Le Dossier 113

Chapitre 6

 

Ce n’est pas sans d’effroyables déchirements que Mme Fauvels’était résignée à se soumettre aux volontés de l’impitoyablemarquis de Clameran.

Désespérée, elle était allée demander secours à son fils.

Raoul, en l’écoutant, avait paru transporté d’indignation, et ill’avait quittée pour courir, disait-il, arracher des excuses aumisérable qui faisait pleurer sa mère.

Mais il avait trop présumé de ses forces. Bientôt il étaitrevenu, l’œil morne, la tête basse, les traits contractés par larage de l’impuissance, déclarant qu’il fallait se rendre,consentir, céder.

C’est alors que la pauvre femme put sonder la profondeur del’abîme où on l’entraînait. Elle eut en ce moment comme unpressentiment des ténébreuses machinations dont elle serait lavictime.

Quel horrible serrement de cœur, lorsqu’il lui fallut montrerl’œuvre du faussaire, la lettre de Saint-Rémy, lorsqu’elle annonçaà son mari qu’elle attendait un de ses neveux, un tout jeune homme,très riche !

Et quel supplice, le soir où elle présenta Raoul à tous lessiens.

C’est d’ailleurs le sourire aux lèvres, que le banquieraccueillit ce neveu dont il n’avait jamais entendu parler, et qu’illui tendit sa main loyale.

– Parbleu ! lui avait-il dit, quand on est jeune et riche,on doit préférer Paris à Saint-Rémy.

Au moins Raoul prit-il à tâche de se montrer digne de cetaccueil cordial. Si l’éducation première, cette éducation que lafamille seule peut donner, lui faisait défaut, il était impossiblede s’en apercevoir. Avec un tact bien supérieur à son âge, il sutassez démêler les caractères de tous les gens qui l’entouraientpour plaire à chacun d’eux.

Il n’était pas arrivé depuis huit jours qu’il avait su capterles très bonnes grâces de M. Fauvel, qu’il s’était concilié Abel etLucien, et qu’il avait absolument séduit Prosper Bertomy, lecaissier de la maison, qui passait alors toutes ses soirées chezson patron.

Depuis que Raoul, grâce aux relations de ses cousins, setrouvait lancé dans un monde de jeunes gens riches, loin de seréformer, il menait une vie de plus en plus dissipée. Il jouait, ilsoupait ; il se montrait aux courses, et l’argent, entre sesmains prodigues, glissait comme du sable.

Cet étourdi, d’une délicatesse susceptible jusqu’au ridicule,dans les commencements, qui ne voulait de sa mère qu’un peud’affection, ne cessait maintenant de la harceler d’incessantesdemandes.

Elle avait donné avec joie, d’abord, sans compter, mais elle netarda pas à s’apercevoir que sa générosité, si elle n’y mettaitordre, serait sa perte.

Cette femme si riche, dont les diamants étaient cités, qui avaitun des plus beaux attelages de Paris, connut, de la misère, cequ’elle a de plus poignant : l’impérieuse nécessité de se refuseraux fantaisies de l’être aimé.

Jamais son mari n’avait eu l’idée de compter avec elle. Dès lelendemain de son mariage, il lui avait remis la clé du secrétaire,et depuis, librement, sans contrôle, elle prenait ce qu’ellejugeait nécessaire, tant pour le train considérable de la maison,que pour ses dépenses personnelles.

Mais, précisément parce qu’elle avait toujours été modeste dansses goûts, au point que son mari l’en plaisantait, précisémentparce qu’elle avait administré l’intérieur avec une sagesseextrême, elle ne pouvait disposer tout à coup de sommes assezfortes sans s’exposer à des questions inquiétantes.

Certes, M. Fauvel, le plus généreux des millionnaires, étaithomme à se réjouir de voir sa femme faire quelques grossesfolies ; mais les folies s’expliquent, on en retrouve lestraces.

Un hasard pouvait faire reconnaître au banquier l’étonnantaccroissement des dépenses de la maison ; que lui répondres’il en demandait les causes ?

Et Raoul en trois mois avait dissipé une petite fortune.N’avait-il pas fallu l’installer, lui donner un joli intérieur degarçon ? Tout lui manquait, autant qu’à un naufragé. Il avaitvoulu un cheval, un coupé, comment les lui refuser ?

