Le Dossier 113

Chapitre 3

 

Immobile sur la berge, plus froide et plus blanche qu’unestatue, Valentine regardait s’enfuir cette frêle embarcation quiemportait celui qu’elle aimait. Elle glissait au gré du courant,rapide comme l’oiseau qu’entraîne la tempête, et, après quelquessecondes, elle n’était plus qu’un point noir à peine visible aumilieu du brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.

Gaston parti, sauvé, Valentine pouvait, sans crainte, laisseréclater son désespoir. Il lui était inutile, désormais, decomprimer les sanglots qui l’étouffaient.

À sa noble vaillance de tout à l’heure, un affaissement mortelsuccédait. Elle se sentait anéantie, brisée, comme si quelque choseen elle se fût déchiré, comme si cette barque, maintenant disparue,eût emporté la meilleure part d’elle-même, l’âme et la pensée.

C’est que pendant que Gaston gardait au fond du cœur un rayond’espérance, elle ne conservait, elle, aucun espoir.

Écrasée par les faits, elle reconnaissait que tout était fini.Et, en interrogeant l’avenir, elle était prise de frissons et deterreur.

Il lui fallait rentrer, cependant.

Lentement elle regagna le château, passant par cette petiteporte qui, tant de fois, s’était ouverte mystérieusement pourGaston et, en la refermant, il lui semblait qu’entre elle et lebonheur, elle poussait une barrière infranchissable.

Heureusement, elle put sans encombre gagner sa chambre et s’yenfermer.

Elle avait soif de solitude, elle voulait réfléchir, ellesentait la nécessité de s’affermir contre les coups terribles quiallaient la frapper.

Assise devant sa petite table de travail, elle avait retiré desa poche la bourse qui lui avait été donnée par Gaston, etmachinalement elle examinait les bijoux qu’elle contenait.

Le jour venait ; elle s’habilla.

Peu après, lorsque sonna l’Angélus matinal à l’église duvillage, elle se dit qu’il était temps de se mettre en route, etdescendit.

Déjà, depuis longtemps, les servantes du château étaient levées.L’une d’elles, du nom de Mihonne, attachée particulièrement auservice de Valentine, était occupée à passer au sable les dalles duvestibule.

– Si ma mère me demande, lui dit la jeune fille, tu luirépondras que je suis allée à la première messe.

Souvent elle se rendait à l’église à cette heure, elle n’avaitdonc rien à redouter de ce côté ; Mihonne ne fit aucuneobservation.

La grande difficulté, pour Valentine, était d’être de retour àl’heure du déjeuner. Elle devait faire plus d’une lieue avant detrouver un pont, et autant pour se rendre de ce pont à Clameran. Entout, plus de cinq lieues.

Aussi, en sortant de La Verberie, se mit-elle à marcher aussivite que possible. La conscience d’accomplir une actionextraordinaire, l’inquiétude, la fièvre du péril bravé luidonnaient des ailes. Elle oubliait la lassitude ; elle nes’apercevait plus qu’elle avait passé la nuit à pleurer.

Pourtant, malgré ses efforts, il était plus de huit heures quandelle arriva à la longue allée d’azeroliers qui, de la route conduità la grande grille du château de Clameran.

Elle allait s’y engager, quand devant elle, à quelques pas, elleaperçut Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, qu’elleconnaissait bien.

Elle s’arrêta pour l’attendre, et lui, l’ayant vue, hâta le pas.Sa physionomie était bouleversée, ses yeux étaient rouges : onvoyait qu’il avait pleuré.

À la grande surprise de Valentine, il n’ôta pas sa casquette enarrivant près d’elle, et c’est du ton le plus grossier qu’il luidemanda :

– Vous allez au château, mademoiselle ?

– Oui.

– Si c’est pour monsieur Gaston, répondit le domestique,soulignant son odieuse méchanceté, vous avez pris une peineinutile. Monsieur le comte est mort, mademoiselle, pour unemaîtresse qu’il avait.

Valentine pâlit sous l’insulte, mais ne la releva pas. Quant àSaint-Jean, qui pensait l’atterrer, il fut stupéfait de sonsang-froid et indigné.

– Je viens au château, reprit la jeune fille, pour parler àmonsieur le marquis.

Saint-Jean eut comme un sanglot.

– Alors, fit-il, ce n’est pas la peine d’aller plus loin.

– Pourquoi ?

– Parce que le marquis de Clameran est mort ce matin à cinqheures, mademoiselle.

Pour ne pas tomber, Valentine fut obligée de s’appuyer à l’arbreprès duquel elle était debout.

– Mort !… balbutia-t-elle.

– Oui, répondit Saint-Jean avec des regards terribles ;oui, mort.

Véritable serviteur de l’ancien régime, Saint-Jean avait toutesles passions de ses maîtres, leurs faiblesses, leurs amitiés, leurshaines. Il avait les La Verberie en horreur. Et pour comble, ilvoyait en Valentine la femme qui avait causé la mort du marquisqu’il servait depuis quarante ans, et de Gaston qu’il adorait.

