Le Dossier 113

Chapitre 3

 

Le jour où le marquis de Clameran n’avait plus aperçu entreMadeleine et lui d’autre obstacle que Raoul de Lagors, il s’étaitbien juré qu’il supprimerait l’obstacle.

Le lendemain même, ses mesures étaient prises, et Raoul, enrentrant chez lui, au Vésinet, à pied, après minuit, fut assailli,au détour du petit chemin de la gare, par trois individus quivoulaient absolument, disaient-ils, voir l’heure à sa montre.

D’une force prodigieuse sous ses apparences sveltes, agile,rompu aux exercices du « chausson français » et de la boxeanglaise, Raoul parvint à se débarrasser de ses agresseurs, sansautre dommage qu’une forte égratignure au bras gauche.

Tiré d’affaire, il se promit que désormais il prendrait sesprécautions, et que lui, qui jusqu’alors n’avait pas cru auxarrestations nocturnes, serait toujours armé quand ilrentrerait.

L’idée, d’ailleurs, ne lui vint pas de soupçonner soncomplice.

Mais deux jours plus tard, au café qu’il fréquentait, un granddiable d’individu qu’il ne connaissait pas lui chercha querellesans motifs, et finit par lui jeter sa carte à la figure, en luidisant qu’il se tenait à sa disposition et était prêt à luiaccorder toutes les satisfactions imaginables.

Raoul avait voulu se précipiter sur l’insolent et le châtier demain de maître, ses amis l’avaient retenu.

– C’est bien, dit-il alors, soyez chez vous demain matin,monsieur, je vous adresserai deux de mes amis.

Il dit cela, sur le moment, tout frémissant de colère ;mais l’insulteur parti, il recouvra tout son sang-froid, réfléchit,et les doutes les plus singuliers assiégèrent son esprit.

Ayant ramassé la carte de cet individu à grandes moustaches, auxallures de bravache, il avait lu :

W. – H. – B. Jacobson

Ancien volontaire de Garibaldi

Ex-officier supérieur des armées du sud

(Italie-Amérique)

30, rue Léonie.

Oh ! oh ! pensa-t-il, voici un glorieux militaire quipourrait bien avoir conquis tous ses grades dans une salled’armes !

Raoul, qui avait beaucoup vu, avait précisément assez retenupour savoir au juste à quoi s’en tenir sur ces honorables héros quiétalent leurs états de service sur le vélin des cartes devisite.

Ce qui ne l’empêcha pas, l’insulte ayant eu de nombreux témoins,de prier deux jeunes gens de sa société de vouloir bien setransporter le lendemain, de bon matin, chez M. Jacobson, pourrégler avec lui les conditions d’une rencontre.

Il fut convenu que ces messieurs viendraient rendre compte àRaoul de l’issue de leur mission, non chez lui, au Vésinet, mais àl’hôtel du Louvre, où il se proposait de coucher.

Tout étant bien arrêté, Raoul sortit. Flairant un piège, ilvoulait en avoir le cœur net.

Agile et expérimenté, il se mit sur-le-champ en campagne, enquête de renseignements.

Ceux qu’il obtint, non sans quelque peine, ne furent nibrillants, ni surtout rassurants.

M. Jacobson, qui demeurait dans un hôtel de louche apparence,habité surtout par des dames de mœurs plus que légères, lui futreprésenté comme un gentleman excentrique, dont l’existenceparaissait un problème fort difficile à résoudre.

Il régnait despotiquement, lui apprit-on, dans une table d’hôte,sortait beaucoup, rentrait tard et ne semblait guère avoir d’autrecapital que ses états de service, ses talents de société et unenotable quantité d’expédients en tous genres.

Dès lors, pensa Raoul, quel but poursuit cet individu en mecherchant querelle ? Quel avantage retirera-t-il d’un coupd’épée qu’il me donnera ? Aucun en apparence ? Sanscompter que son humeur batailleuse peut éveiller lessusceptibilités tracassières de la police, qu’il doit avoir à cœurde ménager. Donc il a pour agir comme il l’a fait des raisons queje ne discerne pas ; donc…

Cette petite enquête, rondement et habilement menée, cesconsidérations diverses et leurs déductions naturelles refroidirentsi singulièrement Raoul, que, rentré à l’hôtel du Louvre, il nesouffla mot de sa mésaventure à Clameran qu’il trouva encoredebout.

Vers huit heures et demie, ses témoins arrivèrent.