Puis c’était chaque jour quelque fantaisie nouvelle.

Si parfois Mme Fauvel hasardait une remontrance, la physionomiede Raoul prenait aussitôt une expression désolée, et ses beaux yeuxs’emplissaient de larmes.

– C’est vrai, répondait-il, je suis un enfant, un pauvre fou,j’abuse. J’oublie que je suis le fils de Valentine pauvre, et nonde la riche madame Fauvel.

Son repentir avait des accents qui perçaient le cœur de lapauvre mère. Il avait tant souffert autrefois ! Si bien, qu’àla fin, c’était elle qui le consolait et qui l’excusait.

D’ailleurs, elle avait cru s’apercevoir, non sans effroi, qu’ilétait jaloux d’Abel et de Lucien – ses frères, après tout.

En ces moments, pour que Raoul n’eût rien à envier à ses deuxfils, elle était prête à tout.

Au moins voulut-elle avoir une compensation. Le printempsapprochait ; elle pria Raoul de s’établir à la campagne prèsde la propriété qu’elle avait à Saint-Germain. Elle s’attendait àdes objections ; point. Cette proposition sembla lui plaire,et peu après il lui annonça qu’il venait de louer une bicoque auVésinet et qu’il y allait faire porter son mobilier.

– Ainsi, mère, dit-il, je serai plus près de toi. Quel bon éténous allons passer !

Elle se réjouit, surtout de ce que les dépenses de l’enfantprodigue probablement diminueraient. Et, vraiment, elle était sibien à bout, qu’un soir, comme il dînait en famille, elle osa,devant tout le monde, lui adresser – oh ! bien doucement –quelques observations.

Il était allé, la veille, aux courses, il avait parié et perdudeux mille francs.

– Bast ! fit M. Fauvel avec l’insouciance d’un homme qui ases coffres pleins, maman Lagors payera ; les mamans ont étécréées et mises au monde pour payer.

Et, ne pouvant s’apercevoir de l’impression que produisaient cessimples paroles sur sa femme, devenue plus blanche que sacollerette, il ajouta :

– Ne t’inquiète pas, va, mon garçon, quand tu auras besoind’argent, viens me trouver, je t’en prêterai.

Que pouvait objecter Mme Fauvel ? N’avait-elle pas annoncé,selon les volontés de Clameran, que Raoul était trèsriche ?

Pourquoi l’avait-on contrainte de mentir inutilement ? Elleeut comme une rapide intuition du piège où elle était prise, maisil n’était plus temps d’y revenir.

D’ailleurs, les paroles du banquier n’étaient pas tombées dansl’eau. À la fin de cette semaine, Raoul alla trouver son oncle dansson cabinet, et carrément il lui emprunta dix mille francs.

Informée de cette incroyable audace, Mme Fauvel se tordait lesmains de désespoir.

– Mais que fait-il, mon Dieu ! de tant d’argent !s’écriait-elle.

Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran àl’hôtel du banquier ; Mme Fauvel se décida à lui écrire pourlui demander une entrevue.

Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument,déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plusirrité surtout que Mme Fauvel.

Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence.Mais les défiances de Mme Fauvel étaient éveillées, elle observa,et il lui sembla – était-ce possible ! – que leur colère étaitsimulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plusamères et même des menaces, leurs yeux riaient.

Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son espritcomme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout cequ’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presqueintolérable.

Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elledevait s’attendre aux pires exigences ; puis elle s’efforça envain de pénétrer son but.

Lui-même bientôt le lui apprit.

Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume,après avoir montré à Mme Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, lemarquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir unecatastrophe :

C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.

Il y avait longtemps que Mme Fauvel était préparée à toutes lestentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.

La déclaration inattendue de Clameran l’atteignit dans le vif dece qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.

– Et vous avez pu croire, monsieur ! s’écria-t-elleindignée, que je prêterais les mains à vos odieusescombinaisons.

D’un signe de tête, le marquis répondit :

– Oui.

– À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser ?Ah ! certes, j’ai été bien coupable autrefois ; mais lapunition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire sicruellement repentir de mon imprudence ! Tant qu’il s’est agide moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche ;aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte !…

– Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pourmademoiselle Madeleine de devenir marquise de Clameran ?

– Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré sonmari. Elle aime monsieur Prosper Bertomy.

Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.

– Amourette de pensionnaire, dit-il ; elle l’oubliera quandvous le voudrez.

– Je ne le veux pas.

– Pardon !… reprit Clameran de cette voix basse et voiléed’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pasnotre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avezcommencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue àl’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez lagrâce de céder.

– Non, répondit fermement Mme Fauvel, non !

Il ne daigna pas relever l’interruption.

– Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’estqu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises ence moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire auxprodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un momentviendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous seraimpossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caissedu ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là ?

Mme Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, ellel’entrevoyait dans un avenir prochain. Lui, cependant, continuait:

– C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesseet à mes intentions. Mademoiselle Madeleine est riche, sa dot mepermettra de combler le déficit et de vous sauver.

– J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.

– Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notresort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame,ne l’oubliez pas : l’avenir de Raoul.

Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que sonimpudence en fut troublée.

– Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti estirrévocablement pris.

– Votre parti ?

– Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pourme soustraire à vos honteuses obsessions. Oh ! quittez cet airironique ! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux piedsde monsieur Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura ce quej’ai souffert, il me pardonnera.

– Croyez-vous ? demanda Clameran d’un air railleur.

– Que voulez-vous dire ? Qu’il sera impitoyable, qu’il mechassera comme une malheureuse que je suis ? Soit ; jel’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez,il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.

Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projetsdu marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.

Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut,révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression,sa voix devint brutale.

– Ah ! vraiment ! reprit-il, vous êtes décidée à vousconfesser à monsieur Fauvel ! Fameuse idée ! Il estdommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour oùje vous suis apparu, vous aviez des chances de salut : votre maripouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt annéesd’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse,madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cherhomme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vousfaites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est lefruit de vos premières amours ? Si excellent que soit lecaractère de monsieur Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonnecette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, uneperversité effrayante, une rare audace et une duplicitésupérieure.

C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai ;pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeuxde Mme Fauvel.

– Peste ! poursuivait-il, on voit qu’il vous tientfurieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy ! Entrel’honneur du nom que vous portez et les amours de ce dignecaissier, vous n’hésitez pas. Eh bien ! ce vous sera, jecrois, une grande consolation, quand monsieur Fauvel se séparera devous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissantd’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vousdire : le bon Prosper est heureux !

– Advienne que pourra, prononça Mme Fauvel, je ferai ce que jedois.

– Vous ferez ce que je veux ! s’écria Clameran, éclatant àla fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous auratous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous estindispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.

Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’enattendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il repritson flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’ilajouta :

– À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi,consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur devotre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai danstrois jours chercher une réponse.

– Vous viendrez inutilement, monsieur ; dès que mon marisera rentré, il saura tout.

Si Mme Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur levisage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude. Mais cene fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, clairement,signifie : « comme vous voudrez ! » et il dit :

– Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.

Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur luila porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’ils’imposait.

Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de MmeFauvel n’était pas feinte.

– Oui ! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme desgrandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.

Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’êtreseule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle seretourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’unestatue, les yeux pleins de larmes.

– Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.

Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deuxsalles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simplesportières de tapisserie.

Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans unedes petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, etelle avait entendu la conversation.

– Quoi ! s’écria Mme Fauvel épouvantée, tu sais…

– Tout, ma tante.

– Et tu veux que je te sacrifie ?

– Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.

– Mais il est impossible que tu ne haïsses pas monsieur deClameran.

– Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et seratoujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et,cependant, je serai sa femme.

Mme Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de cedévouement qui s’offrait à elle.

– Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tuaimes ?

Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’unevoix ferme répondit :

– Demain, j’aurai pour toujours rompu avec monsieur Bertomy.

– Non ! s’écria Mme Fauvel, non, il ne sera pas dit que jet’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mesfautes.

La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.

– Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé ledéshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand jepuis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie ?Que serais-je sans vous ? Une pauvre ouvrière des fabriques demon pays. Qui m’a recueillie ? Toi. N’est-ce pas à mon oncleque je dois cette fortune qui tente le misérable ? Abel etLucien ne sont-ils pas mes frères ? Et quand notre bonheur àtous est menacé, j’hésiterais !… Non. Je serai marquise deClameran.

Alors, entre Mme Fauvel et sa nièce, commença une lutte degénérosité d’autant plus sublime que chacune offrait sa vie àl’autre, et la donnait, non dans un moment d’entraînement, mais deson plein gré et après délibération.

Mais Madeleine devait triompher, enflammée qu’elle était de cesaint enthousiasme du sacrifice qui fait les martyrs.

– Je n’ai à répondre de moi qu’à moi-même, répétait-elle,comprenant bien que là était la place où elle devait frapper,tandis que toi, chère tante, tu dois compte de toi à ton mari et àtes enfants. Songe à la douleur de mon oncle, s’il apprenait jamaisla vérité ! Il en mourrait.

La généreuse jeune fille disait vrai.

Tel avait été le fatal enchaînement des circonstances, quetoujours Mme Fauvel avait été arrêtée par l’apparence d’un granddevoir à remplir.

Ainsi, après avoir sacrifié son mari à sa mère, elle sacrifiaitmaintenant son mari et ses enfants à Raoul.

Mme Fauvel se défendait encore, mais elle résistait de plus enplus faiblement.

– Non, disait-elle, non, je ne saurais accepter ton dévouement.Quelle sera ta vie avec cet homme ?

– Qui sait ! fit Madeleine, affectant une espérance bienéloignée de son cœur : il m’aime, à ce qu’il dit ; peut-êtresera-t-il bon pour moi.

– Ah ! si je savais où prendre une grosse somme !C’est de l’argent qu’il veut, cet homme, rien que de l’argent.

– Ne lui en faut-il donc pas pour Raoul ? N’est-ce pasRaoul qui, par ses folies, a creusé un abîme qu’il fautcombler ? Si seulement je pouvais croire à la sincérité demonsieur de Clameran !

C’est avec une sorte de curiosité stupéfaite que Mme Fauvelregardait sa nièce.

Quoi ! cette jeune fille si naïve, si inexpérimentée,raisonnait son abnégation, pendant qu’elle, femme, mère de famille,n’avait jamais obéi qu’aux impulsions instinctives de son esprit etde son cœur !…

– Que veux-tu dire ? interrogea-t-elle.

– Je me demande, ma tante, si véritablement monsieur de Clameranpense à son neveu. A-t-il, oui ou non, l’intention formelle de luivenir en aide ? Maître de ma dot, ne vous abandonnera-t-ilpas, toi et lui ? Enfin, il est un doute affreux qui metorture.

– Un doute ?

– Oui, et je te le soumettrais, si j’osais… si je necraignais…

– Parle, insista Mme Fauvel, livre-moi ta pensée entière.Hélas ! le malheur m’a donné des forces. Qu’ai-je àredouter ? Je puis tout entendre…

Madeleine hésitait, partagée entre la crainte de frapper unepersonne aimée et le désir de l’éclairer.

– Je voudrais, reprit-elle enfin, être certaine, bien sûre quemonsieur de Clameran et Raoul ne s’entendent pas, ne jouent paschacun un rôle appris et convenu à l’avance.

La passion est aveugle et sourde. Mme Fauvel ne se souvenaitplus des yeux riants de ces deux hommes, le jour où, devant elle,ils semblaient transportés de colère. Elle ne pouvait, elle nevoulait pas croire à une si odieuse comédie.

– C’est impossible, prononça-t-elle, le marquis est vraimentindigné de la conduite de son neveu, et ce n’est pas lui qui jamaislui donnera un mauvais conseil. Quant à Raoul, il est étourdi,léger, vaniteux, prodigue, mais il a bon cœur. La prospérité l’agrisé, mais il m’aime. Ah ! si tu le voyais, si tul’entendais, quand je lui fais un reproche ! tous tes soupçonss’envoleraient. Quand, les larmes aux yeux, il me jure qu’il seraplus raisonnable, il est de bonne foi. S’il ne tient pas sespromesses, c’est que des amis perfides l’entraînent.

Toujours les mères s’en sont prises, s’en prennent et s’enprendront aux amis. L’ami, voilà le coupable.

Mais Madeleine était trop généreuse pour chercher même àdésabuser sa tante.

– Fasse le Ciel que tu dises vrai ! murmura-t-elle, monmariage ne sera pas inutile. Ce soir même nous écrirons à monsieurde Clameran.

– Pourquoi ce soir, Madeleine ? Rien ne presse. Nouspouvons attendre, traîner, gagner du temps.

Ces mots, ces espérances obstinées, cette confiance en unhasard, en une chimère, en rien, disaient tout le caractère de MmeFauvel et expliquaient ses infortunes.

Tout autre était le caractère de Madeleine. Sa timidité cachaitune âme virile. Décidée à un sacrifice, elle le faisait complet,absolu, elle fermait la porte aux illusions décevantes et marchaitdroit en avant sans retourner la tête.

– Mieux vaut en finir, chère tante, dit-elle d’un ton ferme.Crois-moi, la réalité du malheur est moins pénible que son attente.Résisterais-tu à ces alternatives de douleur et de joie ?Sais-tu ce qu’ont fait de toi les anxiétés que tu dissimules ?T’es-tu vue depuis quatre mois ?

Elle prit sa tante par la main, et, la conduisant devant uneglace :

– Tiens, ajouta-t-elle, regarde-toi.

Mme Fauvel n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle étaitarrivée à cet âge perfide où la beauté d’une femme, comme celled’une rose pleinement épanouie, se flétrit en un jour.

En quatre mois, elle avait vieilli. Le chagrin avait mis sur sonfront son empreinte fatale. Ses tempes, fraîches et lisses commecelles d’une jeune fille, se plissaient, des fils blancsargentaient les masses de sa chevelure.

– Comprends-tu, maintenant, poursuivait Madeleine, pourquoi lasécurité t’est nécessaire. Comprends-tu que tu as changé à ce pointque c’est miracle que mon oncle ne s’en soit pasinquiété ?

Mme Fauvel, qui croyait avoir déployé une dissimulationsupérieure, eut un geste négatif.

– Eh ! pauvre tante, n’ai-je pas deviné, moi, que tu avaisun secret !

– Toi !…

– Oui ! seulement j’avais cru… Oh ! pardonne unsoupçon injuste, j’avais osé supposer…

Elle s’interrompit toute troublée, et il lui fallut un grandeffort pour ajouter :

– Je m’imaginais que peut-être tu aimais un autre homme que mononcle.

Mme Fauvel ne put retenir un gémissement. Le soupçon deMadeleine, d’autres pouvaient l’avoir eu.

– L’honneur est perdu, murmura-t-elle.

– Non, chère tante ; non ! s’écria la jeune fille,rassure-toi et reprends courage : nous serons deux pour luttermaintenant ; nous nous défendrons, nous nous sauverons.

M. le marquis de Clameran dut être content, ce soir-là. Unelettre de Mme Fauvel lui annonça qu’elle consentait à tout. Elledemandait seulement un peu de temps. Madeleine, lui disait-elle, nepouvait rompre du jour au lendemain avec M. Bertomy. Puis, ondevait s’attendre à des objections de la part de M. Fauvel, lequelaimait Prosper et l’avait tacitement agréé.

Une ligne de Madeleine, au bas de la lettre de sa tante,assurait son concours.

Pauvre jeune fille ! elle ne se ménageait pas. Le lendemainmême, elle avait pris Prosper à part, et, abusant de son ascendantsur lui, elle lui avait arraché cette fatale promesse de ne pluschercher à la revoir, et même de prendre sur lui la responsabilitéde cette rupture.

Il avait conjuré Madeleine de lui dire au moins les raisons decet exil qui allait briser sa vie, elle lui avait simplementrépondu que son honneur et son bonheur à elle dépendaient de sonobéissance.

Et il s’était éloigné la mort dans l’âme.

Presque sur ses pas, le marquis de Clameran arrivait.

Oui, il avait l’audace de venir, en personne, annoncer à MmeFauvel que, du moment qu’il avait sa parole et celle de sa nièce,il consentait à attendre.

Tenant, à cette heure, la tante et la nièce, il était sansinquiétudes. Il se disait que le moment viendrait où un déficitimpossible à combler leur ferait souhaiter et presser sonmariage.

Or Raoul faisait tout pour hâter ce moment.

Mme Fauvel étant allée, plus tôt que d’ordinaire, habiter sapropriété, Raoul, de son côté, s’était installé au Vésinet.

Mais la campagne ne le rendait pas plus économe. Peu à peu, ilavait dépouillé toute hypocrisie, il ne venait plus voir sa mèreque quand il avait besoin d’argent, et il lui en fallait souvent etbeaucoup.

Quant au marquis, il se tint prudemment à l’écart, guettantl’heure propice, et c’est au hasard d’une rencontre que, troissemaines plus tard, il dut d’être invité à dîner chez lebanquier.

C’était un grand dîner, et il y avait bien une vingtaine deconvives.

On venait de servir le dessert, et les conversationss’animaient, lorsque le banquier, tout à coup, se retourna versClameran.

– J’avais, monsieur le marquis, dit-il, un renseignement à vousdemander. Avez-vous des parents portant votre nom ?

– Pas que je connaisse, du moins, monsieur.

– C’est que moi, depuis huit jours, je connais un autre marquisde Clameran.

Si cuirassé d’impudence que fût le marquis de Clameran, si arméque fut son esprit contre toutes les surprises des événements, ilfut un instant déconcerté et pâlit.

– Oh ! oh ! balbutia-t-il, non sans un énergiqueeffort de volonté, un Clameran, marquis… le marquisat au moinsm’est suspect.

M. Fauvel n’était pas fâché de trouver une occasion de taquinerun hôte dont les prétentions nobiliaires l’avaient parfoisagacé.

– Marquis ou non, reprit-il, le Clameran en question me paraîten état de faire honneur au titre.

– Il est riche.

– J’ai tout lieu, du moins, de lui supposer une grande fortune.J’ai été chargé, pour son compte, par un de mes correspondants,d’un recouvrement de quatre cent mille francs.

Clameran était merveilleusement maître de soi. Il avaitaccoutumé son visage à ne rien trahir du mouvement de son âme.Cependant, cette fois, l’aventure était si bizarre, si surprenante,elle présageait de telles menaces, que son assurance habituelle,son coup d’œil prompt lui faisaient défaut.

Il trouvait au banquier un ton ironique, un air singulier qui lemettaient en défiance.

Pour les gens qui n’étaient pas intéressés à l’observer, ilrestait le même. Mais Madeleine et sa tante avaient surpris sestressaillements, elles avaient saisi un regard rapide adressé àRaoul.

– Il paraît, fit-il, que ce nouveau marquis est négociant.

– Ma foi ! vous m’en demandez trop. Tout ce que je sais,c’est que les quatre cent mille francs devaient lui être versés pardes armateurs du Havre, après la vente de la cargaison d’un navirebrésilien.

– C’est qu’alors il arrive du Brésil ?

– Je l’ignore, mais je puis, si vous le désirez, vous dire sonprénom.

– Volontiers.

Le banquier se leva et alla prendre dans le salon une serviettede maroquin marquée à son chiffre. Il en sortit un carnet et se mità parcourir en bredouillant à demi-voix les noms qui s’y trouvaientinscrits.

– Attendez, faisait-il, attendez… ; du 22, non, c’est plustard… Ah ! nous y voici : Clameran, Gaston… Il se nommeGaston.

Mais Louis, cette fois, ne sourcilla pas ; il avait eu letemps de se reconnaître et de faire provision d’audace pour parern’importe quel coup.

– Gaston !… répondit-il d’un air dégagé, j’y suis. Cemonsieur doit être le fils d’une sœur de mon père dont le marihabitait la Havane. Revenant en France il aura pris sans façon lenom de sa mère, plus sonore que celui de son père, lequel, si j’aibonne mémoire, s’appelait Moirot ou Boirot.

Le banquier avait replacé son carnet sur un des meubles de lasalle à manger.

– Boirot ou Clameran, dit-il, je vous ferai, j’imagine, dîneravec lui avant longtemps. Des quatre cent mille francs que j’étaischargé de recouvrer pour lui, il ne s’en fait expédier que cent etme prie de garder le reste en compte courant. C’est donc qu’il sepropose de venir à Paris.

– Je ne serai vraiment pas fâché de faire sa connaissance.

On parla d’autre chose, et bientôt Clameran parut avoirtotalement oublié la communication du banquier.

Il est vrai que, tout en causant le plus gaiement du monde, ilne cessait d’observer Mme Fauvel et sa nièce.

Elles étaient bien autrement troublées que lui, et leur troubleétait visible. À tout moment elles échangeaient, à la dérobée, lesregards les plus significatifs.

Évidemment une même idée, terrible, avait traversé leuresprit.

Plus que sa tante encore, Madeleine semblait émue. C’est qu’aumoment où le banquier avait prononcé le nom de Gaston, elle avaitvu, elle ne se trompait pas, elle avait vu Raoul reculer sa chaiseet jeter un coup d’œil vers la fenêtre, comme le filou surpris quicherche une issue pour fuir.

Et Raoul, moins fortement trempé que son oncle, était, depuis cemoment, resté décontenancé. Lui, brillant d’ordinaire, causeuroriginal, il était complètement éteint, il se taisait, il étudiaitl’attitude de Louis.

Enfin, le dîner finit, les convives se levèrent pour passer dansle salon, et Clameran et Raoul manœuvrèrent de façon à rester lesderniers dans la salle à manger.

Ils étaient seuls, ils n’essayaient plus de cacher leuranxiété.

– C’est lui !… dit Raoul.

– Je le crois.

– Tout est perdu, alors ; filons.

Mais Clameran, l’audacieux aventurier, n’était pas homme à jeterainsi, avant d’y être contraint, le manche après la cognée.

– Qui sait ! murmura-t-il, pendant que la contraction deson front disait l’effort de sa pensée, qui sait !… Pourquoice misérable banquier ne nous a-t-il pas dit où trouver ce Clamerande malheur ?…

Il s’interrompit, poussant un cri de joie. Il venaitd’apercevoir sur le buffet le carnet consulté par M. Fauvel.

– Veille, dit-il à Raoul.

Il saisit le carnet, il le feuilleta fiévreusement, il trouva :Gaston, marquis de Clameran, Oloron (Basses-Pyrénées).

– Sommes-nous bien plus avancés, fit Raoul, maintenant que nousavons son adresse ?

– C’est-à-dire que nous sommes peut-être sauvés. Viens, il nefaut pas qu’on remarque notre absence. Du sang-froid,morbleu ! de la tenue, de la gaieté ! J’ai vu le momentoù ton attitude nous trahissait.

– Les deux femmes se doutent de quelque chose.

– Eh bien ! après ?

– Il ne fait pas bon pour nous ici.

– Faisait-il donc meilleur à Londres ? Confiance !nous nous en tirerons. Je vais dresser mes batteries.

Ils rejoignirent les autres invités. Mais si leur conversationn’avait pas été entendue, leurs gestes avaient été observés.

Madeleine, qui s’était avancée sur la pointe du pied, avaitaperçu Clameran consultant le carnet du banquier.

Mais à quoi pouvait lui servir cette constatation desinquiétudes du marquis. Elle n’en était plus à douter de l’infamiede cet homme, auquel elle avait promis sa main. Il l’avait bien dità Raoul : ni Madeleine ni sa tante ne pouvaient se soustraire, quoiqu’il arrivât, à sa domination ; car pour l’atteindre ilfallait parler, avouer…

Lorsque deux heures plus tard, Clameran reconduisit Raouljusqu’au Vésinet, son plan était fait.

– C’est lui, je n’en doute pas, disait-il, mais nous avons, monbeau neveu, pris l’alarme trop tôt.

– Merci !… le banquier l’attend ; nous l’auronspeut-être demain sur le dos.

– Tais-toi ! interrompit Clameran. Sait-il ou ne sait-ilpas que Fauvel est le mari de Valentine ? Tout est là. S’il lesait, nous n’avons qu’à jouer des jambes. S’il l’ignore, rien n’estdésespéré.

– Comment s’en assurer ?

– En allant le lui demander, tout simplement.

Raoul eut un mouvement d’admiration.

– C’est joli, fit-il, mais dangereux.

– Il serait plus périlleux encore de rester. Quant à filer surun simple soupçon, ce serait par trop niais.

– Et qui ira le trouver ?

– Moi !

– Oh ! fit Raoul, sur trois tons différents, oh !oh !

L’audace de Clameran le confondait.

– Mais moi ? interrogea-t-il.

– Toi, tu me feras le plaisir de rester ici. Au moindre dangerje t’expédie une dépêche et tu décampes.

Ils étaient arrivés devant la grille de la maison de Raoul.

– Voilà donc qui est entendu, dit Clameran, tu restes ici. Maisattention, tant que durera mon absence, redeviens le meilleur desfils. Prends parti contre moi, calomnie-moi si tu peux. Mais pas debêtises. Pas de demandes d’argent… Allons, adieu !… Demainsoir je serai à Oloron et j’aurai vu ce Clameran…

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