– Donc, reprit-il, s’efforçant de faire de chaque mot un coup depoignard, c’est hier soir que monsieur le comte a péri. Quand onest venu annoncer au marquis que son fils aîné n’était plus, lui,robuste comme un chêne, il a été foudroyé. J’étais là. Il a battul’air de ses mains et est tombé à la renverse sans un cri. Nousl’avons porté sur son lit, pendant que monsieur Louis montait àcheval pour aller quérir un médecin à Tarascon. Mais le coup étaitporté. Quand monsieur Raget est arrivé, il n’y avait plus rien àfaire. Cependant au petit jour, monsieur le marquis a reprisconnaissance, et il a demandé à rester seul avec monsieur Louis.Peu après, il est entré en agonie ; ses derniers mots ont été: « Le père et le fils le même jour, on peut se réjouir à LaVerberie. »

D’un mot, Valentine pouvait calmer la douleur immense du fidèledomestique ; elle n’avait qu’à lui dire que Gaston vivait,elle eut le tort de redouter une indiscrétion qui pouvait êtrefatale.

– Eh bien ! reprit-elle, il faut que je parle à monsieurLouis.

Cette déclaration parut transporter Saint-Jean.

– Vous ! s’écria-t-il, vous !… Ah ! vous n’ysongez pas, mademoiselle de La Verberie. Quoi ! après ce quis’est passé, vous oseriez vous présenter devant lui ! Je ne lesouffrirai pas, m’entendez-vous. Et même, tenez, si j’ai un conseilà vous donner, rentrez chez vous. Je ne répondrais pas de la languedes domestiques s’ils vous voyaient.

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna à grands pas.

Que pouvait faire Valentine ? Accablée, humiliée, ellereprit, se traînant à grand-peine, le chemin si rapidement parcourule matin. À cette heure, beaucoup de cultivateurs revenaient de laville ; ils avaient appris les événements de la veille, et,partout, sur son passage, l’infortunée jeune fille recueillait dessaluts ironiques et les regards les plus insultants.

Arrivée près de La Verberie, Valentine trouva Mihonne qui laguettait :

– Ah ! mademoiselle, lui dit cette fille, arrivez bienvite. Madame a reçu une visite ce matin, et depuis elle vousdemande à grands cris ; venez, mais prenez garde à vous,madame est dans un état effrayant.

– Malheureuse ! s’écriait, avec une énergie furieuse, lacomtesse plus rouge qu’une pivoine, c’est donc ainsi que vousrespectez les nobles traditions de notre maison. Jamais on n’avaiteu besoin encore de surveiller les La Verberie, elles savaient,seules, garder leur honneur. Il vous appartenait d’abuser de votreliberté pour descendre au rang de ces dévergondées qui sont lahonte de leur sexe.

Cette scène affreuse, Valentine l’avait prévue, elle l’avaitattendue dans un horrible serrement de cœur. Elle la subissait,comme l’expiation juste, méritée, de coupables amours. S’avouantque l’indignation de sa mère était légitime, elle courbait la tête,comme l’accusé repentant devant ses juges.

Mais ce silence était précisément ce qui pouvait le plusexaspérer la comtesse.

– Me répondrez-vous ? reprit-elle avec un gestemenaçant.

– Que puis-je vous répondre, ma mère ?…

– Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti quiprétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous,parlez.

Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.

– C’est donc vrai ! s’écria la comtesse hors d’elle-même,c’est donc vrai !

– Pardon !… ma mère, balbutia la jeune fille,pardon !…

– Comment ! pardon !… On ne m’a donc pas trompée,Pardon !… c’est-à-dire que vous avouez, impudente ! Jourde Dieu ! quel sang coule donc dans vos veines ? Vousignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quandl’évidence éclate ! Et vous êtes ma fille ! Vous nesentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nullepuissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme ! Maisnon, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-engloire, ce sera plus nouveau.

– Ah ! vous êtes sans pitié, ma mère !

– Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille ! Avez-voussongé que votre honte pouvait me tuer ? Ah ! bien desfois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugleconfiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’estque je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillaisprès de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, aprèsboire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu desrisées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remisen vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait ?Vous l’avez livré au premier venu.

C’en était trop. Ces mots « le premier venu » révoltèrentl’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvaitmériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.

– Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votreamant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes alléechoisir l’héritier de nos ennemis légendaires, Gaston de Clameran.C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous ; un lâche, quiallait publiquement se vanter de vos faveurs ; un misérablequi se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, surune femme et sur une enfant.

– Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût puespérer votre consentement…

– Il vous eût épousée ? Ah ! jamais. Plutôt vous voir,de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir lafemme d’un tel homme.

Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme lacolère du marquis de Clameran.

– D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femmeseule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieuxmarquis est mort, à ce qu’on assure. Dieu est juste, nous sommesvengées.

Les paroles de Saint-Jean, « qu’on se réjouirait à La Verberie», se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine ; unejoie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.

Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuisune demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violencesdes efforts surhumains, ses forces trahissant son énergiquevolonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux,avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba,heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessureprofonde.

C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à sespieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour materneln’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent sibien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peuttrouver place.

Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et lesservantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclatsde cette voix redoutée, accoururent.

– Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’yenfermerez et vous m’apporterez la clé.

La comtesse se proposait alors de tenir pendant longtempsValentine prisonnière et de l’empêcher de sortir.

C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’ellesavait la méchanceté – faut-il dire inconsciente et naïve ? –des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entierssur le même cancan.

Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vautl’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurssourdes et continues de la médisance.

Mais tous les plans de la comtesse devaient êtredéconcertés.

Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait reprisconnaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.

Elle commença par dire que c’étaient là « des simagrées » ;mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre desa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence : Valentine étaiten péril.

Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoyachercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle dupays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour lemarquis.

Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtempsencore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence,il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais leprix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins,attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffrerenfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.

C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, àl’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézayantun peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.

Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il leramenait.

En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.

Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, ilétudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur lavieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en étaitébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.

– Cette enfant est bien malade ! prononça-t-il enfin.

Et comme Mme la Verberie ne répondait pas :

– Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avecelle.

Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère,imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Ellesortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans unepièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plussombres pensées.

Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure – un siècle – que ledocteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant dedouleurs, il semblait très ému.

– Eh bien ? lui demanda la comtesse.

– Vous êtes mère, madame, répondit-il tristement, c’est-à-direque votre cœur a des trésors d’indulgence et de pardon, n’est-cepas ? Armez-vous de courage. Mademoiselle Valentine estenceinte.

– La misérable ! je l’avais deviné.

L’œil de la comtesse eut une si épouvantable expression que ledocteur en fut frappé. Il posa sa main sur le bras de la vieilledame, et, la fixant jusqu’à la faire frissonner, il ajouta,appuyant sur chaque mot :

– Et il faut que l’enfant vienne bien.

La pénétration du docteur n’était pas en défaut.

En effet, une idée abominable avait traversé l’esprit de Mme deLa Verberie, l’idée de supprimer cet enfant, qui serait le vivanttémoignage de la faute de Valentine.

Se sentant devinée, cette femme si dure et si hautaine baissales yeux sous le regard obstiné du vieux médecin.

– Je ne vous comprends pas, docteur, murmurait-elle.

– Mais je m’entends, moi, madame la comtesse ; j’ai vouludire simplement qu’un crime n’efface pas une faute.

– Docteur !…

– Je vous dis ce que je pense, madame. Si je me suis trompé,tant mieux pour vous. En ce moment, l’état de mademoiselleValentine est grave, mais pas inquiétant. Des émotions tropviolentes ont ébranlé sa jeune organisation, et elle est en proie àune fièvre violente, que nous calmerons vite, je l’espère.

La comtesse comprenait si bien que les soupçons du vieux médecinn’étaient pas dissipés, qu’elle essaya de l’attendrissement.

– Au moins, docteur, fit-elle, vous m’assurez qu’il n’y a aucundanger ?

– Aucun, madame, répondit M. Raget avec une fine pointed’ironie ; que votre tendresse maternelle se rassure. Ce qu’ilfaut avant tout à la pauvre enfant, c’est un repos d’esprit queseule vous pouvez lui donner. Quelques bonnes et douces paroles devous feront plus et mieux que toutes mes prescriptions. Mais,sachez-le bien, la moindre secousse, le plus léger ébranlementcérébral, auraient des suites funestes.

– Il est vrai, dit hypocritement la comtesse, que sur le premiermoment, en apprenant que ma bien-aimée Valentine était victime d’unlâche séducteur, je n’ai pas été maîtresse de ma colère.

– Mais le premier moment est passé, madame, vous êtes mère, vousêtes chrétienne, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Mondevoir, à moi, est de sauver votre fille et son enfant, et je lessauverai. Je reviendrai demain…

Mme de La Verberie ne pouvait laisser le docteur s’éloignerainsi. Elle l’arrêta d’un geste, et sans réfléchir qu’elle setrahissait, qu’elle avouait, elle s’écria :

– Quoi ! monsieur, prétendez-vous donc m’empêcher de fairetout au monde pour tenir secret l’affreux malheur qui mefrappe ! Faut-il que notre honte devienne publique,voulez-vous nous condamner à être la fable et la risée dupays !

Le docteur fut un moment sans répondre, il réfléchissait, lasituation était grave.

– Non, madame, dit-il enfin, je ne saurais vous empêcher dequitter La Verberie, ce serait outrepasser mes droits. Mais il estde mon devoir de vous demander compte de l’enfant. Vous êtes libre,mais il vous faudra me donner des preuves qu’il vit, ou que dumoins rien n’a été tenté contre lui.

Il sortit sur ces mots menaçants, et il était vraiment temps, lacomtesse suffoquait de rage et de contrainte.

– L’insolent ! s’écria-t-elle, l’impertinent ! Oserfaire la leçon à une femme de mon rang. Ah ! si je n’étais pasà sa merci !

Mais elle y était et elle comprenait que cette fois, sans retouril lui fallait donner congé à ses chimères.

Plus de luxe à espérer désormais, plus de gendre millionnaire,plus de fortune pour la vieillesse, plus de voitures, de robesmagnifiques, de fêtes où l’on joue gros jeu.

