Le Dossier 113

Chapitre 2

 

La maison de banque André Fauvel, rue de Provence, numéro 87,est très importante, et, grâce à son nombreux personnel, a presqueles apparences d’un ministère.

C’est au rez-de-chaussée que sont situés les bureaux, et lesfenêtres, qui prennent jour sur la rue, sont garnies de barreauxassez gros et assez rapprochés pour décourager toutes lestentations.

Une large porte vitrée donne accès dans un immense vestibule oùstationnent du matin au soir trois ou quatre garçons.

À droite, se trouvent les pièces où le public est admis et uncouloir qui conduit au guichet de la caisse principale.

Les bureaux de la correspondance, du grand-livre et de lacomptabilité générale sont à gauche.

Au fond, on aperçoit une petite cour vitrée sur laquelle ouvrentsept ou huit guichets, inutiles en temps ordinaire, indispensableslors de certaines échéances.

Le cabinet de M. André Fauvel est au premier, à la suite de sesbeaux appartements.

Ce cabinet communique directement avec les bureaux par un petitescalier noir, étroit et fort raide, qui débouche dans la pièceoccupée par le caissier principal.

Cette pièce, que dans la maison on appelle « la caisse », est àl’abri d’un coup de main, et presque d’un siège en règle, blindéequ’elle est, ni plus ni moins qu’un monito[1] .

D’épaisses plaques de tôle garnissent les portes et la cloisonoù est pratiqué le guichet, et une forte grille obstrue le conduitde la cheminée.

Là se trouve, scellé dans le mur par d’énormes crampons, lecoffre-fort, un de ces meubles fantastiques et formidables qui fontrêver le pauvre diable dont la fortune entière tient à l’aise dansun porte-monnaie.

Chef-d’œuvre de la maison Becquet, ce coffre-fort a deux mètresde haut sur un mètre et demi de large. Entièrement en fer forgé, ilest à triple paroi, et à l’intérieur se trouvent des compartimentsisolés pour le cas d’incendie.

Une clé, petite et mignonne, ouvre ce meuble. C’est que, pourouvrir, la clé est la moindre des choses. Cinq boutons d’aciermobiles, sur lesquels sont gravées toutes les lettres del’alphabet, constituent surtout la force de l’ingénieux et puissantappareil de fermeture. Avant de songer à introduire la clé dans laserrure, il faut pouvoir replacer les lettres des boutons dansl’ordre où elles se trouvaient quand on a fermé.

Aussi, chez M. Fauvel, comme partout, du reste, ferme-t-on lacaisse avec un mot qu’on change de temps à autre.

Ce mot, le chef de la maison et le caissier le connaissentseuls. Ils ont aussi chacun une clé.

Avec un tel meuble, possédât-on plus de diamants que le duc deBrunswick, on doit dormir sur les deux oreilles.

On ne court, ce semble, qu’un danger, celui d’oublier le mot quiest le « Sésame ouvre-toi » de la porte de fer…

Cependant, le 28 février au matin, les employés de la maisonFauvel arrivèrent à leurs bureaux comme d’ordinaire.

À neuf heures et demie, chacun était à sa besogne, lorsqu’unhomme d’un certain âge, très brun, à tournure militaire, en granddeuil, se présenta dans le bureau qui précède la caisse, et oùtravaillent cinq ou six employés.

Il demandait à parler au caissier principal.

Il lui fut répondu que le caissier n’était pas encore arrivé, etque d’ailleurs la caisse n’ouvre qu’à dix heures, ainsi quel’annonce un grand écriteau placé dans le vestibule.

Cette réponse parut déconcerter et contrarier au dernier pointle nouveau venu.

– Je pensais, dit-il d’un ton sec frisant l’impertinence, que jetrouverais quelqu’un à qui m’adresser, m’étant entendu hier avecmonsieur Fauvel. Je suis le comte Louis de Clameran, maître deforges à Oloron ; je viens retirer trois cent mille francsconfiés à la maison par mon frère, dont je suis l’héritier. Il estsurprenant qu’on n’ait pas donné d’ordres…

Ni le titre du noble maître de forges, ni ses raisons neparurent toucher les employés.