M. Jacobson consentait à se battre, à l’épée, mais sur l’heureau bois de Vincennes.

Raoul n’était rien moins que rassuré, cependant c’est fortgaillardement qu’il répondit :

– Soit ! j’accepte les conditions de ce monsieur,partons.

On se rendit sur le terrain, et après une minute d’engagementRaoul fut touché légèrement un peu au-dessus du sein droit.

L’ex-officier supérieur du Sud voulait continuer le combatjusqu’à ce que mort s’ensuivît, ses seconds étaient de cet avis,mais les témoins de Raoul – d’honnêtes garçons – déclarèrent quel’honneur était satisfait, et qu’ils ne laisseraient pas leurclient exposer de nouveau sa vie.

Force fut de leur obéir, car ils menaçaient de se retirer, etRaoul rentra, s’estimant très heureux d’en être quitte pour cettesaignée hygiénique, et bien résolu à éviter désormais ce gentlemansoi-disant garibaldien.

C’est que depuis la veille, la nuit aidant de ses salutairesconseils, son esprit alerte avait fait beaucoup de chemin.

Entre l’attaque à main armée du Vésinet et ce duel évidemmentprémédité et voulu, sans raisons plausibles, il découvrait descoïncidences au moins singulières.

De là à reconnaître sous les apparences de ces deux tentativesle bras de Clameran, il n’y avait qu’un pas ; son esprit lefit.

Ayant appris par Mme Fauvel quelles conditions Madeleine mettaità son mariage, il comprit quel intérêt énorme Clameran avait à sedéfaire de lui, sans démêlés avec la justice.

Ce soupçon entré dans son esprit, il se rappela une foule depetits faits insignifiants des jours précédents ; il donna unsens à certains propos en l’air, il interrogea fort habilement lemarquis, et bientôt ses doutes se changèrent en certitude.

Cette conviction que l’homme dont il avait si puissamment aidéles projets payait des assassins et armait contre lui desspadassins était bien faite pour le transporter de fureur.

Cette trahison lui semblait monstrueuse. Bandit naïf encore, ilcroyait à la probité entre complices, à cette fameuse probité descoquins, plus fidèles, aime-t-on à dire, que les honnêtes gens à lafoi jurée.

À sa colère, un sentiment d’effroi très naturel se mêlait.

Il comprenait que la vie menacée par un scélérat aussi audacieuxque Clameran ne tenait qu’à un fil.

Deux fois le hasard l’avait miraculeusement favorisé, untroisième essai pouvait et même devait lui être fatal.

Jugeant bien son complice, Raoul ne vit plus qu’embûches autourde lui ; il apercevait la mort se dressant sous toutes sesformes. Il craignait également de sortir et de rester chezlui ; il ne s’aventurait qu’avec mille précautions dans lesendroits publics, et il redoutait le poison autant que le fer.C’est à peine s’il osait manger ; il trouvait à tous les metsqu’on lui servait des saveurs bizarres, comme un arrière-goût destrychnine.

Vivre ainsi n’était pas possible, et autant désir de vengeanceque nécessité de défense personnelle, il résolut de prendre lesdevants.

La lutte ainsi engagée sur ce terrain entre Clameran et lui, ilcomprenait bien qu’il fallait à toute force qu’un des deuxsuccombât.

Mieux vaut, se disait-il, tuer le diable que d’être tué parlui.

Au temps de sa misère, lorsque pour quelques guinées il risquaitinsoucieusement Botany-Bay, Raoul n’eût point été embarrassé detuer le diable. D’un joli coup de couteau, il eût eu raison deClameran.

Mais avec l’argent, la prudence lui était venue. Il voulaitjouir honnêtement de ses quatre cent mille francs volés, et tenaità ne pas compromettre sa considération nouvelle.

Il se mit donc à chercher de son côté quelque moyen discret defaire disparaître son redoutable complice. Le moyen était difficileà trouver…

En attendant, il trouva de bonne guerre de faire avorter lescombinaisons de Clameran et d’empêcher son mariage. Il était sûrainsi de l’atteindre en plein cœur, et c’était déjà unesatisfaction.

Ce mariage, il ne tenait qu’à Raoul de le faire manquer. Deplus, il était persuadé qu’en prenant franchement le parti deMadeleine et de sa tante, il les tirerait des mains deClameran.

C’est à la suite de cette résolution longuement méditée qu’ilécrivit à Mme Fauvel pour lui demander un rendez-vous.

