Le Dossier 113

Chapitre 7

 

Il y avait neuf jours que Prosper Bertomy était en prison, ausecret, lorsqu’un matin, un jeudi, le geôlier vint lui signifierl’ordonnance de non-lieu.

On le conduisit au greffe, on lui rendit plusieurs petits objetsqui lui avaient été enlevés quand on l’avait fouillé à son arrivée: sa montre, un canif, quelques bijoux et on lui fit signer unegrande feuille de papier.

On le poussa alors dans un corridor sombre, très étroit. Uneporte s’ouvrit qui se referma sur lui avec un bruit sinistre.

Il se trouvait sur le quai, il était seul, il était libre.

Libre ! c’est-à-dire que la justice se déclaraitimpuissante à le convaincre du crime dont on l’avait accusé.

Libre ! il pouvait marcher, respirer l’air pur, mais ilallait trouver toutes les portes fermées à son approche.

L’acquittement après les débats, c’est la réhabilitation.L’arrêt de non-lieu laisse planer sur celui qui a été arrêté unéternel soupçon.

L’opinion a des rigueurs plus redoutables que les « secrets» !

En ce moment où la liberté lui était rendue, Prosper sentit sicruellement l’horreur de sa situation, qu’il ne put retenir un cride rage et de haine.

– Mais je suis innocent ! cria-t-il, je suis innocent.

À quoi bon ! Deux passants qui suivaient le quais’arrêtèrent pour le regarder ; ils le prenaient pour unfou.

La Seine était là, à ses pieds ; la pensée du suicidetraversa son esprit.

– Non ! dit-il, non ! je n’ai même pas le droit de metuer. Non, je ne veux pas mourir avant de m’êtreréhabilité !

Bien des fois, dans sa cellule du dépôt de la préfecture,Prosper Bertomy avait répété ce mot réhabilitation. Ayant dans lecœur cette haine froidement réfléchie, qui donne la force ou lapatience de briser ou d’user tous les obstacles, il se disait :ah ! que ne suis-je libre !

Il était libre, et à cette heure seulement il se rendait comptedes immenses difficultés de sa tâche. Pour chaque crime il faut àla justice un criminel, il ne pouvait désormais faire éclater soninnocence qu’en livrant un coupable ; comment le trouver et lelivrer ?

Désespéré, mais non découragé, il reprit le chemin de son logis.Mille inquiétudes l’assaillaient. Que s’était-il passé depuis neufjours qu’il était comme rayé du nombre des vivants ? Nul bruitn’était venu jusqu’à lui. Le silence des secrets est aussi terribleque celui de la tombe.

Il allait lentement, le long des rues, la tête baissée, fuyantle regard des gens qu’il croisait. Il allait donc, lui si fier,faire l’apprentissage du mépris. Il allait voir, à son approche,les figures devenir glaciales, les conversations cesser. Toutes lesmains se retireraient quand il tendrait la sienne.

Si encore il eût pu compter sur un ami ! Mais quel ami lecroirait, quand son père, ce dernier ami des crises suprêmes, avaitrefusé de le croire.

Au plus fort de ces tortures, les plus poignantes qu’on puisseimaginer, le nom de Nina Gypsy monta à ses lèvres.

Il ne l’avait jamais aimée, la pauvre fille ; par momentsil l’avait haïe, mais en ce moment son souvenir avait pour lui desdouceurs infinies.

C’est qu’il se sentait aimé par elle, c’est qu’il était sûrqu’elle ne douterait pas, elle, quand il aurait parlé. C’est qu’ilsavait que la femme reste ferme en ses croyances, fidèle au malheurquand même, elle qui ne l’est pas toujours à la prospérité.

Arrivée rue Chaptal, devant sa maison, au moment de franchir leseuil de la porte, il hésita.

Il souffrait de cette timidité de l’honnête homme soupçonné, ileût voulu ne jamais revoir une figure connue.

Cependant, il ne pouvait rester là, sur le trottoir, ilentra.

À sa vue, le concierge eut une exclamation de joie.