Elle mourrait ainsi qu’elle avait vécu, pauvre, besogneuse,condamnée à une médiocrité d’autant plus écœurante qu’elle n’auraitplus, pour l’aider à la subir, les perspectives d’un avenirmeilleur.

Et c’était Valentine, qui la réduisait à cette extrémité. Àcette idée, elle sentait s’allumer en elle contre sa fille une deces haines qui ne pardonnent pas, que le temps avive au lieu decalmer. Elle souhaitait la voir morte, ainsi que cet enfantmaudit.

Mais le regard écrasant du docteur était trop présent à samémoire pour penser seulement à rien tenter. Même, se décidant àmonter près de sa fille, elle se contraignit à sourire, à prononcerquelques paroles affectueuses, puis la laissa à la garde de ladévouée Mihonne.

Pauvre Valentine ! Elle avait été si rudement atteintequ’il lui semblait sentir se tarir en elle les sources de lavie.

Cependant sa souffrance diminuait un peu. Aux grandes crisesphysiques ou morales, un engourdissement profond succède toujours,qui est presque exempt de douleurs. Quand elle avait la force deréfléchir, elle se disait : c’est fini, ma mère sait tout ; jen’ai plus rien à redouter de sa colère ; je ne puis qu’espéreret attendre mon pardon.

C’était là ce secret que Valentine n’avait pas voulu révéler àGaston, comprenant bien que, le sachant, jamais il n’auraitconsenti à s’éloigner d’elle. Or, elle voulait qu’il se sauvât, etla voix du devoir, en même temps, lui criait de rester. Et, à cetteheure encore, elle ne se repentait pas d’être restée.

Son plus cruel souci était le souvenir de Gaston. Avait-il ounon réussi à s’embarquer ? Comment le savoir ? Depuisdeux jours le docteur lui permettait de se lever, mais elle nepouvait songer à sortir, à courir jusqu’à la cabane du pèreMenoul.

Par bonheur, le vieux patron fut intelligent, comme sait l’êtrele dévouement véritable.

Apprenant que la demoiselle du château était bien malade, il nesongea plus qu’au moyen de la rassurer sur le fort du fugitif. Iltrouva plusieurs prétextes pour venir à La Verberie, et enfinréussit à voir Valentine. Ils n’étaient pas seuls, mais d’un regardle bonhomme fit entendre que Gaston n’avait plus rien àredouter.

Cette certitude fit plus pour la convalescence de Valentine quetous les remèdes, et peu après, le docteur, qui venait tous lesjours depuis un mois et demi, déclara que la malade était en étatde supporter les fatigues du voyage.

Ce moment, la comtesse l’attendait avec une indicibleimpatience. Déjà, pour que rien ne retardât le départ, elle avaitvendu la moitié de ses rentes, et se disait qu’avec vingt-cinqmille francs, qui en étaient le prix, elle pouvait parer à toutesles éventualités. Depuis une quinzaine, elle allait répétantpartout que, dès que sa fille irait mieux, elle partirait pourl’Angleterre, où la demandait un de ses parents, très vieux etencore plus riche.

Ce voyage, Valentine ne l’envisageait qu’avec terreur, et ellefrissonna quand, le soir de la déclaration du docteur, sa mère luidit :

– Nous partirons après-demain.

Après-demain !… Et Valentine n’avait trouvé nul moyenencore de faire savoir à Louis de Clameran que son frère n’étaitpas mort.

En cette extrémité, elle n’hésita pas à se confier à Mihonne, etla chargea d’une lettre pour Louis.

Mais la fidèle servante fit une course inutile. Le château deClameran était désert ; tous les domestiques avaient étécongédiés, et M. Louis, qu’on appelait maintenant le marquis, avaitquitté le pays.

Enfin on partit. Mme de La Verberie, se croyant sûre de Mihonne,se décidait à l’emmener, non sans lui avoir fait jurer surl’Évangile, pendant la messe, au moment de l’élévation, un éternelsecret.

C’est dans un petit village au-dessus de Londres que la comtessealla s’installer avec sa fille et sa domestique, sous le nom de MmeWilson.

Si elle avait choisi l’Angleterre, c’est qu’elle l’avait habitéelongtemps, qu’elle en connaissait bien l’esprit et les mœurs, etqu’elle en parlait la langue comme la sienne.

Même, elle avait conservé des relations dans l’aristocratie, etsouvent, le soir, elle sortait, dînait en ville ou allait authéâtre, prenant, en ces occasions, les précautions les plushumiliantes contre Valentine, qu’elle enfermait à double tour.

C’est dans cette triste et solitaire maison, qu’une nuit du moisde mai, Valentine de La Verberie mit au monde un fils. Il futprésenté au révérend de la paroisse, et inscrit sous les noms deValentin-Raoul Wilson.

La comtesse avait d’ailleurs tout prévu, tout combiné.

Dans les environs du village, après bien des recherches, elleavait découvert une bonne grosse fermière qui, moyennant cinq centslivres (douze mille francs) consentait à se charger de l’enfant,promettant de l’élever comme les siens, de lui faire apprendre unétat, et même de le pousser dans le monde s’il se conduisaitbien.

