Le Dossier 113

Chapitre 10

 

Quand on quitte la petite gare du Vésinet, on trouve devant soideux routes. L’une à gauche, macadamisée, soigneusement entretenue,mène au village, dont on aperçoit, à travers les arbres, l’égliseneuve ; l’autre, à droite, nouvellement tracée et à peinesablée, conduit en plein bois.

Le long de cette dernière qui, avant cinq ans, sera une rue, onne rencontre encore que de rares maisons, bâtisses d’un goûtdéplorable, pour la plupart, s’élevant de loin en loin, au milieud’éclaircies d’arbres, retraites champêtres de négociantsparisiens, inhabitées pendant l’hiver.

C’est au point de rencontre de ces deux routes que, sur les neufheures du soir, Prosper fit arrêter le fiacre où il était monté,place du Palais-Royal, avec M. Verduret.

Le cocher avait gagné ses cent francs. Les chevaux étaientexténués, mais il y avait cinq minutes que M. Verduret et Prosperdistinguaient la lueur des lanternes d’une voiture de place commela leur, trottant à une cinquantaine de mètres en avant.

Descendu le premier du fiacre, M. Verduret tendit au cocher unbillet de banque.

– Voici, lui dit-il, ce que je t’ai promis. Tu vas aller à lapremière auberge que tu trouveras à main droite en entrant dans levillage. Si dans une heure nous ne t’avons pas rejoint, tu seraslibre de rentrer à Paris.

Le cocher se confondit en remerciements ; mais ni Prosperni son compagnon ne les entendirent.

Ils s’étaient élancés au pas de course sur le chemin désert. Letemps, si détestable au départ qu’il avait fait hésiter le cocher,était plus mauvais encore. La pluie tombait à torrents et un ventfurieux secouait à les briser les branches noires des arbres, quis’entrechoquaient avec des bruits funèbres.

L’obscurité était profonde, épaisse, rendue plus lugubre par lescintillement des réverbères de la gare, qu’on découvrait au loin,vacillants et près de s’éteindre, sous le souffle de la rafale.

Depuis cinq minutes M. Verduret et Prosper couraient au milieudu chemin détrempé et transformé en bourbier, quand tout à coup lecaissier s’arrêta.

– Nous y sommes, dit-il, voici l’habitation de Raoul.

Devant la grille de fer d’une maison isolée, un fiacre, celuique M. Verduret et son compagnon avaient vu devant eux, étaitarrêté.

Renversé sur son siège, enveloppé tant bien que mal dans sonmanteau, en dépit du vent et de la pluie, le cocher dormait déjà,attendant le retour de la pratique qu’il venait de conduire.

M. Verduret s’approcha de la voiture, et tirant le cocher parson manteau, l’appela :

– Eh ! mon brave !

Le cocher s’éveilla en sursaut, rassemblant machinalement sesguides en balbutiant :

– Voilà, bourgeois, voilà !…

Mais quand, à la clarté de ses lanternes, il aperçut ces deuxhommes en cet endroit perdu, il s’imagina qu’ils en voulaientpeut-être à sa bourse, et, qui sait ? à sa vie, et il eut unepeur affreuse.

– Je suis pris ! fit-il en agitant son fouet ; je suisretenu.

– Je le sais bien, imbécile ! dit M. Verduret, et je neveux de toi qu’un renseignement que je te payerai cent sous. Neviens-tu pas d’amener ici une dame d’un certain âge ?

Cette question, cette promesse de cinq francs, loin de rassurerle cocher, changèrent sa frayeur en épouvante.

– Je vous ai déjà dit de passer votre chemin, répondit-il ;filez, sinon j’appelle au secours.

M. Verduret se recula vivement.

– Éloignons-nous, murmura-t-il à l’oreille de Prosper, Cetanimal ferait comme il le dit, et une fois l’éveil donné, adieu nosprojets. Il s’agit d’entrer autrement que par la grille.

Tous deux, alors, longèrent le mur qui entoure le jardin,cherchant un endroit propice à l’escalade.