La pauvre femme n’hésita pas. Elle accourut au Vésinet à l’heureindiquée, tremblant d’avoir à subir encore des exigences et desmenaces.

Elle se trompait. Elle retrouva le Raoul des premiers jours, cefils si séduisant et si bon, dont les caresses l’avaient séduite.C’est qu’avant de s’ouvrir à elle, avant de lui expliquer la véritéà sa façon, il tenait à la rassurer. Il réussit. C’est d’un airsouriant et heureux que cette femme infortunée s’assit sur unfauteuil pendant que Raoul s’agenouillait devant elle.

– Je t’ai trop fait souffrir, mère, murmura-t-il de sa voix laplus câline, je me repens, écoute-moi.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage ; au bruit de laporte qui s’ouvrait, il s’était redressé brusquement. M. Fauvel, unrevolver à la main, était debout sur le seuil.

Le banquier était affreusement pâle. Il faisait, il était aiséde le voir, des efforts surhumains pour montrer la froideimpassibilité du juge qui voit le crime et punit ; mais soncalme était effrayant comme celui qui précède et présage lesconvulsions de la tempête.

Au cri que sa femme et Raoul ne purent retenir en l’apercevant,il répondit par ce ricanement nerveux des infortunés que la raisonest près d’abandonner.

– Ah ! vous ne m’attendiez pas, dit-il, vous pensiez que maconfiance imbécile vous assurait une éternelle impunité !…

Raoul avait eu du moins le courage de se placer devant MmeFauvel, la couvrant de son corps, s’attendant, il faut lui rendrecette justice, se préparant à recevoir une balle.

– Croyez, mon oncle…, commença-t-il.

Un geste menaçant du banquier l’interrompit.

– Assez ! disait-il, assez de mensonges et d’infamies commecela ! Cessons une odieuse comédie dont je ne suis plusdupe.

– Je vous jure…

– Épargnez-vous la peine de nier. Ne voyez-vous pas que je saistout, comprenez-moi bien, absolument tout ! Je sais que lesdiamants de ma femme ont été portés au Mont-de-Piété, et parqui ! Je connais l’auteur du vol pour lequel Prosper,innocent, a été arrêté et mis en prison !

Mme Fauvel, atterrée, s’était laissée tomber à genoux.

Enfin, il était venu, ce jour tant redouté ! Vainement,depuis des années, elle avait entassé ses mensonges surmensonges ; vainement elle avait donné sa vie et sacrifié lessiens : tout ici-bas se découvre.

Oui, toujours, quoi qu’on fasse, un moment arrive où la véritése dégage des voiles sous lesquels on pensait l’ensevelir, etbrille plus éclatante, comme le soleil après qu’il a dissipé lebrouillard.

Elle vit bien qu’elle était perdue, et avec des gestessuppliants, le visage inondé de larmes, elle balbutia :

– Grâce, André, je t’en conjure, pardonne !

Aux accents de cette voix mourante, le banquier tressaillit etfut remué jusqu’au plus profond de ses entrailles.

C’est qu’elle lui rappelait, cette voix, toutes les heures debonheur que depuis vingt ans il devait à cette femme, qui avait étéla maîtresse souveraine de sa volonté et qui, d’un regard, avait pule rendre heureux ou malheureux.

Tout le monde du passé s’éveillait à ces prières. En cettemalheureuse se traînant à ses pieds il reconnaissait cettebien-aimée Valentine, entrevue comme un rêve sous les poétiquesombrages de La Verberie. En elle il revoyait l’épouse aimante etdévouée des premières années, celle qui avait failli mourir quandétait né Lucien.

Et au souvenir des félicités d’autrefois, qui ne devaient plusrevenir, son cœur se gonflait de tristesse, l’attendrissement legagnait – le pardon montait à ses lèvres.

– Malheureuse ! murmurait-il, malheureuse ! Quet’avais-je donc fait ? Ah ! je t’aimais trop, sans doute,et je te l’ai trop laissé voir. On se lasse de tout ici-bas, mêmedu bonheur. Elles te semblaient fades, n’est-ce pas, les puresjoies du foyer domestique ? Fatiguée des respects dont tuétais entourée et que tu méritais, tu as voulu risquer ton honneur,le nôtre, et braver les mépris du monde. En quel abîme es-tutombée, ô Valentine ! et comment, si mes tendressest’importunaient à la longue, n’as-tu pas été retenue par la penséede nos enfants !