Le petit Raoul lui fut donc livré quelques heures après sanaissance.

Cette femme ignorait le vrai nom de la comtesse, elle devaitcroire et elle croyait avoir affaire à une Anglaise. Il était doncplus que probable, il était certain que jamais l’enfant, devenuhomme, ne parviendrait à découvrir le secret de sa naissance.

Revenue à elle, Valentine avait demandé son enfant. En elle,tressaillait et s’éveillait ce sublime amour maternel dont Dieu adéposé le germe dans le cœur de toutes les femmes.

C’est en cette circonstance que la cruelle comtesse fut vraimentimpitoyable.

– Votre enfant ! s’écria-t-elle, je ne sais en vérité ceque vous voulez dire, vous rêvez, j’imagine, vous êtesfolle !

Et comme Valentine insistait :

– Votre enfant est en sûreté, répondit-elle, et rien ne luimanquera. Que cela vous suffise. Ce qui est arrivé, vous devezl’oublier comme on oublie un mauvais rêve. Le passé doit être commes’il n’était pas. Vous me connaissez : je le veux.

Le moment était venu où Valentine devait, dans de certaineslimites, résister au despotisme de plus en plus envahissant de lacomtesse.

L’idée lui en était venue, mais non le courage.

Tant de souffrances, de regrets, de combats intérieurs devaientretarder et retardèrent, en effet, son rétablissement.

Cependant, vers la fin du mois de juin, elle était assez bienpour revenir, avec sa mère, à La Verberie.

La méchanceté, cette fois, n’avait pas eu sa luciditéaccoutumée. La comtesse, qui allait partout, se plaignant del’insuccès de son voyage, put constater que, dans le pays, personnen’avait pénétré les raisons de son absence.

Un seul homme, le docteur Raget, savait la vérité. Mais Mme deLa Verberie, tout en le haïssant de tout son cœur, rendait assezjustice à son caractère pour être sûre de n’avoir pas à redouter delui une indiscrétion.

C’est pour lui, qu’en arrivant, avait été sa premièrevisite.

Elle le surprit un matin comme il sortait de table, lui demandaun moment d’entretien, et brusquement mit sous ses yeux les piècesofficielles dont elle s’était munie à son intention.

– Vous le voyez, monsieur, dit-elle, l’enfant est bien vivant,et, moyennant une grosse somme, une bonne femme s’en estchargée.

– C’est bien, madame, répondit-il après un examen attentif, etsi votre conscience ne vous reproche rien, je n’ai, pour ma part,rien à vous dire.

– Ma conscience, monsieur, ne me reproche rien.

Le vieux médecin hocha la tête, et arrêtant sur la comtesse unde ses regards qui font tressaillir la vérité aux plus profondsreplis de l’âme :

– Jureriez-vous, prononça-t-il, que vous n’avez pas été sévèrejusqu’à la barbarie.

Elle détourna les yeux, et, prenant son plus grand air, répondit:

– J’ai agi comme le devait faire une femme de mon rang, et jesuis surprise, je l’avoue, de trouver en vous un avocat del’inconduite.

– Eh ! madame, s’écria le docteur, c’est de vous quedevrait venir l’indulgence ; quelle pitié voulez-vousqu’espère des étrangers votre malheureuse enfant, si vous, sa mère,vous êtes impitoyable ?…

La comtesse ne voulut pas en entendre davantage, cette voix dela franchise offensait son orgueil, elle se leva.

– C’est tout ce que vous avez à me dire, docteur ?demanda-t-elle d’un ton hautain.

– Tout… oui, madame, et je n’ai jamais eu qu’une pensée, cellede vous épargner d’éternels remords.

Ici, le noble et bon docteur se trompait ; il ne pouvaits’imaginer qu’il rencontrait une exception. Mme de La Verberieétait inaccessible aux remords. Mais cette âme, insensible à toutce qui n’était pas jouissance ou satisfaction de la vanité, devaitsouffrir et souffrait cruellement.

Elle avait repris son train de vie ordinaire, mais ayant perduune partie de ses revenus, elle ne pouvait plus arriver à joindreles deux bouts.

C’était là, pour elle, un texte inépuisable de récriminations,dont, sans cesse, à chaque repas, à propos de tout et de rien, ellesacrifiait sa fille.

Car tout en ayant déclaré que le passé n’existait pas, elle yrevenait continuellement comme pour y puiser de nouveaux aliments àses colères.

– Votre faute nous a ruinées, répétait-elle à tout propos.

Si bien qu’un jour Valentine exaspérée ne put s’empêcher derépondre :

– Vous me pardonneriez donc si elle nous eûtenrichies !

Mais ces révoltes de Valentine étaient rares, bien que sonexistence ne fût plus qu’une longue suite de tortures, ménagéesavec un art infini.

La pensée même de Gaston, cet élu de son âme, était devenue unesouffrance. Peut-être, découvrant l’inutilité de son courage et deson dévouement à ce qu’elle avait cru le devoir, se repentait-ellede ne l’avoir pas suivi. Qu’était-il devenu ? Commentn’avait-il pas imaginé un expédient pour lui faire tenir unelettre, un souvenir, un mot ? Peut-être était-il mort.Peut-être l’avait-il oubliée. Il avait juré qu’avant trois ans, ilreviendrait riche ; reviendrait-il jamais ?