Cet endroit n’était pas facile à trouver dans l’obscurité, lemur ayant bien dix ou douze pieds d’élévation. Heureusement, M.Verduret est leste. Le point le plus faible reconnu et choisi, ilse recula, prit du champ, et, d’un bond prodigieux de la part d’unhomme si gros, il réussit à s’accrocher à l’angle des pierres dusommet. S’aidant ensuite des pieds, à la force du poignet, ils’enleva et fut bientôt à cheval sur le chaperon du mur.

C’était au tour de Prosper de passer, mais, bien que plus jeuneque son compagnon, il n’avait pas ses jarrets, et M. Verduret futobligé de l’aider non seulement à se hisser, mais encore àredescendre de l’autre côté.

Une fois dans le jardin, M. Verduret s’occupa d’étudier leterrain.

La maison qu’habitait M. de Lagors est construite au milieu d’unjardin très vaste. Elle est étroite, et relativement haute, ayantdeux étages et encore des greniers au-dessus.

Une seule fenêtre, au second étage, était éclairée.

– Vous qui connaissez la maison pour y être venu vingt fois,demanda M. Verduret, sauriez-vous me dire qu’elle est la pièce oùnous voyons de la lumière ?

– C’est la chambre à coucher de Raoul.

– Très bien. Passons à la distribution : qu’y a-t-il aurez-de-chaussée ?

– La cuisine, l’office, une salle de billard et la salle àmanger.

– Et au premier ?

– Deux salons séparés par une cloison volante et un cabinet detravail.

– Où se tiennent les domestiques ?

– Raoul n’en a pas, à cette heure. Il est servi par des gens duVésinet, le mari et la femme, qui viennent le matin et se retirentle soir après dîner.

M. Verduret se frotta joyeusement les mains.

– Alors, tout va bien ! fit-il ; ce sera le diable sinous ne parvenons pas à surprendre quelque chose de ce que disentRaoul et la personne venue de Paris à cette heure et par ce temps…Entrons.

Prosper eut un geste de protestation ; la proposition luisemblait vive.

– Y pensez-vous, monsieur ? fit-il.

– Ah çà ! répondit le gros homme d’un ton goguenard,pourquoi donc croyez-vous que nous sommes venus ici ?Espériez-vous une partie de plaisir ?

– Nous pouvons être découverts.

– Et après ?… Au moindre bruit révélant notre présence,vous vous avancez hardiment comme un ami venu pour visiter son amiet qui a trouvé toutes les portes ouvertes.

Le malheur est que la porte – une porte de chêne plein, – étaitfermée, et que M. Verduret la secoua vainement.

– Quelle imprudence ! murmurait-il d’un ton de dépit, ondevrait toujours avoir ses instruments sur soi. Une serrure derien, qu’on ouvrirait avec un clou, et pas un crochet, pas unmorceau de fil de fer !

Reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il quitta la portepour courir successivement à toutes les fenêtres durez-de-chaussée. Hélas ! toutes les persiennes étaient tiréeset solidement assujetties.

M. Verduret semblait exaspéré. Il tournait autour de la maison,comme un renard autour d’un poulailler, furieux, cherchant uneissue, n’en trouvant pas.

En désespoir de cause, il revint se placer à l’endroit du jardind’où on découvrait le mieux la fenêtre éclairée.

– Si seulement on pouvait voir ! s’écria-t-il. Dire que là,là – et il montrait le poing à la fenêtre – est le mot de l’énigme,et que nous n’en sommes séparés que par les trente ou quarantepieds de ces deux étages !…

Jamais encore Prosper n’avait été si fort surpris par lesallures de son étrange compagnon. Il semblait comme chez lui dansce jardin où il venait de s’introduire par escalade ; ilallait et venait sans précautions ; on eût dit qu’habitué à depareilles expéditions, il trouvait cette situation toute naturelle,parlant de crocheter la porte d’une maison habitée comme unbourgeois d’ouvrir sa tabatière. Insensible, d’ailleurs, au mauvaistemps, au vent, à la pluie qui tombait toujours, à la boue où ilpataugeait.