M. Fauvel parlait lentement, avec les efforts les plus pénibles,comme si à chaque mot il eût été près de suffoquer.

Raoul, lui, qui écoutait avec une attention profonde, devina quesi, en effet, le banquier savait beaucoup de choses, il ne savaitpas tout.

Il comprit que des renseignements erronés avaient abusé lebanquier, et qu’il était victime en ce moment de trompeusesapparences.

Il pensa que le malentendu qu’il soupçonnait pouvaits’expliquer.

– Monsieur…, commença-t-il, daignez, je vous prie…

Mais le ton de sa voix suffit pour briser le charme. La colèredu banquier se réveilla plus terrible, plus menaçante.

– Ah ! taisez-vous !… s’écria-t-il, en blasphémant,taisez-vous !…

Il y eut un long silence, qu’interrompaient seuls les sanglotsde Mme Fauvel.

– J’étais venu, reprit le banquier, avec l’intention formelle devous surprendre et de vous tuer tous deux. Je vous ai surpris,mais… le courage, oui, le courage me manque… Je ne saurais tuer unhomme désarmé.

Raoul essaya une protestation.

– Laissez-moi parler ! interrompit M. Fauvel. Votre vie estentre mes mains, n’est-ce pas ? La loi excuse la colère dumari offensé. Eh bien ! je ne veux pas de l’excuse du Code. Jevois sur votre cheminée un revolver semblable au mien, prenez-le etdéfendez-vous…

– Jamais !…

– Défendez-vous ! poursuivit le banquier en élevant sonarme, défendez-vous ; sinon…

Raoul vit à un pied de sa poitrine le canon du revolver de M.Fauvel, il eut peur et prit son arme sur la cheminée !

– Mettez-vous dans un des angles de la chambre, continua lebanquier, je vais me placer dans l’autre, au coup de votre pendulequi va sonner dans quelques secondes, nous tirerons ensemble.

Ils se placèrent comme le disait M. Fauvel, lentement, sans motdire. Mais la scène était trop affreuse pour que Mme Fauvel pût lasupporter. Elle ne comprit plus qu’une chose, c’est que son fils etson mari allaient s’égorger, là, sous ses yeux.

L’épouvante et l’horreur lui donnèrent la force de se lever, etelle se plaça entre les deux hommes, les bras étendus, comme sielle eût eu l’espérance d’arrêter les balles. Elle s’était tournéevers son mari :

– Par pitié, André, gémissait-elle, laisse-moi tout te dire, nele tue pas.

Cet élan de l’amour maternel, M. Fauvel le prit pour le cri dela femme adultère défendant son amant.

Avec une brutalité inouïe, il saisit sa femme par le bras et lajeta de côté, en criant :

– Arrière !…

Mais elle revint à la charge, et se précipitant sur Raoul ellel’étreignit entre ses bras en disant :

– C’est moi qu’il faut tuer, moi seule, car seule je suiscoupable.

À ces mots, un flot de sang monta à la tête de M. Fauvel, ilajusta ce groupe odieux et fit feu.

Ni Raoul ni Mme Fauvel ne tombant, le banquier fit feu uneseconde fois, puis une troisième…

Il armait son revolver pour la quatrième fois quand un hommetomba au milieu de la chambre, qui arracha l’arme des mains dubanquier, l’étendit sur un canapé et se précipita vers MmeFauvel.

Cet homme était M. Verduret, que Cavaillon avait enfin trouvé etprévenu, mais qui ne savait pas que Mme Gypsy avait retiré lesballes du revolver de M. Fauvel.

– Grâce au Ciel ! s’écria-t-il, elle n’a pas ététouchée.

Mais déjà le banquier s’était relevé.

– Laissez-moi, faisait-il en se débattant, je veux mevenger !…

M. Verduret lui saisit les poignets, qu’il serra à les briser,et, approchant son visage du sien comme pour donner à ses parolesune autorité plus grande :

– Remerciez Dieu, lui dit-il, de vous avoir épargné un crimeatroce ; la lettre anonyme vous a trompé.

Les situations exorbitantes ont ceci d’étrange, que lesévénements excessifs qui en procèdent semblent naturels aux acteursqui y sont mêlés et dont la passion a déjà brisé le cadre desconventions sociales.

M. Fauvel ne songea à demander à cet homme survenu tout à coup,ni qui il était ni d’où il tenait ses informations.

Il ne vit, il ne retint qu’une chose : la lettre anonymementait.