Et même lui était-il possible de revenir ? Sa disparitionn’avait pas éteint l’horrible affaire de Tarascon. On le supposaitnoyé, mais comme on n’avait, de sa mort, aucune preuve positive,force avait été à la justice de donner satisfaction à l’opinionpublique soulevée.

L’affaire avait été en cour d’assises, et Gaston de Clameranavait été condamné, par contumace, à plusieurs années deprison.

Quant à Louis de Clameran, on ne savait au juste ce qu’il étaitdevenu. D’aucuns prétendaient qu’il habitait Paris où il menaitjoyeuse vie.

Informée de ces dernières circonstances par sa fidèle Mihonne,Valentine se prenait à désespérer. Vainement elle interrogeait lemorne avenir, pas une lueur n’éclairait le sombre horizon de savie.

En elle, tous les ressorts de l’âme et de la volonté étaientbrisés, et à la longue elle en était venue à cette résignationpassive des êtres sans cesse maltraités, à cette insouciance, àcette abnégation de soi qui trahissent le sacrifice raisonné de lavie.

Et le temps passait, et quatre ans s’étaient écoulés depuiscette soirée fatale où Gaston dans la barque du père Menoul s’étaitabandonné au courant du Rhône.

Ces quatre années, Mme de La Verberie les avait employées on nepeut plus mal.

Voyant que décidément elle ne pouvait vivre de ses revenus, tropniaisement fière pour vendre des terres, qui, mal administrées, nerendaient pas deux du cent, elle s’était résignée à emprunter et àmanger le capital avec les revenus.

Or, comme dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte,la comtesse avait marché rapidement.

Se disant : après moi le déluge, ni plus ni moins que feu M. lemarquis de Clameran, la comtesse ne songeait plus qu’à se donnerses aises.

Elle reçut beaucoup, se permit de fréquents voyages dans lesvilles voisines, à Nîmes, à Avignon ; elle fit venir de Parisdes toilettes superbes, et donna carrière à son goût pour la bonnechère. Tout ce qu’elle avait si longtemps attendu de la munificenced’un gendre amoureux, elle se l’accorda. Il faut des consolationsaux grandes douleurs !…

Le malheur est que ce semblant de luxe coûtait cher, trèscher.

Après avoir vendu le reste de ses rentes, la comtesse empruntasur le domaine de La Verberie d’abord, puis sur le châteaului-même.

Et, en moins de quatre ans, elle en était arrivée à devoir plusde quarante mille francs et à ne plus pouvoir payer les intérêts desa dette.

Elle commençait à ne plus trop savoir où donner de la tête, lefantôme de l’expropriation se tenait, la nuit, au pied de son lit,quand le hasard daigna venir à son secours.

Depuis un mois environ un jeune ingénieur, chargé d’études derectification sur le Rhône, avait fait du village qui touche LaVerberie son centre d’opérations.

Comme il était jeune, spirituel, fort bien de sa personne, ilavait été d’emblée accepté par la société des environs, et souventla comtesse le rencontrait dans les maisons où elle allait le soirfaire sa partie.

Ce jeune ingénieur se nommait André Fauvel.

Ayant remarqué Valentine, il l’étudia attentivement, et, peu àpeu, il s’éprit de cette jeune fille au maintien réservé, auxgrands yeux tristes et doux, qui, dans cette galerie d’ancêtres,resplendissait comme un rosier en fleur au milieu d’un paysaged’hiver.

Il ne lui avait pas encore adressé la parole, que déjà ill’aimait.

Il était relativement riche ; une carrière magnifiques’ouvrait devant lui, il se sentait l’initiative qui fait lesmillionnaires, il était libre… Il se jura que Valentine serait safemme.

C’est à une vieille amie de La Verberie, noble, autant qu’uneMontmorency, et pauvre, plus que Job, qu’il confia tout d’abord sesintentions matrimoniales.

Avec la précision d’un ancien élève de l’École polytechnique, ilavait énuméré tous les avantages qui faisaient de lui un gendrephénix.

Longtemps la vieille dame l’écouta, sans l’interrompre. Mais,lorsqu’il eut fini, elle ne lui cacha pas combien ses prétentionslui semblaient outrecuidantes.

Quoi ! lui, un garçon qui n’était pas né, un… Fauvel,géomètre ou arpenteur de son état, il se permettait d’aspirer à lamain d’une La Verberie !

Avec une véhémence particulière, elle insista sur cesconsidérations d’un ordre supérieur. Heureusement, ce chapitreépuisé, elle en vint au positif.

– Cependant, ajouta-t-elle, il se peut que vous ne soyez paséconduit. La situation de la comtesse est des plus embarrassées,elle doit à Dieu et à ses saints, la chère dame, les huissiers lavisitent souvent, de sorte que… vous comprenez, si un jeune hommese présentait, animé d’intentions honnêtes et ayant du bien…eh ! eh ! je ne sais ce qui arriverait.

André Fauvel était jeune, les insinuations de la vieille damelui semblèrent monstrueuses.

À la réflexion, cependant, lorsqu’il eut consulté, lorsqu’il sefut, surtout, donné la peine d’étudier l’esprit de la noblesse desenvirons, riche exclusivement de préjugés, il comprit que desconsidérations pécuniaires seraient seules assez fortes pourdécider haute et puissante dame de La Verberie à lui accorder lamain de sa fille.

Cette certitude dissipant ses hésitations, il ne songea plusqu’à se ménager un moyen de poser adroitement sa candidature.

Ce n’est pas que la chose lui parût aisée. S’en aller chercherfemme son argent à la main répugnait fort à sa délicatesse etrenversait toutes ses idées. Mais il ne connaissait dans le payspersonne à qui se fier et son amour était assez grand pour le fairepasser, les yeux fermés, sur toutes les répugnances.

L’occasion qu’il attendait de s’expliquer, sinoncatégoriquement, au moins d’une façon claire et transparente, seprésenta elle-même.

Comme il entrait, un soir, dans un hôtel de Beaucaire, pourdîner, il aperçut Mme de La Verberie qui allait se mettre à table.Tout en rougissant jusqu’aux oreilles, il lui demanda la permissionde s’asseoir près d’elle, permission qui lui fut accordée avec unsourire des plus encourageants.

La comtesse soupçonnait-elle l’amour du jeune ingénieur ?avait-elle été prévenue par son amie ? Il est permis d’endouter.

Toujours est-il que, sans laisser à André la peine d’arriver, detransitions en transitions, jusqu’au sujet qui lui tenait si fortau cœur, elle commença dès le potage à se plaindre de la dureté destemps, de la rareté de l’argent et de l’insolence et de l’âpreté augain des gens d’affaires.

La vérité est qu’elle était venue à Beaucaire pour un emprunt,qu’elle avait trouvé toutes les caisses cadenassées, et que sonnotaire lui conseillait une vente amiable de ses terres.

La colère, ce secret instant des situations qui est le sixièmesens des femmes de tout âge, lui déliant la langue, elle fut, avecce jeune homme presque inconnu, plus expansive qu’avec les gens desa société la plus intime. Elle dit l’horreur de sa situation, sagêne, les inquiétudes de l’avenir, et par-dessus tout, la douleurqu’elle éprouvait de ne savoir comment marier sa chère fille.

Lui, écoutait ces doléances infinies avec une figure decirconstance, mais intérieurement il était ravi.

Aussi, sans laisser finir la vieille dame, se mit-il à exposerce qu’il appela sa façon d’envisager la position.

Après avoir plaint considérablement la comtesse, il avoua qu’ilne s’expliquait aucunement ses inquiétudes.

Quoi ! elle était tourmentée de l’idée de n’avoir pas dedot à donner à sa fille ! Mais Mlle Valentine était de cellesdont la noblesse et la beauté sont un apport des plusenviables.

Il connaissait, pour sa part, plus d’un homme qui s’estimeraittrop heureux que Valentine voulût bien accepter son nom, et qui seferait un devoir – devoir bien doux – d’enlever à sa mère toutsujet de souci.

En définitive, la situation de la comtesse ne lui semblait passi mauvaise qu’elle voulait bien dire. Que faudrait-il, pour lalibérer, pour dégrever absolument le domaine de La Verberie ?Une quarantaine de mille francs, peut-être ? En vérité, ce neserait pas une somme.

D’ailleurs, ce ne serait pas un cadeau que ferait là ce gendre,mais une avance. Est-ce que le domaine et le château de La Verberiene lui reviendraient pas, tôt ou tard, augmentés par la constanteplus-value des terres ?

Et ce n’est pas tout. Jamais un homme aimant Valentine nelaisserait la mère de sa femme privée du bien-être dû à son âge, àsa noblesse et à ses malheurs.

Il s’empresserait donc d’ajouter à des revenus insuffisants dequoi se procurer, non seulement le nécessaire, mais encore lesuperflu.

À mesure que parlait André, avec une conviction trop accentuéepour être feinte, il semblait à la comtesse qu’une rosée célestetombait sur toutes ses plaies d’argent. Elle s’épanouissait, sonpetit œil fauve avait des regards plus doux que velours, unprovocant et amical sourire voltigeait sur ses lèvres minces, pluspincées d’ordinaire que les bords d’une cassette d’avare.

Un seul point inquiétait le jeune ingénieur. M’entend-elle, sedemandait-il ; me prend-elle au sérieux ?

Certes oui ; elle perçait la transparence des allusions, etses réflexions le prouvèrent.

– Hélas ! fit-elle non sans un soupir, ce n’est pas avecquarante mille francs qu’on sauverait La Verberie ; intérêtset frais compris, il en faudrait bien soixante mille.

– Oh ! quarante ou soixante, ce n’est pas une affaire.

– Puis, mon gendre – cet homme rare de nos suppositions –comprendrait-il les nécessités de mon existence ?

– Il se ferait, j’imagine, un bonheur d’ajouter tous les ansquatre mille francs aux revenus de votre domaine.

La comtesse ne répondit pas immédiatement, elle calculait.