– Le caissier n’est pas arrivé, répétèrent-ils, nous ne pouvonsrien.

– Alors, conduisez-moi près de monsieur Fauvel.

Il y eut une certaine hésitation, mais un jeune employé nomméCavaillon, qui travaillait près de la fenêtre, prit la parole.

– Le patron est toujours sorti à cette heure, répondit-il.

– Je repasserai donc, fit M. de Clameran.

Et il sortit, sans saluer ni même toucher le bord de sonchapeau, comme il était entré.

– Pas poli, le client, fit le petit Cavaillon, mais il n’a pasde chance, car voici justement Prosper.

Le caissier principal de la maison André Fauvel, ProsperBertomy, est un grand beau garçon de trente ans, blond, avec desyeux bleus, soigné jusqu’à la recherche et mis à la dernièremode.

Il serait vraiment très bien s’il n’outrait le genre anglais, sefaisant froid et gourmé à plaisir, et si un certain air desuffisance ne gâtait sa physionomie naturellement riante.

– Ah ! vous voilà ! s’écria Cavaillon, on est déjàvenu vous demander.

– Qui ? un maître de forges, n’est-ce pas ?

– Précisément.

– Eh bien ! il reviendra. Sachant que j’arriverais tard cematin, j’ai pris mes mesures hier.

Prosper avait ouvert son bureau, tout en parlant, il y entrarefermant la porte sur lui.

– À la bonne heure ! s’écria un des employés, voilà uncaissier qui ne se fait pas de bile. Le patron lui a fait vingtscènes parce qu’il arrive toujours trop tard, il s’en soucie commede l’an quarante.

– Il a, ma foi, bien raison, puisqu’il obtient tout ce qu’ilveut du patron !

– D’ailleurs, comment viendrait-il matin ; un garçon quimène une vie d’enfer, qui passe toutes les nuits dehors. Avez-vousremarqué sa mine de déterré, ce matin ?

– Il aura encore joué, comme le mois passé ; j’ai su parCouturier qu’en une seule séance il a perdu mille cinq centsfrancs.

– Sa besogne en est-elle moins bien faite ? interrompitCavaillon. Si vous étiez à sa place…

Il s’arrêta court. La porte de la caisse venait de s’ouvrir etle caissier s’avançait d’un pas chancelant.

– Volé ! balbutiait-il, on m’a volé !…

La physionomie de Prosper, sa voix rauque, le tremblement qui lesecouait exprimaient si bien une affreuse angoisse, que tous lesemployés ensemble se levèrent et coururent à lui.

Il se laissa presque tomber entre leurs bras, il ne pouvait plusse soutenir, il se trouvait mal, il fallut l’asseoir.

Cependant ses collègues l’entouraient, l’interrogeant tous à lafois, le pressant de s’expliquer.

– Volé, disaient-ils ; où, comment, par qui ?

Peu à peu, Prosper revenait à lui.

– On a pris, répondit-il, tout ce que j’avais en caisse.

– Tout ?

– Oui, trois paquets de cent billets de mille francs et un decinquante. Les quatre paquets étaient entourés d’une feuille depapier et liés ensemble.

Avec la rapidité de l’éclair la nouvelle d’un vol s’étaitrépandue dans la maison de banque ; les curieux accoururent detoutes parts ; le bureau était plein.

– Voyons, disait à Prosper le jeune Cavaillon, on a donc forcéla caisse ?

– Non, elle est intacte.

– Eh bien, alors…

– Alors il n’en est pas moins un fait, c’est qu’hier soirj’avais trois cent cinquante mille francs, et que je ne lesretrouve plus ce matin.

Tout le monde se taisait ; seul, un vieil employé nepartagea pas la consternation générale.

– Ne perdez donc pas ainsi la tête, monsieur Bertomy,dit-il ; songez que le patron doit avoir disposé desfonds.

Le malheureux caissier se dressa tout d’une pièce ; ils’accrochait à cette idée.

– Oui ! s’écria-t-il, en effet, vous avez raison ; cesera le patron.