Il s’était rapproché de la maison, et il calculait, il prenaitdes mesures, comme s’il eût eu l’espérance folle de se hisser lelong de cette muraille lisse.

– Je veux voir, répétait-il, je verrai.

Tout à coup un souvenir du temps passé traversa l’esprit deProsper.

– Mais il y a une échelle, ici ! s’écria-t-il.

– Et vous ne me le dites pas !… Où est-elle !

– Au fond du jardin, sous les arbres.

Ils y coururent, et non sans peine la trouvèrent, couchée lelong du mur. L’enlever, la porter près de la maison, fut l’affaired’un instant.

Mais, quand ils l’eurent dressée, ils reconnurent que même en latenant bien plus verticalement que ne le voulait la prudence, ils’en fallait de six bons pieds qu’elle atteignît la fenêtreéclairée.

– Nous n’arriverons pas ! dit Prosper découragé.

– Nous arriverons ! s’écria M. Verduret triomphant.

Aussitôt, se plaçant à un mètre de la maison, et lui faisantface, il saisit l’échelle, la souleva avec précaution, et en appuyale dernier échelon sur ses épaules, soutenant les montants aussihaut que possible. L’obstacle était vaincu.

– Maintenant, dit-il à son compagnon, montez.

Pour Prosper, la situation était poignante, extrême ; iln’hésita pas. L’enthousiasme de la difficulté vaincue, l’espoir dutriomphe lui donnaient une force et une agilité qu’il ne seconnaissait pas. Il s’enleva sans secousse, jusqu’aux échelonsinférieurs, et se lança sur l’échelle qui tremblait et vacillaitsous son poids.

Mais sa tête avait à peine dépassé l’appui de la fenêtre, qu’ilpoussa un grand cri, un cri terrible, qui se perdit au milieu desmugissements de la tempête, et qu’il se laissa glisser ou plutôttomber sur la terre détrempée, en criant :

– Misérable !… Misérable !…

Avec une promptitude et une vigueur extraordinaires, M. Verduretreposa sur le sol la lourde échelle et se précipita vers Prosper,craignant qu’il ne fût dangereusement blessé.

– Qu’avez-vous vu ? demandait-il, qu’y a-t-il ?

Mais déjà Prosper était debout.

Si la chute avait été rude, il était dans une de ces crises oùl’âme souveraine domine si absolument la bête, que le corps estinsensible à la douleur.

– Il y a, répondit-il, d’une voix rauque et brève, que c’estMadeleine, entendez-vous bien, Madeleine, qui est là, dans cettechambre, seule avec Raoul !

M. Verduret était confondu. Lui, l’homme infaillible, sesdéductions l’avaient égaré !

Il savait bien que c’était une femme qui était chez M. deLagors ; mais, d’après ses conjectures, d’après le billet queGypsy lui avait fait tenir à l’estaminet, il croyait que cettefemme était Mme Fauvel.

– Ne vous seriez-vous pas trompé ? demanda-t-il.

– Non, monsieur, non ! Je ne saurais, moi, prendre uneautre femme pour Madeleine. Ah ! vous qui l’avez entenduehier, répondez-moi ; devais-je m’attendre à cette trahisoninfâme ? Elle vous aime, me disiez-vous, elle vousaime !

M. Verduret ne répondit pas. Étourdi d’abord de son erreur, ilen recherchait les causes, et déjà son esprit pénétrant commençaità les discerner.

– Le voilà donc, poursuivait Prosper, ce secret surpris parNina. Madeleine, cette noble et pure Madeleine, en qui j’avais foicomme en ma mère, est la maîtresse de ce faussaire, qui a voléjusqu’au nom qu’il porte. Et moi, imbécile d’honnête homme, j’avaisfait de ce misérable mon meilleur ami. C’est à lui que je disaismes angoisses et mes espérances… et il était son amant !… Etmoi, j’étais sans doute le divertissement de leurs rendez-vous, ilsriaient de mon amour ridicule, de ma stupide confiance !…

Il s’interrompit, il succombait à la violence de ses émotions.Le déchirement de l’amour-propre ajoute une souffrance aiguë auxplus atroces douleurs. Cette certitude d’avoir été si indignementtrahi et joué le transportait jusqu’au délire.