– Ma femme avoue qu’elle est coupable ! murmura-t-il.

– Oui, elle l’est, répondit M. Verduret, mais non comme vousl’entendez. Savez-vous quel est cet homme que vous voulieztuer ?

– Son amant !…

– Non… mais son fils !…

La présence de cet inconnu si bien informé semblait confondreRaoul et l’épouvanter plus encore que les menaces de M. Fauvel.Cependant, il eut assez de présence d’esprit pour répondre :

– C’est vrai !

Le banquier semblait près de devenir fou, et ses yeux hagardsallaient de M. Verduret à Raoul, puis à sa femme, plus affaisséeque le criminel qui attend un arrêt de mort.

Tout à coup, l’idée qu’on voulait se jouer de lui traversa soncerveau.

– Ce que vous me dites n’est pas possible !s’écria-t-il ; des preuves !

– Des preuves, répondit M. Verduret, vous en aurez ; maispour commencer, écoutez.

Et, rapidement, avec sa merveilleuse faculté d’exposition, ilesquissa à grands traits le drame qu’il avait découvert.

Certes, la vérité était affreuse encore pour M. Fauvel ;mais qu’était-elle, près de ce qu’il avait soupçonné !

Aux douleurs ressenties, il reconnaissait qu’il aimait encore safemme. Ne pouvait-il pardonner une faute lointaine, rachetée parune vie de dévouement et noblement expiée ?

Depuis plusieurs minutes, déjà, M. Verduret avait achevé sonrécit, et le banquier se taisait.

Tant d’événements, qui se précipitaient depuis quarante-huitheures, irrésistibles comme l’avalanche, l’horrible scène quivenait d’avoir lieu étourdissaient M. Fauvel et lui enlevaienttoute faculté de réflexion.

Ballottée comme le liège au caprice de la vague, sa volontéflottait éperdue au gré des événements.

Si son cœur lui conseillait le pardon et l’oubli, l’amour-propreoffensé lui disait de se souvenir pour se venger.

Sans Raoul, ce misérable qui était là, debout, témoignage vivantd’une faute lointaine, il n’eût pas hésité. Gaston de Clameranétait mort, il eût ouvert ses bras à sa femme en lui disant : «Viens, tes sacrifices à mon honneur seront ton absolution, viens,et que tout le passé ne soit qu’un mauvais rêve que dissipe lejour. »

Mais Raoul l’arrêtait.

– Et c’est là votre fils, dit-il à sa femme, cet homme qui vousa dépouillée, qui m’a volé !

Mme Fauvel était trop bouleversée pour pouvoir articuler unesyllabe. Heureusement, M. Verduret était là.

– Oh ! répondit-il, madame vous dira qu’en effet ce jeunehomme est le fils de Gaston de Clameran, elle le croit, elle en estsûre… seulement…

– Eh bien !…

– Pour la dépouiller plus aisément, on l’a indignementtrompée.

Depuis un moment déjà, Raoul manœuvrait habilement pour serapprocher de la porte. S’imaginant que personne en ce moment nesongeait à lui, il voulut fuir…

Mais M. Verduret, qui avait prévu le mouvement, guettait Raouldu coin de l’œil et l’arrêta au moment où il disparaissait.

– Où allez-vous donc ainsi, mon joli garçon ? disait-il enle ramenant au milieu de la chambre, nous voulions donc faussercompagnie à nos amis ? Ce n’est pas gentil. Avant de seséparer, que diable ! on s’explique !

L’air goguenard de M. Verduret, ses intonations railleuses,furent pour Raoul autant de traits de lumière. Il recula épouvantéen murmurant :

– Le Paillasse !

– Juste ! répondit le gros homme, tout juste. Ah !vous me reconnaissez ! Alors j’avoue. Oui, je suis le joyeuxPaillasse du bal de messieurs Jandidier. En doutez-vous ?

Il releva la manche de son paletot, mit son bras à nu etpoursuivit :

– Si vous n’êtes pas bien convaincu, examinez cette cicatricetoute fraîche. Ne connaîtriez-vous pas le maladroit qui, une bellenuit que je passais rue Bourdaloue, est tombé sur moi, un couteauouvert à la main ?… Ah ! vous ne niez pas ?… C’estautant de gagné. En ce cas, vous allez être assez aimable pour nousconter votre petite histoire…

Mais Raoul était en proie à une de ces terreurs qui contractentla gorge et empêchent de prononcer un mot.

