Le Dossier 113

Chapitre 10

 

Pendant plus d’une heure après le départ de Raoul, Mme Fauvelétait restée plongée dans cet état d’engourdissement voisin del’insensibilité absolue qui suit également les grandes crisesmorales et de violentes douleurs physiques.

Peu à peu cependant elle revint au sentiment de la situationprésente, et avec la faculté de penser la faculté de souffrir luirevenait.

Elle comprenait maintenant qu’elle avait été dupe d’une odieusecomédie, Raoul l’avait torturée de sang-froid, avec préméditation,se faisant un jeu de ses souffrances, spéculant sur satendresse.

Mais Prosper avait-il, oui ou non, secondé le vol dont Raoulvenait de la rendre complice.

Pour Mme Fauvel, tout était là.

Ce qu’elle avait su de la conduite de Prosper rendaitvraisemblable l’assertion de Raoul, et, toujours aveuglée, elleaimait à attribuer à un autre qu’à son fils la première idée ducrime.

On lui avait dit que Prosper aimait une de ces créatures quifondent les patrimoines au feu de caprices étranges etpervertissent les meilleures natures. Dès lors, elle pouvait lesupposer capable de tout.

Ne savait-elle pas, par expérience, où peut conduire uneimprudence !…

Pourtant, elle excusait Prosper coupable, et elle s’avouait quesur elle retombait toute responsabilité.

Réfléchissant, elle ne savait quel parti prendre, se demandantsi elle devait, ou non, se confier à Madeleine.

Fatalement inspirée, elle décida que le crime de Raoul resteraitson secret.

Lors donc que sur les onze heures Madeleine revint de soirée,elle ne lui dit rien et même parvint à dissimuler toute trace desouffrance, assez habilement pour éviter les questions.

Son calme ne se démentit pas lorsque rentrèrent M. Fauvel etLucien.

Et pourtant elle venait d’être saisie de transes affreuses.L’idée pouvait venir au banquier de descendre dans ses bureaux, devérifier la caisse ; cela lui était arrivé bien rarement, maisenfin cela lui était arrivé.

Comme par un fait exprès, le banquier, ce soir-là, ne parla quede Prosper, du chagrin qu’il éprouvait de le voir se déranger, desinquiétudes qu’il en ressentait et enfin des raisons qui, selonlui, l’éloignaient de la maison.

Par bonheur, pendant qu’il traitait fort mal son caissier, M.Fauvel ne regarda ni sa femme ni sa nièce. Il eût été bien intriguéde leur singulière contenance.

Cette nuit, pour Mme Fauvel, devait être et fut un long etintolérable supplice.

Dans six heures, se disait-elle, dans trois heures, dans uneheure, tout sera découvert. Qu’arrivera-t-il ?

Le jour vint, la maison s’éveilla ; elle entendit aller etvenir les domestiques. Puis, le bruit des bureaux qu’on ouvrait,des employés qui arrivaient, monta jusqu’à elle.

Mais quand elle voulut se lever, elle ne le put. Une invinciblefaiblesse et d’atroces douleurs la rejetèrent sur ses oreillers. Etc’est là, grelottant, et cependant baignée des sueurs del’angoisse, qu’elle attendit le résultat.

Elle attendait, penchée sur le bord de son lit, l’oreille auguet, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit. Madeleine, quivenait de la quitter, reparut.

L’infortunée était plus pâle qu’une morte, ses yeux avaientl’éclat du délire, elle frissonnait comme les feuilles du trembleau vent de l’orage.

Mme Fauvel comprit que le crime était découvert.

– Tu sais ce qui arrive, n’est-ce pas, ma tante ? ditMadeleine d’une voix stridente. On accuse Prosper d’un vol ;le commissaire est là qui va le conduire en prison.

Un gémissement fut la seule réponse de Mme Fauvel.

– Je reconnais là, poursuivait la jeune fille, la main de Raoulou du marquis…

– Quoi ! comment expliquer ?…

– Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que Prosper est innocent.Je viens de le voir, de lui parler. Coupable, il n’eût pas osélever les yeux sur moi.

Mme Fauvel ouvrait la bouche pour tout avouer : elle n’osa.

– Que veulent donc de nous ces monstres ? disait Madeleine,quels sacrifices exigeront-ils ? Déshonorer Prosper !…Mieux valait l’assassiner… je me serais tue.