– Mais c’est assez d’humiliations comme cela, reprit-il avec unaccent de rage inouï ; il ne sera pas dit que lâchementj’aurai courbé la tête sous les plus sanglants affronts.

Il allait s’élancer vers la maison ; M. Verduret, qui,autant que le lui permettait l’obscurité, surveillait sesmouvements, l’arrêta.

– Que voulez-vous faire ?

– Me venger. Ah ! je saurai bien briser la porte,maintenant que je ne redoute plus ni le scandale ni le bruit et queje n’ai plus rien à perdre. Je ne cherche plus à me glisser dans lamaison furtivement, comme un voleur, j’y veux entrer en maître, enhomme qui mortellement offensé vient demander raison del’offense.

– Vous ne ferez pas cela, Prosper.

– Qui donc m’en empêchera !

– Moi !

– Vous ?… Non, ne l’espérez pas. Paraître, les confondre,les tuer, mourir après, voilà ce que je veux, voilà ce que je vaisfaire.

Si M. Verduret n’avait pas eu des poignets de fer, Prosper luiéchappait. Il y eut entre eux une courte lutte, mais M. Verduretl’emporta.

– Si vous faites du bruit, dit-il, si vous donnez l’éveil, c’enest fait de nos espérances.

– Je n’ai plus d’espérance.

– Raoul, mis sur ses gardes, nous échappe, et vous restez àjamais déshonoré.

– Que m’importe !

– Mais il m’importe à moi, malheureux ! à moi qui ai juréde faire éclater votre innocence. À votre âge, on retrouve toujoursune maîtresse, on ne retrouve jamais son honneur perdu.

Pour la passion vraie, il n’est pas de circonstancesextérieures. M. Verduret et Prosper étaient là, sous la pluie,mouillés jusqu’aux os, les pieds dans la boue, et ilsdiscutaient !

– Je veux me venger, répétait Prosper, avec cette persistanceidiote de l’idée fixe, je veux me venger.

– Vengez-vous, soit ! s’écria M. Verduret, que la colèregagnait, mais comme un homme alors et non comme un enfant.

– Monsieur !

– Oui, comme un enfant. Que ferez-vous, une fois dans lamaison ? Avez-vous des armes ? Non. Vous vous précipitezdonc sur Raoul, vous lutterez donc corps à corps avec lui ?Pendant ce temps, Madeleine regagnera sa voiture, et après ?Serez-vous seulement le plus fort ?

Accablé par le sentiment de son impuissance évidente, Prosper setaisait.

– À quoi bon des armes ! poursuivait M. Verduret, il fautêtre insensé pour tuer un homme qu’on peut envoyer au bagne.

– Que faire, alors ?

– Attendre. La vengeance est un fruit délicieux qu’il fautlaisser mûrir.

Prosper était ébranlé ; M. Verduret le comprit, et il lançason dernier argument, le plus sûr, celui qu’il tenait enréserve.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, qui nous assure que mademoiselleMadeleine est ici pour son compte ? Ne sommes-nous pas arrivésà cette conviction qu’elle se sacrifie ? La volonté supérieurequi lui a imposé votre bannissement peut fort bien l’avoir obligéeà cette démarche de ce soir.

Toujours la voix qui parlera dans le sens de nos plus chersdésirs sera écoutée. Cette supposition, si peu probable enapparence, frappa Prosper.

– En effet, murmura-t-il, qui sait !…

– Je saurais bien, moi, fit Verduret, si je pouvais voir.

Prosper resta un moment sans répondre.

– Me promettez-vous, monsieur, prononça-t-il enfin, de me direvotre pensée entière, la vérité, si pénible qu’elle pût être pourmoi ?

– Je vous le jure sur ma parole d’honneur.

Aussitôt, avec une force dont il ne se serait pas cru capablequelques instants avant, Prosper enleva l’échelle et en plaça ledernier échelon sur ses épaules, ainsi que son compagnon l’avaitfait.

– Montez ! dit-il alors.

En une seconde, si légèrement, si adroitement qu’il n’imprimapas à l’échelle une seule secousse, M. Verduret fut à hauteur de lafenêtre.

Prosper n’avait que trop bien vu. C’était Madeleine qui étaitlà, à cette heure, seule chez Raoul de Lagors.

Elle avait conservé, M. Verduret le remarqua fort bien, sesvêtements du dehors, son chapeau et son pardessus de drap.

Debout au milieu de la chambre, elle parlait avec une grandeanimation. Son attitude, ses gestes, sa physionomie trahissaientune vive indignation difficilement contenue, et un certain méprismal déguisé.

Raoul, lui, était assis sur une chaise basse, près de lacheminée, tisonnant le feu avec les pincettes. Par moments, illevait les bras en haussant les épaules, ce qui est le mouvementd’un homme résigné à tout entendre, et qui, à tout, répond : « Jen’y puis rien. »

Certes, M. Verduret aurait donné la jolie bague qu’il porte àson maître doigt pour entendre quelque chose, ne fut-ce que dixmots de la conversation ; mais, avec le vent qu’il faisait, iln’arrivait pas à son oreille le plus vague murmure et il n’osaitapprocher son oreille des vitres, dans la crainte d’êtreaperçu.

Évidemment, pensait-il, c’est une dispute, mais il est clair quece n’est pas une dispute d’amoureux.

Madeleine cependant continuait, et c’est en étudiant la figurede Lagors qu’il distinguait fort bien, éclairée qu’elle était parla lampe placée sur la cheminée, qu’il espérait trouver le sens decette scène. Par moments, il tressaillait en dépit de sonindifférence apparente, ou bien il frappait plus fort dans le foyeravec ses pincettes ; sans doute quelque reproche plus directl’atteignait.

Désespérée, Madeleine en était venue à la prière ; ellejoignait les mains, elle s’inclinait, elle était presque à genoux.Il détourna la tête. Il ne répondait, d’ailleurs, que parmonosyllabes.

Deux ou trois fois, Madeleine parut vouloir se retirer, toujourselle revenait, comme si, demandant une grâce, elle n’eût pu serésigner à sortir sans l’avoir obtenue.

À la dernière fois, elle trouva sans doute quelque raisondécisive, car Raoul tout à coup se leva, ouvrit un petit meubleplacé près de la cheminée et en sortit une liasse de papiers qu’illui tendit.

Ah ça ! pensait M. Verduret, quel diable de jeujouent-ils ? Est-ce une correspondance compromettante qu’estvenue réclamer cette jeune demoiselle ?

Madeleine, qui avait pris la liasse, ne paraissait pas encoresatisfaite. Elle parlait et insistait de nouveau comme pour sefaire remettre autre chose. Raoul refusant, elle jeta la liasse surla table.

Ces papiers intriguaient singulièrement M. Verduret. Ilss’étaient éparpillés sur la table et il les apercevait assez bien.Il y en avait de plusieurs couleurs, de gris, de verts, derouges.

Mais je ne m’abuse pas, pensait M. Verduret, je ne suis pasaveugle, ce sont là des reconnaissances du Mont-de-Piété !

Parmi toutes les feuilles étalées sur la table, Madeleinecherchait. Elle en prit trois, qu’elle plia et mit dans sa poche,et repoussa les autres avec un dédain bien manifeste.

Elle était, cette fois, résolue à se retirer, car sur un motqu’elle dit, Raoul prit la lampe pour l’éclairer.

M. Verduret n’avait plus rien à voir. Tout en redescendant avecmille précautions, il murmurait :

– Des reconnaissances du Mont-de-Piété !… Quel mystèred’infamie cache donc cette affaire !…

Avant tout, il s’agissait de dissimuler l’échelle.

Raoul, en reconduisant Madeleine, pouvait avoir l’idée de fairequelques pas dans le jardin, et, malgré l’obscurité, la découvrir,cette échelle qui, ainsi dressée, se détachait en noir sur lamuraille.

En toute hâte, M. Verduret et Prosper la couchèrent à terre,sans souci des arbustes qu’ils brisaient, et allèrent se poster oùl’ombre était plus épaisse, dans un endroit d’où ils surveillaientà la fois et la porte de la maison et la grille.

Presqu’au même moment, Raoul et Madeleine parurent sur leperron. Raoul avait posé sa lampe sur la première marche, il offritla main à la jeune fille, mais elle le repoussa d’un geste empreintd’une insultante hauteur qui, vu par Prosper, lui versa du baumedans le sang.

Ce mépris ne parut ni émouvoir, ni surprendre Raoul ; ilrépondit simplement par ce geste ironique qui signifie : « Commevous voudrez ! »

Il alla jusqu’à la grille, l’ouvrit et la referma lui-même, puisrentra bien vite, pendant que la voiture de Madeleine s’éloignaitau grand trot.

– Maintenant, monsieur, interrogea Prosper, que le doutetorturait, souvenez-vous que vous m’avez promis la vérité quellequ’elle soit. Parlez, ne craignez rien, je suis fort.

– C’est contre la joie alors qu’il vous faut être fort, mon ami.Avant un mois, vous regretterez amèrement vos flétrissants soupçonsde ce soir. Vous rougirez en songeant que vous avez pu croireMadeleine la maîtresse d’un Lagors.

– Cependant, monsieur, les apparences !…

– Eh ! c’est des apparences qu’il faut se défier.Pardieu ! un soupçon, faux ou juste, est toujours basé surquelque chose. Mais nous ne pouvons pas nous éterniser ici, votregredin de Raoul a refermé la grille, je l’ai vu ; il faut nousretirer par le chemin de tout à l’heure.

– Mais l’échelle !…

– Qu’elle reste où elle est ; comme nous ne saurionseffacer nos traces, le tout sera mis sur le compte des voleurs.

De nouveau ils franchirent le mur. Ils n’avaient pas faitcinquante pas sur la route, qu’ils entendirent le bruit d’unegrille qui se refermait. Ils distinguèrent des pas, et bientôt unhomme les dépassa qui gagnait la station. Quand il fut à quelquedistance :

– C’est Raoul, fit M. Verduret, notre domestique de tantôt,Joseph, nous apprendra qu’il est allé rendre compte à Clameran dela scène. Si seulement ils avaient l’amabilité de parlerfrançais…

Il marcha un moment sans mot dire, cherchant à renouer le filrompu de ses déductions.

– Comment diable, reprit-il tout à coup, ce Lagors qui ne doitchercher que le monde, le plaisir et le jeu, est-il venu choisirune maison isolée au Vésinet ?

– Sans doute, répondit Prosper, parce que la maison de campagnede monsieur Fauvel est à un quart d’heure d’ici au bord de laSeine.

– C’est une explication, cela, pour l’été ; maisl’hiver ?

– Oh ! l’hiver, il a une chambre à l’hôtel du Louvre, et,en toute saison, il dispose d’un appartement à Paris.

Tout cela n’éclairait pas M. Verduret ; il se mit à marcherplus vite.

– Pourvu, murmura-t-il, que notre cocher ne soit pas parti. Nousne pouvons songer à prendre le train qui va passer : nousrencontrerions Raoul à la station.

Bien qu’il se fût écoulé plus d’une heure depuis que Prosper etson compagnon étaient descendus à l’embranchement des deux routes,le fiacre qui les avait amenés stationnait encore devant l’aubergeindiquée par M. Verduret.

Le cocher n’avait pu résister au désir d’écorner le billet decent francs gagné par ses chevaux ; il s’était fait servir àdîner ; le vin était de son goût, il restait.

La vue de ses bourgeois l’enchanta. Il ne retournerait donc pasà vide à Paris. Seulement, l’état dans lequel il les revoyait lesurprit étrangement.

– Comme vous voilà faits ! s’écria-t-il.

Prosper répondit simplement qu’allant visiter un de leurs amisils s’étaient égarés et étaient tombés dans une fondrière – commes’il y avait des fondrières dans le bois du Vésinet.

– C’est donc cela ! fit le cocher.

En apparence, il se contentait de l’explication. Au fond, iln’était pas fort éloigné de croire que ses deux pratiques venaientde tenter de commettre quelque mauvais coup.

Cette dernière opinion dut être celle de quelques personnesprésentes, car il y eut des regards singuliers d’échangés.

Mais M. Verduret coupa court à tous les commentaires.

– Partons-nous ? demanda-t-il de sa voix la plusimpérieuse.

– Voilà ! bourgeois, répondit le cocher ; le temps derégler, et je suis à vous. Montez toujours.

La route, au retour, fut mortellement longue et silencieuse.

Prosper avait d’abord essayé de faire causer son étrangecompagnon, mais comme il ne répondait que par monosyllabes, il mitson amour-propre à se taire. Il était irrité de l’empire de plus enplus absolu que cet homme exerçait sur lui.

Les circonstances physiques augmentaient encore son ennui. Ilétait transi, glacé jusqu’à la moelle des os, et il se sentaitgagné par un irrésistible engourdissement qui enveloppait sa penséed’un brouillard opaque.

C’est que s’il n’est pas de limites à la puissance del’imagination, les forces physiques ont des bornes. Après l’effortvient la réaction.

Enfoncé dans un coin, les pieds sur la banquette de devant, M.Verduret semblait dormir, et cependant jamais il n’avait été pluséveillé.

Il était aussi mécontent que possible. Cette expédition quidevait, dans sa pensée, fixer ses hésitations, aboutissait à unecomplication.

Tous les fils qu’il avait cru tenir se brisaient dans sa main.Certes, pour lui les faits restaient les mêmes, mais lescirconstances changeaient. Il ne découvrait plus quel mobilecommun, quelle complicité morale ou matérielle, quelles influencespoussaient à agir dans le même sens les quatre acteurs de sondrame, Mme Fauvel et Madeleine, Raoul et Clameran.

Et il cherchait en son esprit fertile, encyclopédie de ruses,quelque combinaison qui pût faire jaillir la lumière.

Minuit sonnait quand le fiacre arriva devant l’hôtel duGrand-Archange, et alors seulement M. Verduret, arraché àses méditations, s’aperçut qu’il n’avait pas dîné.

Par bonheur, Mme Alexandre l’attendait et, en un clin d’œil unsouper fut improvisé. C’était plus que des prévenances, plus que durespect qu’elle avait pour son hôte. Prosper le remarqua fort bien,elle considérait son compagnon avec une sorte d’admirationébahie.

Ayant fini de manger, M. Verduret se leva.

– Vous ne me verrez pas demain de la journée, dit-il à Prosper,mais le soir, vers cette heure, je serai ici. Peut-être aurai-je eula chance de trouver ce que je cherche au bal de messieursJandidier.

Prosper faillit tomber de son haut. Quoi ! M. Verduretsongeait à se présenter à une fête donnée par des financiers desplus opulents de la capitale ! C’était donc pour cela qu’ill’avait envoyé chez le costumier.

– Vous êtes donc invité ? demanda-t-il.

Un fin sourire passa dans les yeux si expressifs de M.Verduret.

– Pas encore, répondit-il, mais je le serai.

Ô contradiction de l’esprit humain ! Les plus poignantespréoccupations tenaillaient la pensée de Prosper, et maintenant, enregardant tristement sa chambre, songeant aux projets de M.Verduret, il murmurait :

– Ah ! il est heureux, lui, demain, il verra Madeleine,plus belle que jamais, avec son costume de fille d’honneur.

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