– Vous vous taisez ? reprit M. Verduret, seriez-vous doncmodeste ? Bravo !… La modestie sied au talent, et vrai,pour votre âge, vous êtes un coquin assez réussi.

M. Fauvel écoutait sans comprendre.

– Dans quel abîme de honte sommes-nous donc tombés !gémissait-il.

– Rassurez-vous, monsieur, répondit M. Verduret redevenusérieux. Après ce que j’ai été contraint de vous apprendre, cequ’il me reste à vous dire n’est plus rien. Voici le complément del’histoire :

» En quittant Mihonne, qui venait de lui révéler les… malheursde mademoiselle Valentine de La Verberie, Clameran n’a rien eu deplus pressé que de se rendre à Londres.

» Bien renseigné, il eut vite retrouvé la digne fermière àlaquelle la comtesse avait confié le fils de Gaston.

» Mais là, une déconvenue l’attendait.

» On lui apprit que cet enfant, inscrit à la paroisse sous lenom de Raoul-Valentin Wilson, était mort du croup, à l’âge dedix-huit mois.

Raoul essaya de protester.

– On a dit cela ?… commença-t-il.

– On l’a dit, oui, mon joli garçon, et on l’a aussi écrit. Mecroyez-vous homme à me contenter de propos en l’air ?

Il sortit de sa poche divers papiers ornés de timbres officielsqu’il posa sur la table.

– Voici, poursuivit-il, les déclarations de la fermière, de sonmari et de quatre témoins ; voici encore un extrait duregistre des naissances, voici enfin un acte de décès en bonne etdue forme, le tout légalisé par l’ambassade française. Êtes-vouscontent, mon joli garçon, vous tenez-vous pour satisfait ?

– Mais alors ?… interrogea le banquier.

– Alors, reprit M. Verduret, Clameran s’imagina qu’il n’avaitpas besoin de l’enfant pour tirer de l’argent de monsieurFauvel ; il se trompait. Sa première démarche échoua. Quefaire ? Le gredin est inventif. Parmi tous les bandits de saconnaissance – et il en connaît un certain nombre ! –, ilchoisit celui que vous voyez devant vous.

Mme Fauvel était dans un état à faire pitié, et cependant ellerenaissait à l’espérance. Son anxiété, pendant si longtemps, avaitété si atroce, qu’elle éprouvait à voir la vérité comme un affreuxsoulagement.

– Est-ce possible ! balbutiait-elle, est-cepossible !

– Quoi ! disait le banquier, on peut à notre époquecombiner et exécuter de telles infamies !

– Tout cela est faux ! affirma audacieusement Raoul.

C’est à Raoul seul que M. Verduret répondit :

– Monsieur désire des preuves ? fit-il avec une révérenceironique, monsieur va être servi. Justement, je quitte à l’instantun de mes amis, monsieur Pâlot, qui arrive de Londres, et qui estfameusement renseigné. Dites-moi donc ce que vous pensez de cettepetite histoire qu’il vient de me conter :

» Vers 1847, lord Murray, qui est un grand et généreux seigneur,avait un jockey nommé Spencer, qu’il affectionnaitparticulièrement.

» Aux courses d’Epsom, cet habile jockey tomba simalheureusement qu’il se tua.

» Voilà lord Murray au désespoir, et comme il n’avait pasd’enfants, il déclara qu’il entendait se charger de l’avenir dufils de Spencer, lequel fils avait alors quatre ans.

» Le lord tint parole. James Spencer fut élevé comme l’héritierd’un grand seigneur. C’était un enfant charmant, heureusement douéd’un extérieur séduisant, ayant une intelligence vive et nette.

» Jusqu’à seize ans, James donna à son protecteur toutes lessatisfactions imaginables. Malheureusement, il fit, à cet âge, demauvaises connaissances et ma foi ! tourna mal.

» Lord Murray qui était l’indulgence même, pardonna bien desfautes, mais un beau jour, ayant découvert que son fils adoptifs’amusait à imiter sa signature sur des lettres de change, indigné,il le chassa.

» Or, il y avait quatre ans que James Spencer vivait à Londresdu jeu et de diverses autres industries, lorsqu’il rencontraClameran qui lui offrit vingt-cinq mille francs pour jouer un rôledans une comédie de sa façon…

Raoul n’avait pas besoin d’en entendre davantage.

– Vous êtes un agent de la police de sûreté ?demanda-t-il.

Le gros homme eut un bon sourire.