L’entrée de M. Fauvel interrompit Madeleine. La fureur dubanquier était telle qu’à peine il pouvait parler.

– Le misérable ! balbutiait-il, oser m’accuser, moi !…Laisser entendre que je me suis volé… Et ce marquis de Clameran,qui semble suspecter ma bonne foi.

Alors, sans prendre attention aux impressions des deux femmes,il raconta tout ce qui s’était passé.

– Je pressentais cela hier soir, conclut-il ; voilà où mènel’inconduite.

Ce jour-là, le dévouement de Madeleine pour sa tante fut mis àune rude épreuve.

La généreuse fille vit traîner dans la boue l’homme qu’elleaimait ; elle croyait à son innocence comme à la sienne même :elle pensait connaître ceux qui avaient ourdi le complot dont ilétait victime, et elle n’ouvrit pas la bouche pour le défendre.

Cependant Mme Fauvel devinait les soupçons de sa nièce ;elle comprit que la maladie était un indice, et bien que mourante,elle eut le courage de se lever pour le déjeuner.

Ce fut un triste repas. Personne ne mangea. Les domestiquesmarchaient sur la pointe des pieds et parlaient bas, comme dans lesmaisons où il est arrivé un grand malheur.

Sur les deux heures, M. Fauvel était renfermé dans son cabinet,quand un garçon de recette vint le prévenir que le marquis deClameran demandait à lui parler.

– Quoi ! s’écria le banquier, il ose…

Mais il réfléchit et ajouta :

– Qu’on le prie de monter.

Ce nom seul de Clameran avait suffi pour réveiller les colèresmal apaisées de M. Fauvel. Victime d’un vol le matin, sa caisse setrouvant vide en face d’un remboursement, il avait pu imposersilence à son ressentiment ; à cette heure, il se promettaitbien, il se réjouissait de prendre sa revanche.

Mais le marquis ne voulait pas monter. Bientôt le garçon derecette apparut, annonçant que cet importun visiteur tenait, pourdes raisons majeures, à parler à M. Fauvel dans ses bureaux.

– Qu’est-ce que cette exigence nouvelle ? s’écria lebanquier.

Et aussi irrité que possible, ne voyant nul motif de secontenir, il descendit.

M. de Clameran attendait, debout, dans la première pièce, cellequi précède la caisse. M. Fauvel alla droit à lui :

– Que désirez-vous encore, monsieur ? demanda-t-ilbrutalement ; on vous a payé, n’est-ce pas ? J’ai votrereçu.

À la grande surprise de tous les employés et du banquierlui-même, le marquis ne sembla ni ému ni choqué del’apostrophe.

– Vous êtes dur pour moi, monsieur, répondit-il, d’un ton dedéférence étudiée, sans humilité cependant, mais je l’ai mérité.C’est même pour cela que je suis venu. Un galant homme souffretoujours quand il s’est mis dans son tort, c’est là mon cas,monsieur, et je suis heureux, que mon passé me permette de l’avouerhautement sans risquer d’être taxé de faiblesse. Si j’ai insistépour vous parler ici et non dans votre cabinet, c’est qu’ayant étéparfaitement inconvenant devant vos employés c’est devant eux queje vous prie d’agréer mes excuses.

La conduite de Clameran était si inattendue, elle contrastaittellement avec ses hauteurs accoutumées que c’est à peine si lebanquier trouva au service de son étonnement quelques parolesbanales.

– Oui, en effet, je l’avoue, vos insinuations, certainsdoutes…

– Ce matin, poursuivit le marquis, j’ai eu un moment d’excessifdépit dont je n’ai pas été le maître. Mes cheveux grisonnent, c’estvrai, mais quand je suis en colère je suis violent et inconsidérécomme à vingt ans. Mes paroles, croyez-le, ont trahi ma penséeintime, et je les regrette amèrement.

M. Fauvel, très emporté lui-même et excellent en même temps,devait mieux que tout autre apprécier la conduite de Clameran et enêtre touché. D’ailleurs une longue vie de scrupuleuse probité nesaurait être atteinte par un propos inconsidéré. Devant desexplications si loyalement données, sa rancune ne tint pas.

Il tendit la main à Clameran en disant :

– Que tout soit oublié, monsieur.