– Enfin ! vous voici, monsieur ! s’écria-t-il, jedisais bien, moi, que vous sortiriez de là, blanc comme neige.Quand j’ai lu dans les journaux qu’on vous accusait d’avoir volé,j’ai dit à tous ceux qui ont voulu l’entendre : « Mon locataire dutroisième, un voleur, allons donc ? »

Les félicitations de cet homme, maladroites, peut-être, maissincères, à coup sûr, impressionnèrent péniblement Prosper. Ilvoulut couper court à toute explication.

– Madame est sans doute partie, demanda-t-il, savez-vous où elleest allée ?

– Ma foi ! non, monsieur. Le jour de votre arrestation,elle a envoyé chercher un fiacre, on a chargé dessus toutes sesaffaires, et depuis, ni vu, ni connu, nous n’avons plus entenduparler d’elle.

Ce fut pour le malheureux caissier un chagrin ajouté à tous seschagrins.

– Et que sont devenus mes domestiques ?

– Partis aussi, monsieur. Votre père les a payés etrenvoyés.

– Alors, vous avez ma clé ?

– Non monsieur. Quand votre père est sorti, ce matin à huitheures, il m’a dit qu’il laissait dans votre appartement un de sesgrands amis que je devais considérer comme le maître jusqu’à votreretour. Vous le connaissez sans doute : c’est un gros, de votretaille à peu près, avec des favoris roux.

Prosper était aussi étonné que possible. Un ami de son père,chez lui, qu’est-ce que cela voulait dire ? Cependant, il nelaissa rien voir de son étonnement.

– Oui, je sais, répondit-il, je sais.

Et gravissant rapidement l’escalier, il sonna chez lui.

L’ami de son père vint lui ouvrir.

Il était bien tel que le concierge le lui avait dépeint, assezgros, rouge de figure, ayant la lèvre sensuelle, l’œil d’unevivacité extraordinaire, l’air bon enfant, la tournure commune. Lecaissier ne l’avait jamais vu.

– Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit-il.

Il était chez Prosper comme chez lui ; sur la table dusalon était un livre qu’il était allé prendre à labibliothèque ; encore un peu il eût fait les honneurs del’appartement.

– Je dois vous avouer, monsieur, commença le caissier…

– Que vous êtes surpris de me trouver ici, n’est-ce pas ?Je conçois cela. Votre père se proposait de me présenter à vous,mais il a été forcé de repartir ce matin pour Beaucaire.J’ajouterai qu’il est reparti convaincu, comme je le suis moi-même,que vous n’avez pas pris un sou à monsieur Fauvel.

À cette nouvelle d’un heureux augure, Prosper ne put retenir uneexclamation de joie.

– D’ailleurs, continuait le gros homme, cette lettre de votrepère, que je suis chargé de vous remettre, remplacera, je l’espère,une présentation.

Le caissier prit la lettre qu’on lui tendait, l’ouvrit, et, àmesure qu’il lisait, sa figure s’éclairait, le sang remontait à sesjoues blêmies.

Sa lecture faite, il tendit la main au gros monsieur.

– Mon père, monsieur, fit-il, me dit que vous êtes son meilleurami ; il me recommande d’avoir en vous la confiance la plusabsolue et de suivre vos conseils.

– C’est cela. Ce matin, votre brave homme de père me dit : «Verduret – c’est mon nom – Verduret, mon fils est dans le pétrin,il faut l’en sortir. » J’ai répondu « Présent », et me voilà. Laglace est rompue, n’est-ce pas ? Alors, arrivons à la chose.Que comptez-vous faire ?

Cette question ralluma toutes les colères du caissier, ses yeuxlancèrent des éclairs.

– Ce que je compte faire ? répondit-il d’une voixfrémissante ; je veux trouver le misérable qui m’a perdu, lelivrer à la justice, me venger enfin !

– Naturellement. Et avez-vous quelque moyen d’arriver à cebut ?

– Aucun ; et cependant je réussirai, parce qu’un homme quidonne sa vie entière à une tâche, qui s’éveille chaque matinvoulant ce qu’il a voulu la veille est sûr de réussir.