– En ce moment, répondit-il, je ne suis qu’un ami de Prosper.Selon que vous agirez, je serai ceci ou cela.

– Qu’exigez-vous ?

– Où sont les trois cent cinquante mille francs volés ?

Le jeune bandit hésita un moment.

– Ils sont ici, répondit-il enfin.

– Bien !… cette franchise vous sera comptée. En effet, lestrois cent cinquante mille francs sont ici ; je le savais, etje sais aussi qu’ils sont cachés dans le bas du placard que voici.Restituez-vous ?…

Raoul comprit que la partie était perdue, il courut au placardet en retira plusieurs liasses de billets de banque et un énormepaquet de reconnaissances du Mont-de-Piété.

– Très bien, faisait M. Verduret en inventoriant tout ce que luiremettait Raoul, très bien, voilà qui est agir sagement.

Raoul avait bien compté sur ce moment d’attention. Doucement, enretenant sa respiration, il gagna la porte, l’ouvrit vivement etdisparut, la refermant sur lui, car la clé était restée dehors.

– Il fuit !… s’écria M. Fauvel.

– Naturellement, répondit M. Verduret, sans daigner tourner latête, je pensais bien qu’il aurait cet esprit-là.

– Cependant…

– Quoi !… voulez-vous ébruiter tout ceci ? Tenez-vousà raconter devant la police correctionnelle de quellesscélératesses votre femme a été victime…

– Oh !… monsieur !…

– Laissez donc fuir ce misérable, alors. Voici les trois centcinquante mille francs volés, le compte y est. Voici toutes lesreconnaissances des objets engagés par lui. Tenons-nous poursatisfaits. Il emporte une cinquantaine de mille francs encore,tant mieux. Cette somme lui permet de passer à l’étranger, nousn’entendrons plus parler de lui…

Comme tout le monde, M. Fauvel subissait l’ascendant de M.Verduret.

Peu à peu, il était revenu au sentiment de la réalité, desperspectives inespérées s’ouvraient devant lui, il comprenait qu’onvenait de lui sauver mieux que la vie.

L’expression de sa gratitude ne se fit pas attendre. Il saisitles mains de M. Verduret presque comme s’il eût voulu les porter àses lèvres, et de la voix la plus émue, il dit :

– Comment vous prouver jamais l’étendue de ma reconnaissance,monsieur ?… Comment reconnaître le service immense que vousm’avez rendu ?…

M. Verduret réfléchissait.

– S’il en est ainsi, commença-t-il, j’aurais une grâce à vousdemander.

– Une grâce, vous !… à moi ? Parlez, monsieur,parlez ! ne voyez-vous pas que ma personne aussi bien que mafortune sont à votre disposition.

– Eh bien ! donc, monsieur, je vous avouerai que je suis unami de Prosper. Ne l’aiderez-vous pas à se réhabiliter ? Vouspouvez tant pour lui, monsieur ! il aime mademoiselleMadeleine…

– Madeleine sera sa femme, monsieur, interrompit M.Fauvel ; je vous le jure. Oui, je le réhabiliterai, et avectant d’éclat que nul jamais n’osera lui reprocher ma fataleerreur.

Le gros homme, tout comme s’il se fût agi d’une visiteordinaire, était allé reprendre sa canne et son chapeau déposésdans un angle.

– Vous m’excuserez de vous importuner, fit-il, mais madameFauvel…

– André !… murmura la pauvre femme, André !…

Le banquier hésita d’abord quelques secondes, puis, prenantbravement son parti, il courut à sa femme, qu’il serra entre sesbras, en disant :

– Non, je ne serai pas assez fou pour lutter contre moncœur ! Je ne pardonne pas, Valentine, j’oublie, j’oublietout…

M. Verduret n’avait plus rien à faire au Vésinet.

C’est pourquoi, sans prendre congé du banquier, il s’esquiva,regagna la voiture qui l’avait amené, et donna ordre au cocher dele conduire à Paris, à l’hôtel du Louvre… et bon train.

En ce moment il était dévoré d’inquiétudes. Du côté de Raoul,tout était arrangé, le jeune filou devait être loin. Mais était-ilpossible de soustraire Clameran au châtiment qu’il avaitmérité ? Non, évidemment.

Or, M. Verduret se demandait, comment livrer Clameran à lajustice, sans compromettre Mme Fauvel, et il avait beau repasserson répertoire d’expédients, il n’en voyait aucun s’ajustant auxcirconstances présentes.