Puis réfléchissant :

– Non, reprit-il d’un ton de découragement profond, non, cen’est pas possible. Jamais, depuis cinq ans que je tiens la caisse,monsieur Fauvel ne l’a ouverte sans moi. Deux ou trois fois il a eubesoin de fonds, et il m’a attendu ou envoyé chercher plutôt qued’y toucher en mon absence.

– Peu importe, objecta Cavaillon ; avant de se désoler, ilfaut l’avertir.

Mais déjà M. André Fauvel était prévenu. Un garçon de bureauétait monté à son cabinet et lui avait dit ce qui se passait.

Au moment où Cavaillon proposait de l’aller chercher, ilparut.

M. André Fauvel est un homme de cinquante ans environ, de taillemoyenne, aux cheveux grisonnants. Il est assez gros, légèrementvoûté, comme tous les travailleurs acharnés, et il a l’habitude dese dandiner en marchant.

Jamais une seule de ses actions n’a démenti l’expression debonté de son visage. Il a l’air ouvert, l’œil vif et franc, lalèvre rouge et bien épanouie. Né aux environs d’Aix, il retrouve,quand il s’anime, un léger accent provençal qui donne une saveurparticulière à son esprit ; car il est spirituel.

La nouvelle portée par le garçon l’avait ému, car, luid’ordinaire assez rouge, il était fort pâle.

– Que me dit-on ? demanda-t-il aux employés quis’écartaient respectueusement devant lui, qu’arrive-t-il ?

La voix de M. Fauvel rendit au caissier l’énergie factice desgrandes crises ; le moment décisif et redouté étaitarrivé ; il se leva et s’avança vers son patron.

– Monsieur, commença-t-il, ayant pour ce matin le remboursementque vous savez, j’ai, hier soir, envoyé prendre à la Banque troiscent cinquante mille francs.

– Pourquoi hier, monsieur ? interrompit le banquier. Il mesemble que cent fois je vous ai ordonné d’attendre au jourmême.

– Je le sais, monsieur, j’ai eu tort, mais le mal est fait. Hiersoir j’ai serré ces fonds, ils ont disparu, et cependant la caissen’a pas été forcée.

– Mais vous êtes fou ! s’écria M. Fauvel, vousrêvez !

Ces quelques mots anéantissaient toute espérance, mais l’horreurmême de la situation donnait à Prosper, non le sang-froid d’unerésolution réfléchie, mais cette sorte d’indifférence stupide quisuit les catastrophes inattendues.

C’est presque sans trouble apparent qu’il répondit :

– Je ne suis pas fou, par malheur, je ne rêve pas, je dis ce quiest.

Cette placidité dans un tel moment parut exaspérer M. Fauvel. Ilsaisit Prosper par le bras, et le secouant rudement :

– Parlez ! cria-t-il, parlez ! qui voulez-vous qui aitouvert la caisse ?

– Je ne puis le dire.

– Il n’y a que vous et moi qui sachions le mot ; il n’y aque vous et moi qui ayons une clé !

C’était là une accusation formelle, du moins tous les auditeursle comprirent ainsi.

Pourtant, le calme effrayant du caissier ne se démentit pas. Ilse débarrassa doucement de l’étreinte de son patron, et, bienlentement, il dit :

– En effet, monsieur, il n’y a que moi qui aie pu prendre cetargent…

– Malheureux !

Prosper se recula, et, les yeux obstinément attachés sur lesyeux de M. André Fauvel, il ajouta :

– Ou vous !

Le banquier eut un geste de menace, et on ne sait ce qui seraitarrivé si tout à coup on n’avait entendu à la porte, donnant sur levestibule, le bruit d’une discussion.

Un client voulait absolument entrer, malgré les protestationsdes garçons, et, en effet, il entra. C’était M. de Clameran.

Tous les employés réunis dans le bureau se tenaient debout,immobiles, glacés ; le silence était profond, solennel. Ilétait aisé de voir que quelque question terrible, question de vieou de mort se débattait entre tous ces hommes.

Le maître de forges ne voulut rien voir. Il s’avança, toujoursle chapeau sur la tête, et du même ton impertinent, il dit :

– Il est dix heures passées, messieurs.