– Bien dit, monsieur Prosper, et tenez, franchement, jem’attendais à vous trouver ces dispositions. Et la preuve, c’estque j’ai réfléchi et cherché pour vous. Je tiens un plan. Pourcommencer, vous allez vendre votre mobilier, quitter cette maisonet disparaître.

– Disparaître ! s’écria le caissier révolté,disparaître ! Y pensez-vous, monsieur, ce serait m’avouercoupable, ce serait autoriser tout le monde à dire que je me cachepour jouir en paix des trois cent cinquante mille francs volés.

– Eh bien ! après ? dit froidement l’homme aux favorisroux ; ne venez-vous pas de m’affirmer que le sacrifice devotre vie est fait ? Le nageur habile, que des malfaiteursjettent à l’eau, se garde bien de revenir immédiatement à lasurface ; il plonge, au contraire, il nage sous l’eau tant quesa respiration le lui permet, il reparaît le plus loin possible, ilprend terre hors de vue, et c’est quand on le croit perdu, noyé,qu’il surgit tout à coup et se venge. Vous avez un ennemi ?Une imprudence seule peut le livrer. Mais tant qu’il vous verradebout, il aura peur.

C’est avec une sorte de soumission ébahie que Prosper écoutaitcet homme, qui, tout en étant l’ami de son père, était pour lui uninconnu.

Sans en avoir la conscience, il subissait l’ascendant d’unenature plus énergique que la sienne. Tout lui manquait, il étaitheureux de trouver un appui.

– Je suivrai votre conseil, répondit Prosper, après quelquesinstants de réflexion.

– J’en étais sûr, mon cher ami. Donc, nous faisons la lessiveaujourd’hui. Et notez que le produit de la vente nous seradiablement utile. Avez-vous de l’argent ? Non. Il en fautcependant. Je savais si bien vous convaincre, que j’ai fait venirun marchand de meubles ; il prend tout ici, en bloc, pourdouze mille francs, les tableaux exceptés.

Malgré lui, le caissier eut un haut-le-corps que remarqua M.Verduret.

– Oui, fit-il, c’est dur, je le sais, mais c’est nécessaire.Écoutez, ajouta-t-il d’un ton qui tranchait avec le reste de laconversation : vous êtes le malade, et je suis le médecin chargé devous guérir. Si je taille dans le vif, criez, mais laissez-moitailler. Là est le salut.

– Taillez, monsieur, répondit Prosper, subissant de plus en plusl’ascendant.

– Parfait. Et… passons, car le temps presse… Vous êtes l’ami demonsieur de Lagors ?

– De Raoul ? oui, monsieur, l’ami intime.

– Alors, qu’est-ce que ce particulier ?

La qualification de « particulier » sembla blesser Prosper.

– Monsieur de Lagors, monsieur, répondit-il d’un ton piqué, estle neveu de monsieur Fauvel ; c’est un tout jeune homme,riche, distingué, spirituel, et le meilleur et le plus loyal que jesache.

– Hum ! fit M. Verduret, voilà un mortel orné de bien desqualités, et je suis ravi à l’idée que je vais faire saconnaissance. Car, il faut que je vous l’avoue, je lui ai écrit envotre nom un petit billet pour le prier de venir jusqu’ici, et il afait répondre qu’il viendrait.

– Quoi ! s’écria Prosper étourdi, vous pouvez supposer…

– Oh ! je ne suppose rien. Seulement, il faut que je voiece jeune homme. Même, j’ai dans la tête, et je vais vous soumettreun petit plan de conversation…

Un coup de sonnette coupa la parole à M. Verduret.

– Sacrebleu ! dit-il, le voici ; adieu mon plan !Où me cacher pour entendre et pour voir ?

– Là, dans ma chambre, en laissant la porte ouverte et laportière baissée.

Un second coup de sonnette retentit.

– J’y vais ! j’y vais ! cria le caissier.

– Sur votre vie, Prosper, dit M. Verduret d’un ton à fairepénétrer la conviction dans l’esprit le plus rebelle, sur votrevie, pas un mot à cet homme de vos projets ni de moi. Soyez, pourlui, découragé, faible, hésitant…

Et il disparut pendant que Prosper courait ouvrir à Raoul.