Il n’y a, pensait-il, qu’un moyen. Il faut qu’une accusationd’empoisonnement parte d’Oloron. Je puis y aller travailler «l’opinion publique », on clabaudera[10] , il yaura enquête. Oui, mais tout cela demande du temps, et Clameran esttrop bien averti pour ne pas jouer de ses jambes.

Il était vraiment désolé de son impuissance, quand la voitures’arrêta devant l’hôtel du Louvre. Il faisait presque nuit.

Sous le porche de l’hôtel et sous les arcades, une centaine depersonnes au moins se pressaient, et, en dépit des «Circulez ! circulez ! » des sergents de ville,paraissaient s’entretenir d’un grave événement.

– Qu’arrive-t-il ? demanda M. Verduret à un desbadauds.

– Un fait inouï, monsieur, répondit l’autre, qui était uneespèce de Prudhomme, un fait bizarre et même singulier, comme onn’en voit que dans la capitale ; car je l’ai vu, parfaitementvu, tenez, c’est à la septième lucarne là-haut, qu’il a parud’abord ; il était à moitié nu ! On a voulu le saisir,bast !… avec l’agilité d’un singe ou d’un somnambule, il s’estélancé sur le toit en criant à l’assassin ! L’extrêmeimprudence de cette action me fait supposer…

Le badaud s’arrêta court, très vexé ; son interlocuteurvenait de le quitter.

– Si c’était lui, pensait M. Verduret, si l’effroi avaitdésorganisé ce cerveau si merveilleusement disposé pour lecrime !…

Tout en poursuivant son monologue, il avait joué des coudes etavait réussi à pénétrer dans la cour de l’hôtel.

Là, au pied du grand escalier, M. Fanferlot, en compagnie detrois physionomies singulières, attendait.

– Eh bien !… cria M. Verduret.

Avec un louable ensemble, les quatre hommes tombèrent au portd’armes.

– Le patron !… dirent-ils.

– Voyons, fit le gros homme avec un juron, qu’ya-t-il ?

– Il y a, patron, reprit Fanferlot d’un air désolé, il y a queje n’ai pas de chance, voyez-vous. Pour une fois que je tombe surune vraie affaire, paf ! mon criminel fait banqueroute.

– Alors, c’est Clameran qui…

– Eh !… oui ! c’est lui ! En m’apercevant cematin, le gaillard a détalé comme un lièvre, d’un train, oh !mais d’un train… je croyais qu’il irait comme cela jusqu’à Ivry,pour le moins. Pas du tout. Arrivé au boulevard des Écoles, uneidée subite le prend, et il accourt ici. Très probablement ilvenait chercher son magot. Il entre ; que voit-il ? Mestrois camarades ici présents. Cette vue a été pour lui comme uncoup de marteau sur le front. Il s’est vu perdu, la raison adéménagé.

– Mais où est-il ?

– À la préfecture, sans doute, j’ai vu des sergents de ville leficeler et le porter dans un fiacre.

– Alors, arrive…

C’est, en effet, dans une de ces cellules particulières,réservées aux hôtes dangereux, que M. Verduret et Fanferlottrouvèrent Clameran.

On lui avait passé une camisole de force, et il se débattaitfurieusement entre trois employés et un médecin qui voulait luifaire avaler une potion.

– Au secours !… criait-il, à moi, à l’aide !… Ne levoyez-vous pas ? Il s’avance, c’est mon frère, il veutm’empoisonner !…

M. Verduret prit le médecin à part, pour lui demander quelquesrenseignements.

– Ce malheureux est perdu, répondit le docteur ; ce genreparticulier d’aliénation ne se guérit pas, Il croit qu’on veutl’empoisonner, il repoussera toute boisson, toute nourriture… et,quoiqu’on tente, il finira par mourir de faim, après avoir subitoutes les tortures du poison.

M. Verduret frissonnait, en sortant de la préfecture.

– Madame Fauvel est sauvée, murmurait-il, puisque c’est Dieu quise charge de punir Clameran.

– Avec tout cela, grommelait Fanferlot, j’en suis, moi, pour mesfrais et pour mes peines ; quel guignon !…

– C’est vrai, répondit M. Verduret, le dossier 113 nesortira pas du greffe. Mais console-toi. Avant la fin du mois, jet’enverrai porter une lettre à un de mes amis, et, ce que tu perdsen gloire, tu le rattraperas en argent.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer