de quoi subvenir à toutes les dépenses deRaoul.

Voyant en ce frère de Gaston un père pour son enfant, Mme Fauvelen était venue rapidement à ne plus pouvoir se passer de lui. Sanscesse elle avait besoin de le voir, soit pour le consulter au sujetd’idées qui lui venaient, soit pour lui adresser millerecommandations.

Aussi fut-elle très satisfaite, le jour où il lui demanda de luifaire l’honneur de le recevoir chez elle ouvertement.

Rien n’était si facile. Elle présenterait à son mari le marquisde Clameran comme un vieil ami de sa famille, et il ne tiendraitqu’à lui de devenir un intime.

Mme Fauvel ne devait pas tarder à s’applaudir de cettedécision.

Ne pouvant absolument continuer à voir Raoul tous lesjours ; n’osant, si elle lui écrivait, recevoir ses réponses,elle avait de ses nouvelles par Louis.

Les nouvelles ne restèrent pas longtemps bonnes, et moins d’unmois après le jour où Mme Fauvel avait retrouvé son fils, Clameranlui avoua que Raoul commençait à l’inquiéter sérieusement.

Le marquis s’exprimait d’un ton et d’un air à donner froid aucœur d’une mère, non sans embarras pourtant, en homme qui, pourremplir un devoir, triomphe de vives répugnances.

– Qu’y a-t-il ? demanda Mme Fauvel.

– Il y a, répondit Louis, qu’en ce jeune homme je retrouvel’orgueil et les passions des Clameran. Il est de ces natures dontrien n’arrête les emportements, que les obstacles irritent, que lesreprésentations exaspèrent, et je ne vois pas de digue à opposer àses violences.

– Grand Dieu ! que peut-il avoir fait ?

– Rien de précisément blâmable, rien d’irréparable à coup sûr,mais son avenir m’effraye. Il ne sait rien encore de vos bontéspour lui, il croit puiser à ma bourse et je lui vois la prodigalitéd’un fils de millionnaire.

Mme Fauvel n’eût pas été mère, si elle n’eût essayé de prendrela défense de Raoul.

– Peut-être êtes-vous un peu sévère, dit-elle. Pauvreenfant ! il a tant souffert. Il n’a connu jusqu’ici que lesprivations, et le bonheur le grise. Il se jette sur le plaisircomme un affamé sur un bon repas. Est-ce si surprenant ?Allez, il reviendra promptement à la raison, il a bon cœur.

« Il a été si malheureux ! » Là était pour Mme Fauvell’excuse de Raoul. C’est cette phrase que sans cesse elle répétaità M. de Clameran, toutes les fois qu’il se plaignait de sonneveu.

Et certes, ayant une fois commencé, il ne cessait de seplaindre.

– Rien ne l’arrête, gémissait-il, une folie qui lui passe par latête est une folie faite.

Mais Mme Fauvel ne voyait là nulle raison d’en vouloir à sonfils.

C’est pourquoi, voyant que ses efforts n’arrêtaient pas ce jeuneimprudent sur une pente désastreuse, il somma Mme Fauvel d’userenfin de son influence. Elle devait, pour l’avenir de son enfant,entrer plus intimement dans sa vie, le voir tous les jours.

– Hélas ! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu leplus cher. Mais comment faire ? Ai-je le droit de meperdre ? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de monhonneur.

Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze joursplus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.

– Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaineentrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison quiconciliera tout.

Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient êtrevaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudisuivant.

– J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.

– Quoi ?

– Le moyen de sauver Raoul.

Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçonsde son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle lereçût chez elle.

Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avaitété bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneurmême.

– C’est impossible ! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux,infâme…

– Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait lesalut de l’enfant.

Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec uneviolence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager unevolonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.

– Non ! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.

Malheureuse ! sait-on, quand on quitte le droit chemin,quelles boues et quelles fondrières on affronte !

Elle avait dit « jamais » du plus profond de son âme, et à lafin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérémentce projet, mais à en discuter les moyens.

Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée,elle se débattait vainement entre les insistances polimentmenaçantes de Clameran et les prières et les câlineries deRaoul.

– Mais comment ? disait-elle… sous quel prétexte recevoirRaoul ?

– Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait del’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi,d’être des habitués de votre salon… Pour Raoul, il faut mieux.

Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, aprèsavoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuellesalternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla sonprojet définitif.

– Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème ;c’est une véritable inspiration.

Elle devina bien à son accent qu’il allait découvrir le fond desa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation ducondamné qui entend lire son arrêt.

– N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Rémy, une de vosparentes, très âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles ?…

– Oui, ma cousine de Lagors.

– C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune ?

– Elle est pauvre, monsieur, très pauvre.

– Précisément, et sans les secours que vous lui adressez ensecret, elle serait à la charité.

Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bieninformé.

– Quoi ! balbutia-t-elle, vous savez cela !

– Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais parexemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et quec’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine deLagors. Commencez-vous à comprendre mon plan ?

Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait commentrésister.

– Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé : demain ouaprès-demain, vous recevrez de Saint-Rémy une lettre de votrecousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vouspriant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettreà votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveilleson neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel,aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.

– Jamais ! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousinequi est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédierévoltante.

Le marquis eut un sourire plein de fatuité.

– Vous ai-je dit, demanda-t-il que je mettrais la cousine dansla confidence ?

– Il le faudrait bien !

– Oh ! que nenni ! La lettre que vous recevrez et quevous montrerez aura été dictée par moi à la première femme venue,et mise à la poste à Saint-Rémy par une personne de confiance. Sij’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pourvous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle.Apercevez-vous encore quelque obstacle ?

Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.

– Il y a ma volonté ! s’écria-t-elle, que vous ne comptezpas.

– Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suissûr que vous vous rendrez à mes raisons.

– Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crimeabominable !

Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaisesmises en jeu donnaient à sa pâle figure une expression atroce.

– Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous nenous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous lepassé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avezpris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, quevous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuerdeux hommes et de risquer l’échafaud.

» Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après unaccouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant.On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avezoublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pasinformée s’il avait du pain.

» Où donc étaient vos scrupules au moment d’épouser monsieurFauvel ? Avez-vous dit à cet honnête homme quel front cachaitvotre couronne d’oranger ? Voilà des crimes. Et quand, au nomde Gaston, je vous demande réparation, vous vous révoltez ! Ilest trop tard. Vous avez perdu le père, madame, vous sauverez lefils, ou, sur mon honneur, vous ne volerez pas plus longtempsl’estime du monde.

– J’obéirai, monsieur, murmura l’infortunée, vaincue,écrasée.

Et huit jours après, en effet, Raoul, devenu Raoul de Lagors,dînait chez le banquier, entre Mme Fauvel et Madeleine.

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