Le portrait de M. de Lagors n’avait pas été flatté par son ami.Jamais plus heureuse physionomie ne fut au service d’un noblecaractère.

À vingt-quatre ans, qu’il se donnait, Raoul en paraissait vingtà peine. De taille moyenne, il était admirablement pris.D’abondants cheveux châtain clair bouclaient naturellement autourde son front intelligent. La franchise et la fierté éclataient dansses grands yeux bleus.

Son premier mouvement fut de se jeter au cou du caissier.

– Pauvre cher ami, disait-il en lui serrant les mains, pauvrecher Prosper !…

Cependant, sous ces démonstrations affectueuses, perçait unecertaine contrainte qui, si elle échappait au caissier, devait êtreremarquée par M. Verduret.

Une fois assis dans le salon :

– Ta lettre, mon ami, poursuivit Raoul, m’a fait un mal affreux.J’ai été épouvanté. Je me suis dit : devient-il fou ? Alors,j’ai tout quitté ; j’accours.

Prosper semblait à peine entendre, préoccupé de cette lettrequ’il n’avait pas écrite. Que lui avait-on fait dire ?Qu’était-ce donc que cet homme dont il avait accepté leconcours ?

– Manquerais-tu de courage ? continuait M. de Lagors.Pourquoi désespérer ? À notre âge, il est temps encore derecommencer sa vie. Tu as des amis quand même. Si je suis venu,c’est que je voulais te dire : compte sur moi. Je suis riche, lamoitié de ma fortune est à ta disposition.

Cette offre généreuse, faite en ce moment avec la plus noblesimplicité, toucha profondément Prosper.

– Merci, Raoul, répondit-il d’une voix émue, merci !Malheureusement tout l’argent de la terre ne me servirait à rien ence moment.

– Comment cela ? Quels sont donc tes projets ? Teproposerais-tu de rester à Paris ?

– Je ne sais, mon ami, je n’ai pas de projets ; j’ai latête perdue.

– Je te l’ai dit, reprit vivement Raoul, il faut recommencer tavie. Excuse ma franchise, c’est celle de l’amitié ; tant quece vol mystérieux ne sera pas expliqué, rester à Paris estimpossible.

– Et si on ne l’explique jamais ?

– Raison de plus pour te faire oublier. Tiens, je causais detoi, il y a une heure, avec Clameran ; tu es injuste enverslui, car il t’aime. À la place de Prosper, me disait-il, je feraisargent de tout, je partirais pour l’Amérique, je ferais fortune etje reviendrais écraser de mes millions ceux qui m’ontsoupçonné.

Ce conseil révoltait la fierté de Prosper. Il n’éleva cependantaucune objection. Les paroles de cet inconnu qui écoutait en cemoment même lui revenaient à la mémoire.

– Eh bien ! insista Raoul.

– Je réfléchirai, murmura le caissier, je verrai… je voudraissavoir ce que dit monsieur Fauvel.

– Mon oncle !… Tu sais que depuis que j’ai décliné laproposition qu’il me faisait d’entrer dans ses bureaux nous sommespresque brouillés. Voici un mois au moins que je n’ai mis les piedschez lui ; mais j’ai eu de ses nouvelles…

– Par qui ?

– Par ton protégé, le jeune Cavaillon. Mon oncle, depuisl’affaire, est, à ce qu’il paraît, plus consterné que toi. C’est àpeine si on le voit dans les bureaux, on dirait qu’il relève dequelque terrible maladie.

– Et madame Fauvel, et… – le caissier hésita – et mademoiselleMadeleine.

– Oh ! fit Raoul d’un ton léger, ma tante est toujoursdévote ; elle fait dire des messes à l’intention du coupable.Quant à ma belle et glaciale cousine, elle ne saurait s’occuper dedétails vulgaires, tout absorbée qu’elle est par les préparatifs dubal travesti que donnent après-demain messieurs Jandidier. Elle adéniché, m’a dit une de ses amies, une couturière de génie,inconnue, qui lui fait un costume de fille d’honneur de Catherinede Médicis, qui est une merveille.

Il est certain que l’excès même de la souffrance, engourdissantla pensée, amène une sorte d’insensibilité. Prosper avaitterriblement souffert, cependant ce dernier coup l’atterra.

– Madeleine !… murmura-t-il, Madeleine !…

M. de Lagors ne crut pas devoir remarquer l’exclamation ;il s’était levé.

– Il faut que je te quitte, mon cher Prosper, dit-il ;samedi, je verrai ces dames au bal, et je te donnerai desnouvelles. D’ici là, du courage, et souviens-toi que, quoi qu’ilarrive, tu peux compter sur moi.

Une dernière fois, Raoul serra les mains de Prosper avant de seretirer. Il devait être déjà dans la rue que le malheureux caissierrestait encore debout à la même place, immobile, anéanti.

Il fallut, pour le tirer de ses sombres méditations, la voixrailleuse de l’homme aux favoris roux, qui était venu se placerdevant lui.

– Voilà les amis ! disait M. Verduret.

– Oui !… répondit Prosper avec amertume. Et cependant, vousl’avez entendu, il m’a offert la moitié de sa fortune.

M. Verduret haussa les épaules d’un air de compassion.

– C’est mesquin de sa part, dit-il. Que n’offrait-il, pendantqu’il y était, sa fortune entière ? Ces offres-là n’engagentpas. Cependant je suis persuadé que ce joli garçon donnerait biendix beaux billets de mille francs pour savoir l’Océan entre vous etlui.

– Lui ! monsieur… et pourquoi ?

– Qui sait ? peut-être pour cette même raison qui l’aengagé à vous bien faire remarquer que depuis un mois il n’a pasmis le pied chez son oncle.

– Mais c’est la vérité, monsieur, j’en suis sûr.

– Naturellement ! répondit M. Verduret, d’un air goguenard.Mais, tenez, reprit-il sérieusement, en voici assez sur ce joligarçon ; j’ai sa mesure, c’est tout ce que je voulais.Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, changer de costume et nousirons ensemble rendre visite à monsieur Fauvel.

Cette proposition sembla révolter Prosper.

– Jamais ! s’écria-t-il, avec une violence extraordinaire.Non, jamais ! je ne saurais prendre sur moi de subir la vue dece misérable.

Cette résistance ne surprit pas M. Verduret.

– Je vous comprends, dit-il, et je vous excuse, mais j’espèreque vous reviendrez sur ce premier mouvement. De même que j’aivoulu voir monsieur de Lagors, je veux voir monsieur Fauvel ;il le faut, entendez-vous ? Êtes-vous faible à ce point de nepouvoir vous contraindre cinq minutes ? Je me présenteraicomme un de vos parents, vous n’aurez pas un mot à dire.

– S’il le faut absolument, fit Prosper, si vous le voulez…

– Oui, je le veux. Allons, morbleu ! un peu d’assurance,donc, et de la confiance. Vite, allez faire un brin de toilette, ilse fait tard, j’ai faim, nous déjeunerons en route, tout encausant.

Le caissier venait à peine de passer dans sa chambre à coucher,quand un nouveau coup de sonnette retentit.

M. Verduret alla ouvrir. C’était le portier ; il tenait àla main un pli assez volumineux.

– Voilà, dit-il, une lettre qu’on a apportée ce matin pourmonsieur Bertomy, j’ai été, quand je l’ai revu, tellement saisi,que je n’ai pas songé à la lui remettre. C’est tout de même unedrôle de lettre, n’est-ce pas, monsieur ?

Lettre singulière en effet ! L’adresse n’était pas écrite àla main ; les mots qui la composaient étaient formés avec deslettres imprimées, découpées soigneusement sur un livre ou sur unjournal, et collées sur l’enveloppe.

– Oh ! fit M. Verduret, qu’est ceci ?

Et s’adressant au concierge :

– Asseyez-vous un instant ici, mon brave, dit-il, jereviens.

Il laissa le concierge dans la salle à manger et passa dans lesalon, dont il eut soin de refermer la porte. Prosper s’ytrouvait ; il avait entendu la sonnette d’abord, puis un bruitde voix, et il venait savoir ce qu’il se passait.

– Voici ce qu’on a apporté pour vous, fit M. Verduret.

Et sans façon il brisa l’enveloppe.

Des billets de banque s’en échappèrent ; il les compta, ily en avait dix.

Prosper était devenu pourpre.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il.

– Nous allons le savoir, répondit M. Verduret, voici un motjoint à l’envoi.

Ce billet, comme l’adresse, était composé de lettres et de motsimprimés, découpés et collés. Il était court, mais explicite :

Mon cher Prosper, un ami qui connaît l’horreur de votresituation vous fait passer ce secours. Il est un cœur, sachez-le,qui a partagé toutes vos angoisses. Partez, quittez la France, vousêtes jeune, l’avenir vous appartient. Partez, et puisse cet argentvous porter bonheur.

À mesure que lisait, à haute voix, l’homme aux favoris roux, lacolère de Prosper grandissait. Colère folle, car il ne savaitcomment s’expliquer les événements qui se succédaient, et ilsentait sa raison s’égarer.

– Tout le monde veut donc que je parte ! s’écria-t-il c’estdonc une conjuration !

M. Verduret dissimula un sourire de satisfaction.

– Enfin ! fit-il, vous ouvrez les yeux, vous commencez àcomprendre. Oui, mon enfant, il est des gens qui vous haïssent pourtout le mal qu’ils vous ont fait ; oui, il est des gens pourqui votre présence à Paris serait une perpétuelle menace, et quiveulent vous éloigner à tout prix.

– Mais quels sont ces gens, monsieur ? dites-le-moi ;dites-moi qui se permet de m’envoyer cet argent.

L’ami de M. Bertomy le père hocha tristement la tête.

– Si je le savais, mon cher Prosper, répondit-il, ma tâcheserait remplie, car je saurais alors qui a commis le vol dont vousavez été accusé. Mais nous allons chercher. Je tiens enfin un deces indices qui deviennent tôt ou tard une charge accablante. Jen’avais que des déductions plus ou moins probables ; j’aimaintenant un fait qui me prouve que je ne me trompais pas. Jemarchais dans les ténèbres ; à présent, j’ai une lueur pour meguider.

M. Verduret, cet homme aux apparences triviales, à l’entrainfacile du commis voyageur, trouvait, quand bon lui semblait, de cesaccents impérieux qui imposent aux âmes faibles et dominent lesesprits malades.

Prosper, en l’écoutant, reprenait quelque assurance et sentait,en lui, renaître l’espoir.

– Il s’agit, poursuivait M. Verduret, de tirer parti de cetindice que nous livre l’imprudence de vos ennemis. Commençons parinterroger le portier.

Il ouvrit la porte et appela :

– Hé ! mon brave ! avancez un peu s’il vous plaît.

Le concierge, homme fort poli, s’approcha en tortillant sacasquette, fort intrigué de l’autorité que s’arrogeait cet inconnuchez son locataire.

– Qui vous a remis le pli que vous venez de monter ?demanda M. Verduret.

– Un commissionnaire qui m’a dit que la course était payée.

– Le connaissez-vous ?

– Je ne connais que lui : c’est le commissionnaire qui a sescrochets[2] chez le marchand de vin du coin de la ruePigalle.

– Allez me le chercher.

Pendant que le concierge sortait en courant, M. Verduret avaittiré son calepin de sa poche, et consultait alternativement et lesbillets de banque épars sur la table, et une page toute couverte dechiffres.

Son examen terminé :

– Ces billets, dit-il d’un ton décidé, ne sont pas envoyés parl’auteur de la soustraction.

– Vous croyez, monsieur ?

– J’en suis persuadé ; à moins, toutefois, que ce voleur nesoit doué d’une pénétration et d’une prévoyanceextraordinaires ; ce qui est certain, positif, c’est qu’aucunde ces billets de mille francs ne faisait partie des trois centcinquante qui ont été volés dans votre caisse.

– Cependant, hasarda Prosper, qui ne s’expliquait pas lacertitude de son protecteur, cependant…

– Il n’y a pas de cependant ; j’ai là le numéro d’ordre detous les billets…

– Quoi ! lorsque moi-même je ne l’avais pas !

– La Banque l’avait, mon jeune ami, et c’est fort heureux. Quandon s’occupe d’une affaire, on doit tout prévoir et ne rien oublier.Ce n’est pas une excuse pour un homme d’esprit, que de dire, quandil est tombé dans quelque bévue : tiens, je n’y avais paspensé ! J’ai songé à la Banque.

Si Prosper avait eu d’abord quelques répugnances à s’abandonnerentièrement à l’ami de son père, ces répugnances, une à une,s’évanouissaient.

Il comprenait que, seul, à peine maître de soi, livré auxinspirations de son inexpérience, jamais il n’aurait eu la patienteperspicacité de ce personnage singulier.

Lui, cependant, poursuivait, se parlant à lui-même, paraissantavoir absolument oublié la présence de Prosper :

– Donc, l’envoi ne venant pas du voleur, ne peut venir, c’estévident, que de l’autre personne, qui était près de la caisse aumoment du crime, qui n’a pu l’empêcher, et qui maintenant a desremords. La probabilité de deux personnes lors du vol, probabilitéaffirmée par l’éraillure, se change maintenant en certitudeindiscutable. Ergo, j’avais raison.

Le caissier écoutait de toutes ses forces, faisant des effortsd’imagination pour comprendre quelque chose à ce monologue qu’iln’osait troubler.

– Cherchons, continuait le gros homme, cherchons quelle peutêtre cette seconde personne, que sa conscience taquine, et quicependant n’a rien osé révéler.

Il prit la lettre, et fort lentement, à trois ou quatrereprises, la lut, en scandant les phrases, en pesant tous lesmots.

– Évidemment, murmurait-il, bien évidemment, cette lettre a étécomposée par une femme. Jamais un homme, voulant rendre service àun autre homme, et lui envoyant de l’argent, n’aurait mis ce mot «secours », blessant s’il en est. Un homme aurait mis « prêt,subside, fonds », ou n’importe quel équivalent, mais « secours »,jamais. Seule, une femme, ignorante des sottes susceptibilitésmasculines, a pu trouver toute naturelle l’idée que représente cemot. Quant à cette phrase : « Il est un cœur, etc. » ; elle nepeut avoir été pensée que par une femme.

Prosper, cette fois, avait pu suivre le travail d’inductions deson protecteur.

– Vous vous trompez, je crois, monsieur, dit-il, aucune femme nepeut être mêlée à cette affaire.

M. Verduret ne releva pas l’interruption. Peut-être nel’avait-il pas entendue, peut-être ne lui convenait-il pas dediscuter ses opinions.

– Tâchons, à présent, poursuivait-il, de découvrir où ont étédécoupés les mots qui composent ces trois phrases.

Il s’approcha de la fenêtre et se mit à étudier les caractèrescollés dessus avec l’attention scrupuleuse d’un savant enus[3] qui cherche à déchiffrer un vieuxmanuscrit à demi effacé.

– Petit caractère, disait-il, très délicat, très net, impressiontrès soignée, papier assez mince et fortement satiné ! Cesmots n’ont été découpés, par conséquent, ni dans un journal, nimême dans un volume de roman, ni même dans un livre de ventecourante. Cependant, je les ai vus, ces caractères-là, je lesconnais, Didot en emploie souvent de pareils, ainsi que Marne, deTours.

Il s’arrêta, la bouche demi béante, la prunelle dilatée, faisantà sa mémoire un de ces énergiques appels qui concentrent la penséesur un point unique.

Tout à coup, il se frappa le front.

– J’y suis, disait-il, j’y suis ! Comment, diable !n’ai-je pas aperçu cela du premier coup d’œil ? Tous ces motsont été découpés dans un paroissien. Au surplus, nous allons bienvoir, il est un moyen de vérification.

Alors, délicatement, du bout de sa langue, il mouillaquelques-uns des mots collés sur le papier, et lorsqu’il vit lacolle assez humide, s’aidant d’une épingle il réussit à lesdétacher. À l’envers d’un de ces mots, un mot latin était imprimé :Deus.

– Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire de satisfaction,j’avais deviné. Papa Tabaret, s’il était ici, serait content.

Mais qu’est devenu le paroissien mutilé ? L’a-t-onbrûlé ? Non, parce qu’un livre relié ne brûle pas comme cela.On l’aura jeté dans quelque coin.

M. Verduret s’interrompit ; le concierge rentrait, ramenantle commissionnaire du coin de la rue Pigalle.

– Ah ! tu arrives à propos, mon garçon, dit le gros hommede son air le plus ouvert.

Et présentant au commissionnaire l’enveloppe de la lettre :

– Te souviens-tu, lui demanda-t-il, d’avoir apporté ce pli icice matin ?

– Parfaitement, monsieur, d’autant mieux que j’avais remarquél’adresse : on n’en voit pas beaucoup de pareilles, n’est-il pasvrai ?

– Je suis de ton avis. Et qui t’a chargé de l’apporter ?Est-ce un homme, est-ce une femme ?

– Non, monsieur, c’est un commissionnaire.

Cette réponse, qui égaya singulièrement le concierge, ne fitmême pas sourire M. Verduret.

– Un commissionnaire, poursuivit-il, connais-tu cecollègue ?

– Je ne l’avais jamais tant vu.

– Comment est-il ?

– Ma foi ! monsieur, ni grand ni petit ; il était vêtud’une veste de velours verdâtre, il avait sa médaille.

– Diable ! mon garçon, le signalement est vague et peuts’appliquer à beaucoup de commissionnaires ; seulement cecollègue t’a peut-être dit qui l’avait chargé de cettecommission.

– Non, monsieur. Il m’a seulement dit, en me mettant dix sousdans la main : « Tiens, porte cela rue Chaptal, au 39, c’est uncocher qui me l’a remis sur le boulevard… » Dix sous ! je suissûr qu’il a gagné sur moi.

Cette réponse sembla un peu déconcerter M. Verduret. Tant deprécautions prises pour faire parvenir cette lettre à Prosperl’inquiétaient et dérangeaient ses plans.

– Enfin, reprit-il, reconnaîtrais-tu le commissionnaire de cematin ?

– Pour cela, oui, monsieur, si je le voyais.

– Alors, attention. Combien ton état te rapporte-t-il parjour ?

– Dame ! monsieur, je ne sais pas au juste, mais j’ai unbon coin, allez ; enfin, mettons entre huit et dix francs parjour.

– Eh bien ! mon garçon, je vais te donner, moi, dix francspar jour, rien que pour te promener, c’est-à-dire pour chercher lecommissionnaire de ce matin. Tous les soirs, vers huit heures, tuviendras à l’hôtel du Grand-Archange, sur le quaiSaint-Michel, me rendre compte de tes promenades et te faire payer.Tu demanderas monsieur Verduret. Si tu trouves notre homme, je tedonnerai cinquante francs. Le marché te convient-il ?

– Peste ! je le crois bien, bourgeois.

– Alors, ne perds pas une minute, en route !

Bien qu’ignorant le plan de M. Verduret, Prosper commençait às’expliquer le sens de ses investigations. Sa vie dépendait pourainsi dire du succès, et cependant, il l’oubliait presque pouradmirer la vivacité de ce singulier aide que lui avait légué sonpère, son sang-froid goguenard, la sûreté de ses inductions, lafertilité de ses expédients, la rapidité de ses manœuvres.

– Ainsi, monsieur, demanda-t-il, quand le commissionnaire se futretiré, vous croyez toujours découvrir dans tout ce qui m’arrive lamain d’une femme ?

– Plus que jamais, et d’une femme dévote, qui plus est, d’unefemme, dans tous les cas, qui possédait au moins deux paroissiens,puisque pour vous écrire elle en a mutilé un.

– Et vous avez quelque espoir de le retrouver ?

– Dites un grand espoir, mon cher Prosper, grâce à des moyensque j’ai de recherches immédiates, moyens que je vais utilisersur-le-champ.

Il s’assit sur ces derniers mots, et rapidement griffonna aucrayon deux ou trois lignes sur une petite bande de papier qu’ilroula et glissa dans son gilet.

– Vous êtes prêt, demanda-t-il, pour notre visite à monsieurFauvel ? Oui ? Alors partons, nous aurons bien gagnénotre déjeuner.

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