Personne ne répondit, et M. de Clameran allait poursuivre,lorsqu’il aperçut le banquier qu’il n’avait pas vu. Il marcha droità lui.

– Enfin ! monsieur ! s’écria-t-il, je vous trouve, etc’est vraiment fort heureux. Déjà une fois, ce matin, je me suisprésenté, la caisse n’était pas ouverte, le caissier n’était pasarrivé ; vous étiez absent.

– Vous vous trompez, monsieur, j’étais dans mon cabinet.

– On m’a cependant affirmé le contraire, et tenez, c’estmonsieur que voici qui me l’a assuré.

Et du doigt le maître de forges désignait Cavaillon.

– Cela d’ailleurs importe peu, reprit-il ; je reviens, etcette fois non seulement la caisse est fermée, mais on me refusel’entrée des bureaux. Bien m’en a pris de violer la consigne ;vous allez me dire si je puis, oui ou non, retirer mes fonds.

M. Fauvel écoutait tremblant de colère ; de blême il étaitdevenu cramoisi ; pourtant il se contenait.

– Je vous serais obligé, monsieur, dit-il enfin d’une voixsourde, de vouloir bien m’accorder un délai.

– Il me semble que vous m’aviez dit…

– Oui, hier. Mais ce matin, à l’instant, j’apprends que je suisvictime d’un vol de trois cent cinquante mille francs.

M. de Clameran s’inclina ironiquement.

– Et faudra-t-il attendre bien longtemps ?demanda-t-il.

– Le temps d’aller à la Banque.

Aussitôt, tournant le dos au maître de forges, M. Fauvel revintà son caissier.

– Préparez un bordereau, lui dit-il ; envoyez au plusvite ; qu’on prenne une voiture pour retirer les fondsdisponibles à la Banque.

Prosper ne bougea pas.

– M’avez-vous entendu ? répéta le banquier prèsd’éclater.

Le caissier tressaillit ; on eût dit qu’il sortait d’unsonge.

– Envoyer est inutile, répondit-il froidement, la créance demonsieur est de trois cent mille francs, et il ne nous reste pascent mille francs à la Banque.

Cette réponse, on eût juré que M. de Clameran l’attendait, caril murmura :

– Naturellement…

Il ne prononça que ce mot ; mais sa voix, son geste, saphysionomie signifiaient clairement : « La comédie est bien jouée,mais c’est une comédie, et je n’en suis pas dupe. »

Hélas ! pendant que le maître de forges laissait ainsipercer brutalement son opinion, les employés, après la réponse deProsper, ne savaient que penser.

C’est que Paris, à ce moment, venait d’être éprouvé pard’éclatants sinistres financiers. La tourmente de la spéculationavait fait chanceler de vieilles et solides maisons. On avait vudes hommes honorables et des plus fiers aller de porte en porteimplorer aide et assistance.

Le crédit, cet oiseau rare du calme et de la paix, hésitait à seposer, prêt à ouvrir ses ailes au moindre bruit suspect.

C’est dire que cette idée d’une comédie convenue à l’avanceentre le banquier et son caissier pouvait fort bien se présenter àl’esprit de gens, sinon prévenus, au moins très à même decomprendre tous les expédients qui, en faisant gagner du temps,peuvent assurer le salut.

M. Fauvel avait trop d’expérience pour ne pas devinerl’impression produite par la phrase de Prosper ; il lisait ledoute le plus mortifiant dans tous les yeux.

– Oh ! soyez tranquille, monsieur, dit-il vivement à M. deClameran ; ma maison a d’autres ressources, veuillez prendrepatience, je reviens.

Il sortit, monta jusqu’à son cabinet, et, au bout de cinqminutes, reparut tenant à la main une lettre et une liasse detitres.

– Vite, Couturier, dit-il à un de ses employés, prenez mavoiture qu’on attelle, et allez avec monsieur jusque chez monsieurde Rothschild. Vous remettrez la lettre et les titres que voici,et, en échange, on vous comptera trois cent mille francs que vousdonnerez à monsieur.

Le désappointement du maître de forges était visible ; ilsembla vouloir excuser son impertinence.

– Croyez, monsieur, commença-t-il, que je n’avais aucuneintention offensante. Voici des années, déjà, que nous sommes enrelations et jamais…

– Assez, monsieur, interrompit le banquier, je n’ai que faire devos excuses. Il n’y a, en affaires, ni connaissances ni amis. Jedois, je ne suis pas en mesure, vous êtes… pressant ; c’estjuste, vous êtes dans votre droit. Suivez mon commis, il vousremettra vos fonds.

Puis se tournant vers les employés qu’avait attirés la curiosité:

– Quant à vous, messieurs, dit-il, veuillez regagner vosbureaux.

En un moment la pièce qui précède la caisse fut vide. Seuls lescommis qui y travaillent y étaient restés, et assis devant leurpupitre, le nez sur leur papier, ils semblaient absorbés par leurbesogne.

Encore sous le coup des rapides événements qui venaient de sesuccéder, M. André Fauvel se promenait de long en large, agité,fiévreux, laissant par intervalles échapper quelque sourdeexclamation.

Prosper, lui, était resté debout, appuyé à la cloison. Pâle,anéanti, les yeux fixes, il paraissait avoir perdu jusqu’à lafaculté de penser.

Enfin, après un long silence, le banquier s’arrêta devantProsper ; il avait pris son parti et arrêté sesdéterminations.

– Il faut pourtant nous expliquer, dit-il ; passez dansvotre bureau.

Le caissier obéit sans mot dire, presque machinalement, et sonpatron le suivit, prenant bien soin de refermer la porte derrièrelui.

Rien dans ce bureau n’annonçait le passage de malfaiteursétrangers à la maison. Tout était en place ; pas un papiern’avait été dérangé.

Le coffre-fort était ouvert, et sur la tablette supérieure onvoyait un certain nombre de rouleaux d’or, oubliés ou dédaignés parles voleurs.

M. Fauvel, sans se donner la peine de rien examiner, prit unechaise et ordonna à son caissier de s’asseoir. Il était devenuparfaitement maître de soi et sa physionomie avait repris sonexpression habituelle.

– Maintenant que nous sommes seuls, Prosper, commença-t-il,n’avez-vous rien à m’apprendre ?

Le caissier tressaillit, comme si cette question eût pul’étonner.

– Rien, monsieur, dit-il, que je ne vous aie appris.

– Quoi ! rien… Vous vous obstinez à soutenir une fableridicule, absurde, que personne ne croira. C’est de la folie.Confiez-vous à moi, là est le salut. Je suis votre patron, c’estvrai, mais je suis aussi et avant tout votre ami, votre meilleurami. Je ne saurais oublier que voici quinze ans que vous m’avez étéconfié par votre père et que depuis ce temps je n’ai eu qu’à melouer de vos bons et loyaux services. Oui, il y a quinze ans quevous êtes chez moi. Je commençais alors l’édifice de ma fortune, etvous l’avez vue grandir pierre à pierre, assise par assise. Et àmesure que je m’enrichissais, je m’efforçais d’améliorer votreposition à vous, qui, tout jeune encore, êtes le plus ancien de mesemployés. À chaque inventaire j’ai augmenté vos appointements.

Jamais Prosper n’avait entendu son patron s’exprimer d’une voixsi douce, si paternelle. Une surprise profonde se lisait sur sestraits.

– Répondez, poursuivait M. Fauvel, n’ai-je pas toujours été pourvous comme un père ? Dès le premier jour, ma maison vous a étéouverte ; je voulais que ma famille fût la vôtre. Longtempsvous avez vécu comme mon fils, entre mes deux fils et ma nièceMadeleine. Mais vous vous êtes lassé de cette vie heureuse. Unjour, il y a un an de cela, vous avez commencé à nous fuir, etdepuis…

Les souvenirs de ce passé évoqué par le banquier se présentaienten foule à l’esprit du malheureux caissier ; peu à peu ils’attendrissait ; à la fin, il fondit en larmes, cachant safigure entre ses mains.