Ils s’entretinrent amicalement quelques minutes, Clameranexpliqua pourquoi il avait eu un si pressant besoin de ses fonds,et, en se retirant, il annonça qu’il allait faire demander à MmeFauvel la permission de lui présenter ses hommages.

– Ce sera peut-être indiscret, fit-il avec une nuance visibled’hésitation, après le chagrin qu’elle a dû éprouver ce matin.

– Oh ! il n’y a pas d’hésitation, répondit le banquier, jecrois même que causer un peu la distraira, et moi, je suis forcé desortir pour cette funeste affaire.

Mme Fauvel était alors dans le petit salon où, la veille, Raoull’avait menacée de se tuer. De plus en plus souffrante, elle étaità demi couchée sur un canapé, et Madeleine était près d’elle.

Lorsque le domestique annonça M. Louis de Clameran, elles sedressèrent toutes deux épouvantées comme par une effroyableapparition.

Lui avait eu le temps, en montant l’escalier, de composer sonvisage. Presque gai en quittant le banquier, il était maintenantgrave et triste.

Il salua ; on lui montra un fauteuil, mais il refusa des’asseoir.

– Vous m’excuserez, mesdames, commença-t-il, d’oser troublervotre affliction, mais j’ai un devoir à remplir.

Les deux femmes se taisaient, elles paraissaient attendre uneexplication, alors il ajouta en baissant la voix :

– Je sais tout !

D’un geste, Mme Fauvel essaya de l’interrompre. Elle comprenaitqu’il allait révéler le secret caché à sa nièce.

Mais Louis ne voulut pas voir ce geste. Il ne semblait s’occuperque de Madeleine, qui lui dit :

– Expliquez-vous, monsieur.

– Il n’y a qu’une heure, répondit-il, que je sais comment, hiersoir, Raoul, recourant aux plus infâmes violences, s’est faitlivrer par sa mère la clé de la caisse et a volé trois centcinquante mille francs.

La colère et la honte empourprèrent à ces mots les joues deMadeleine.

Elle se pencha sur sa tante et lui saisissant les poignetsqu’elle secoua :

– Est-ce vrai, cela ? demanda-t-elle d’une voix sourde,est-ce vrai ?

– Hélas ! gémit Mme Fauvel anéantie.

Madeleine se releva, confondue de tant d’indigne faiblesse.

– Et tu as laissé accuser Prosper ! s’écria-t-elle, tu lelaisses déshonorer, il est en prison !

– Pardon !… murmura Mme Fauvel, j’ai eu peur, il voulait setuer ; puis, tu ne sais pas… Prosper et lui étaientd’accord.

– Oh ! s’écria Madeleine, révoltée, on t’a dit cela et tuas pu le croire !…

Clameran jugea le moment d’intervenir.

– Malheureusement, dit-il d’un air navré, madame votre tante necalomnie pas monsieur Bertomy.

– Des preuves ! monsieur ! des preuves !

– Nous avons l’aveu de Raoul.

– Raoul est un misérable !

– Je ne le sais que trop, mais enfin qui a révélé le mot ?Qui a laissé l’argent en caisse ? Monsieur Bertomy,incontestablement.

Ces objections ne parurent nullement toucher Madeleine.

– Et maintenant, dit-elle sans prendre la peine de cacher unmépris qui allait jusqu’au dégoût, savez-vous ce qu’est devenul’argent ?

Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette question.Soulignée d’un regard écrasant, elle signifiait : « Vous avez étél’instigateur du vol, et vous êtes le receleur. » Cette sanglanteinjure d’une jeune fille qu’il aimait à ce point que lui, le banditsi prudent, il risquait pour elle les produits de ses crimes,atteignit si bien Clameran, qu’il devint livide. Mais son thèmeétait trop nettement arrêté pour qu’il pût être déconcerté.

– Un jour viendra, mademoiselle, reprit-il, où vous regretterezde m’avoir traité si cruellement. La signification exacte de votrequestion, je l’ai comprise, oh ! ne prenez pas la peine denier…

– Mais je ne nie rien, monsieur.

– Madeleine ! murmura Mme Fauvel, qui tremblait, en voyantattiser ainsi les passions mauvaises de l’homme qui tenait sadestinée entre ses mains ; Madeleine, pitié !…

– Oui, fit tristement Clameran, mademoiselle estimpitoyable ; elle punit cruellement un homme d’honneur, dontle seul tort est d’avoir obéi aux dernières volontés d’un frèremourant. Et si je suis ici, cependant, c’est que je suis de ceuxqui croient à la solidarité de tous les membres d’une famille.

Il sortit lentement des poches de côté de son paletot plusieursliasses de billets de banque et les déposa sur la cheminée.

– Raoul, prononça-t-il, a volé trois cent cinquante millefrancs, voici cette somme. C’est plus de la moitié de ma fortune.De grand cœur je donnerais ce qu’il me reste pour être sûr que cecrime sera le dernier.

Trop inexpérimentée pour pénétrer le plan si audacieux et sisimple de Clameran, Madeleine restait interdite ; toutes sesprévisions étaient déroutées.

Mme Fauvel, au contraire, accepta cette restitution comme lesalut.

– Merci, monsieur, dit-elle en prenant les mains deClameran ; merci, vous êtes bon.

Un rayon de la joie qu’il ressentit éclaira les yeux de Louis.Mais il triomphait trop tôt. Une minute de réflexion avait rendu àMadeleine toute sa défiance. Elle trouvait ce désintéressement tropbeau pour un homme qu’elle estimait incapable d’un sentimentgénéreux et l’idée lui vint qu’il devait cacher un piège.

– Que ferons-nous de cet argent ? demanda-t-elle.

– Vous le rendrez à monsieur Fauvel, mademoiselle.

– Nous, monsieur, et comment ? Restituer, c’est dénoncerRaoul, c’est-à-dire perdre ma tante. Reprenez votre argent,monsieur.

Clameran était bien trop fin pour insister, il obéit et sembladisposé à se retirer.

– Je comprends votre refus, dit-il ; à moi de trouver unmoyen. Mais je ne me retirerai pas, mademoiselle, sans vous direcombien votre injustice m’a pénétré de douleur. Peut-être, après lapromesse que vous m’avez daigné faire, pouvais-je espérer un autreaccueil.

– Je tiendrai ma promesse, monsieur, mais quand vous m’aurezdonné des garanties, pas avant.

– Des garanties !… Et lesquelles ? De grâce,parlez.

– Qui me dit qu’après mon… mariage, Raoul ne viendra pas denouveau menacer ma mère ? Que sera ma dot pour un homme qui,en quatre mois, a dissipé plus de cent mille francs ? Nousfaisons un marché, je vous donne ma main en échange de l’honneur etde la vie de ma tante, avant de rien conclure, je dis donc : oùsont vos garanties ?

– Oh ! je vous en donnerai de telles ! s’écriaClameran, qu’il vous faudra bien reconnaître ma bonne foi.Hélas ! vous doutez de mon dévouement ; que faire pourvous le prouver ? Faut-il essayer de sauver monsieurBertomy ?

– Merci de votre offre, monsieur, répondit dédaigneusementMadeleine. Si Prosper est coupable, qu’il périsse ; s’il estinnocent, Dieu le protégera.

Mme Fauvel et sa nièce se levèrent, c’était un congé. Clameranse retira.

– Quel caractère ! disait-il, quelle fierté !… Medemander des garanties !… Ah ! si je ne l’aimais pastant ! Mais je l’aime, et je veux voir cette orgueilleuse àmes pieds… Elle est si belle !… Ma foi ! tant pis pourRaoul !

Clameran n’avait jamais été plus irrité.

L’énergie de Madeleine, que ses calculs ne prévoyaient pas,venait de faire manquer le coup de théâtre sur lequel il avaitcompté et déconcerté ses savantes prévisions.

Il avait trop d’expérience pour se flatter désormais d’intimiderune jeune fille si résolue. Il comprenait que, sans avoir pénétréses desseins, sans saisir le sens de ses manœuvres, elle étaitassez sur ses gardes pour n’être ni surprise ni trompée. De plus,il était patent qu’elle allait dominer Mme Fauvel de toute lahauteur de sa fermeté, l’animer de sa hardiesse, lui souffler sespréventions et enfin la préserver de défaillances nouvelles.

Juste au moment où Louis croyait gagner en se jouant, iltrouvait un adversaire. C’était une partie à recommencer.

Il était clair que Madeleine était résignée à se dévouer pour satante, mais il était certain aussi qu’elle était déterminée à ne sesacrifier qu’à bon escient et non à tout hasard sur la foi depromesses aléatoires.

Or, comment lui donner les garanties qu’elle demandait ?Quelles mesures prendre pour mettre ostensiblement etdéfinitivement Mme Fauvel à l’abri des entreprises deRaoul ?

Certes, une fois Clameran marié, Raoul devenu riche, Mme Fauvelne devait plus être inquiétée. Mais comment le prouver, ledémontrer à Madeleine ?

La connaissance exacte de toutes les circonstances de l’ignobleet criminelle intrigue l’aurait rassurée sur ce point ; maisétait-il possible de l’initier à tous les détails, avant le mariagesurtout ? Évidemment non.

Alors, quelles garanties donner ?

Longtemps Clameran étudia la question sous toutes ses faces,s’ingéniant, épuisant toutes les forces de son esprit alerte ;il ne trouvait rien, pas une transaction possible, pas unexpédient.

Mais il n’était pas de ces natures hésitantes qu’un obstaclearrête des semaines entières. Quand il ne pouvait dénouer unesituation, il la tranchait.

Raoul le gênait ; il se jura que, de façon ou d’autre, ilse débarrasserait de ce complice devenu si gênant.

Pourtant, se défaire de Raoul, si défiant, si fin, n’était paschose aisée. Mais cette considération ne pouvait faire réfléchirClameran. Il était aiguillonné par une de ces passions que l’âgerend terribles.

Plus il était certain de la haine et du mépris de Madeleine,plus, par une inconcevable et cependant fréquente aberration del’esprit et des sens, il l’aimait, il la désirait, il lavoulait.

Cependant, une lueur de raison éclairant encore son cerveaumalade, il décida qu’il ne brusquerait rien. Il sentait qu’avantd’agir il devait attendre l’issue de l’affaire de Prosper.

Puis, il souhaitait revoir Mme Fauvel ou Madeleine, qui,croyait-il, ne pouvaient tarder à lui demander une entrevue.

Sur ce dernier point, il se faisait encore illusion.

Jugeant froidement et sainement les derniers actes des deuxcomplices, Madeleine se dit que, pour le moment, ils n’iraient pasplus loin.

Elle comprenait à cette heure que la résistance n’eût certes pasété plus désastreuse qu’une lâche soumission.

Elle se résolut donc à assumer la pleine et entièreresponsabilité des événements, assez sûre de sa bravoure pour tenirtête à Raoul aussi bien qu’à Louis de Clameran.

Mme Fauvel résisterait, elle n’en doutait pas, mais elle seproposait d’user, d’abuser à la rigueur de son influence, pour luiimposer, dans son intérêt même, une attitude plus ferme et plusdigne.

C’est pourquoi, après la demande de Clameran, les deux femmes,décidées à attendre leurs adversaires, à les voir venir, nedonnèrent plus signe de vie.

Cachant sous une indifférence assez bien jouée le secret deleurs angoisses, elles renoncèrent à aller aux renseignements.

Par M. Fauvel elles apprirent successivement le résultat desinterrogatoires de Prosper, ses dénégations obstinées, les chargesqui s’élevaient contre lui, les hésitations du juge d’instruction,et enfin sa mise en liberté, faute de preuves suffisantes – ainsique le spécifiait l’arrêt de non-lieu. Depuis la tentative derestitution de Clameran, Mme Fauvel ne doutait pas de laculpabilité du caissier.

Elle n’en disait mot ; mais intérieurement elle l’accusaitd’avoir séduit, entraîné, poussé au crime Raoul, ce fils qu’elle nepouvait prendre sur elle de cesser d’aimer.

Madeleine, bien au contraire, était sûre de l’innocence deProsper.

Si sûre, qu’ayant su qu’il allait être libre, elle osa demanderà son oncle, sous prétexte d’une bonne œuvre, une somme de dixmille francs qu’elle fit parvenir à ce malheureux, victime defausses apparences, et qui, d’après tout ce qu’elle avait entendudire, devait se trouver sans ressources.

Si dans la lettre qu’elle joignit à cet envoi, lettre découpéedans son paroissien, elle conseillait à Prosper de quitter laFrance, c’est qu’elle n’ignorait pas qu’en France l’existence luideviendrait impossible.

De plus, Madeleine était alors persuadée qu’un jour ou l’autreil lui faudrait épouser Clameran, et elle préférait savoir loin,bien loin d’elle l’homme qu’autrefois elle avait distingué etchoisi.

Et pourtant, au moment de cette générosité que désapprouvait MmeFauvel, ces deux pauvres femmes se débattaient au milieud’inextricables difficultés.

Les fournisseurs, dont Raoul avait dévoré l’argent, et qui,pendant longtemps, avaient fait crédit, insistaient pour qu’onacquittât leurs factures.

D’un autre côté, Madeleine et sa tante, qui, tout l’hiver,s’étaient abstenues de sortir pour éviter des dépenses de toilette,allaient se trouver obligées de paraître au bal que préparaientmessieurs Jandidier, des amis intimes de M. Fauvel.

Comment paraître à ce bal, qui, pour comble de malheur, était unbal travesti, et où prendre de l’argent pour lescostumes ?…

Car elles en étaient là, dans leur inexpérience des vulgaires etcependant atroces difficultés de la vie, ces femmes qui ignoraientce qu’est la gêne, qui toujours avaient marché les mains pleinesd’or.

Il y avait un an qu’elles n’avaient payé la couturière ;elles lui devaient une certaine somme. Consentirait-elle à faireencore un crédit ?

Une nouvelle femme de chambre, nommée Palmyre Chocareille, quientra au service de Madeleine, les tira d’inquiétude.

Cette fille, qui semblait avoir une grande expérience despetites misères, qui sont les seules sérieuses, devina peut-êtreles soucis de ses maîtresses.

Toujours est-il que, sans en être priée, elle indiqua unecouturière très habile, qui débutait, qui avait des fonds, et quiserait trop heureuse de fournir tout ce qu’il faudrait, et encored’attendre pour le paiement, récompensée d’avance par cettecertitude que la clientèle des dames Fauvel la ferait connaître etlui amènerait d’autres pratiques.

Mais ce n’était pas tout. Ni Mme Fauvel, ni sa nièce nepouvaient se rendre à ce bal sans un bijou.

Or, toutes leurs parures, sans exception, avaient été prises etengagées au Mont-de-Piété par Raoul qui avait gardé lesreconnaissances.

C’est alors que Madeleine eut l’idée d’aller demander à Raould’employer au moins une partie de l’argent volé à dégager lesbijoux arrachés à la faiblesse de sa mère. Elle s’ouvrit de ceprojet à sa tante, en lui disant :

– Assigne un rendez-vous à Raoul, il n’osera te refuser, etj’irai…

Et en effet, le surlendemain, la courageuse fille prit unfiacre, et, malgré un temps épouvantable, se rendit au Vésinet.

Elle ne se doutait pas alors que M. Verduret et Prosper lasuivaient, et que, hissés sur une échelle, ils étaient témoins del’entrevue.

Cette tentative hardie de Madeleine fut d’ailleurs inutile.Raoul déclara qu’il avait partagé avec Prosper ; que sa part àlui était dissipée, et qu’il se trouvait sans argent.

Même, il ne voulait pas rendre les reconnaissances, et il fallutque Madeleine insistât énergiquement pour s’en faire donner quatreou cinq, d’objets indispensables et d’une valeur minime.

Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dansun moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.

Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violentedont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait ététémoin.

C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble.Clameran cherchait un moyen, sinon honnête, au moins peu dangereux,de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme unpressentiment des amicales intentions de son compagnon.

Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier,et cette certitude, ils l’eurent au bal de messieurs Jandidier.

Quel était ce mystérieux Paillasse qui, après ses transparentesallusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton sisingulier : « Je suis l’ami de votre frère Gaston » ?

Ils ne pouvaient le deviner, mais ils reconnurent si bien unennemi implacable, qu’au sortir du bal ils essayèrent de lepoignarder.

L’ayant suivi, ayant été dépistés, ils furent épouvantés.

– Prenons garde, avait murmuré Clameran ; nous ne sauronsque trop tôt quel est cet homme.

Raoul, alors, avait essayé de le décider à renoncer àMadeleine.

– Non ! s’était-il écrié, je l’aurai où je périrai…

Ils pensaient que prévenus, il serait difficile de les prendre.C’est qu’ils ignoraient quel homme était sur leurs traces.

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