– On peut tout dire à son père, reprit M. André Fauvel, quel’émotion de Prosper gagnait, ne craignez rien. Un père n’offre pasle pardon, mais l’oubli. Ne sais-je pas les tentations terriblesqui, dans une ville comme Paris, peuvent assaillir un jeunehomme ? Il est de ces convoitises qui brisent les plus solidesprobités. Il est des heures d’égarement et de vertige où l’on n’estplus soi, où l’on agit comme un fou, comme un forcené, sans avoir,pour ainsi dire, la conscience de ses actes. Parlez, Prosper,parlez.

– Eh ! que voulez-vous que je vous dise ?

– La vérité. Un homme vraiment honnête peut faillir, mais il serelève et rachète sa faute. Dites-moi : « Oui, j’ai été entraîné,ébloui, la vue de ces masses d’or que je remue a troublé ma raison,je suis jeune, j’ai des passions !… »

– Moi ! murmura Prosper, moi !

– Pauvre enfant, dit tristement le banquier, croyez-vous doncque j’ignore votre vie, depuis un an que vous avez déserté monfoyer ? Vous ne comprenez donc pas que tous vos confrères vousjalousent, qu’ils ne vous pardonnent pas de gagner douze millefrancs par an. Jamais vous n’avez fait une folie que je n’en aieété prévenu par une lettre anonyme. Je pourrais vous dire le nombrede vos nuits passées au jeu et les sommes perdues. Oh !l’envie a de bons yeux et l’oreille fine. Je sais quel cas on doitfaire des lâches dénonciations, mais j’ai dû m’informer. Il n’estque juste que je sache comment vit l’homme auquel je confie mafortune et mon honneur.

Prosper essaya un geste de protestation.

– Oui, mon honneur, insista M. Fauvel, d’une voix que leressentiment de l’humiliation essuyée rendait plus vibrante ;oui, mon crédit, qui aurait pu être compromis aujourd’hui par cethomme. Savez-vous ce que vont me coûter les fonds qu’on va donner àmonsieur de Clameran ? Et ces titres que je sacrifie, jepouvais ne pas les avoir, vous ne me les connaissiez pas !

Le banquier s’arrêta comme s’il eût espéré un aveu qui ne vintpas.

– Allons, Prosper, du courage, un bon mouvement !… Je vaisme retirer, et vous visiterez de nouveau la caisse ; jeparierais que, dans votre trouble, vous n’avez pas bien cherché… Cesoir, je reviendrai, et je suis sûr que dans la journée vous aurezretrouvé, sinon les trois cent cinquante mille francs, au moins lamajeure partie de cette somme… et ni vous ni moi nous ne noussouviendrons demain de cette fausse alerte.

Déjà M. Fauvel s’était levé et s’avançait vers la porte ;Prosper le retint par le bras.

– Votre générosité est inutile, monsieur, dit-il d’un tonamer ; n’ayant rien pris, je ne puis rien rendre. J’ai biencherché, les billets de banque ont été volés.

– Mais par qui, pauvre fou ! par qui !

– Sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, je jure que ce n’estpas par moi.

Un flot de sang empourpra le front du banquier.

– Misérable ! s’écria-t-il, que voulez-vous dire ? Ceserait donc par moi ?

Prosper baissa la tête et ne répondit pas.

– Ah ! c’est ainsi, reprit M. Fauvel, hors d’état de secontenir, vous osez !… Alors, entre vous et moi, monsieurProsper Bertomy, la justice prononcera. Dieu m’est témoin que j’aitout fait pour vous sauver. Ne vous en prenez qu’à vous de ce quiva arriver. J’ai fait prier le commissaire de police de vouloirbien venir jusqu’ici ; il doit m’attendre dans moncabinet ; dois-je le faire prévenir ?

Prosper eut ce geste d’affreuse résignation de l’homme quis’abandonne, et d’une voix étouffée, il répondit :

– Faites !

Le banquier était près de la porte, il l’ouvrit, et après undernier regard jeté à son caissier, il cria à un garçon de bureau:

– Anselme, priez monsieur le commissaire de police de prendre lapeine de descendre.

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