– Quatre mille francs… dit-elle enfin, ce ne serait guère. Toutest hors de prix en ce pays. Mais avec six mille livres !…oh ! avec six mille livres…

L’exigence parut bien un peu forte au jeune ingénieur ;pourtant, avec l’insouciante générosité d’un amoureux, il répondit:

– Le gendre dont nous parlons aimerait peu mademoiselleValentine, si une misérable question de deux mille francsl’arrêtait.

– Vous m’en direz tant !… murmura la comtesse.

Mais une soudaine objection lui venait à l’esprit :

– Encore faudrait-il, remarqua-t-elle, que ce gendre honnête quenous supposons eût assez de bien pour remplir ses engagements. Jetiens trop au bonheur de ma fille pour la donner à un homme qui nem’offrirait pas – comment dit-on cela ? – une caution, desgaranties…

Décidément, pensait Fauvel un peu honteux, c’est un marché quenous débattons.

Et, tout haut, il poursuivit :

– Il est clair que votre gendre s’engagerait par le contrat demariage…

– Jamais ! monsieur, jamais ! Et lesbienséances ! Que dirait-on de moi ?

– Permettez… il serait spécifié que votre pension seraitl’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.

– Comme cela, oui, en effet…

À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramenerAndré dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre euxle long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixésl’un sur l’autre.

Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeuneingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisadévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita àdîner pour le lendemain.

Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait étési joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.

C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespéréeelle passait à une position presque brillante. Et elle quiaffichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontesde cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.

Six mille francs de pension ! se disait-elle. Ce jeunegéomètre est un honnête homme ! et mille écus du domaine,c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Parisavec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop defrais.

Jour de Dieu !… à ce prix elle eût donné non une fille,mais trois, si elle les eût eues.

Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça :Valentine consentira-t-elle ?

Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net àl’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouvalisant à la lueur d’une mince chandelle.

– Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui meconvient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.

À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine sedressa.

– Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.

– Pourquoi, s’il te plaît ?

– Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vousavoué ?

– Les folies passées ? Dieu m’en préserve ! Et tuseras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.

Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasantdespotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.

– Vous voulez m’éprouver, ma mère ! s’écria-t-elle, épouserun homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plusinfâme des trahisons…

La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais ellecomprit que cette fois ses menaces se briseraient contre unerésistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, ellepria.

– Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tuconnaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pasainsi. Ta folie a commencé notre ruine ; elle est aujourd’huiconsommée. Sais-tu où nous en sommes ? Nos créanciers memenacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après,ô ma fille ? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte enporte tendre la main ? Nous sommes perdues, et ce mariage estle salut.

Et, après les prières, les raisonnements venaient.

Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théoriessubtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crimemonstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, lasituation de Valentine se présentait tous les jours.

Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si oneût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de tellesprécautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien àredouter.

En aimerait-elle moins son mari ? Non. En serait-il moinsheureux ? Non. Dès lors, pourquoi hésiter ?

Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’étaitbien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dèsqu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi,démentant en une fois les paroles de sa vie entière.

Hélas ! oui, c’était elle.

Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse nedevaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni laforce ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui,voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à genoux, l’adjurant àmains jointes de la sauver.

Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par millesentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutantles conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunéesupplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures derépit.

Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus lesrefuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister seraitimprudent.

– Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux quevotre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveuinutile et le salut de votre mère.

Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.

Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.

Placée entre deux obligations également impérieuses, égalementsacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentinene discernait plus clairement où était le devoir.

Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères ?

Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnêtehomme ?

Quelle que fut sa décision, il en résultait, pour elle, une vieaffreuse et d’épouvantables remords.

Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut etdicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’unvague murmure.

Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont lavertu n’a rien d’égale que la constance ; la vie réelle n’aguère de ces miracles.

Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était restééblouissant et radieux, comme le héros de ses rêves ; mais lesbrumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole,et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froiderelique.

Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante desangoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presquerésolue à parler.

Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’AndréFauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, lecourage lui manqua.

Elle se disait encore : je parlerai ; mais elle se disait :ce sera demain, un autre jour, plus tard.

Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais ellen’était plus guère inquiète.

La vieille dame le savait peut-être par expérience : quand onremet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, onne l’accomplit jamais.

Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sasituation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait enelle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectivesd’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement àd’insupportables souffrances.

Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disaitqu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveuviendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’ill’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.

Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’enapercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse deGaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, maisc’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisantune sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et desa durée.

Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André,toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicatesde tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant deses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparationlui eût été douloureuse, cruelle.

Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à fairesa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été unchef-d’œuvre.

Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé auxobsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignationlarmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de safille.

Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eûtété à la veille de manquer de pain ; mais elle avait pris sesmesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies etsignifications pleuvaient à La Verberie, et tous ces papierstimbrés, elle les montrait à Valentine, en disant :

– Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison denos pères avant ton mariage, ma bien-aimée !

D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer unerévélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissaseule une minute avec André.

Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.

Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait lespréparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps dese reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait,l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’étaitune robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, unevisite à faire, une pièce à se procurer.

Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletanted’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisifd’une grosse partie.

Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seuleavec cet homme qui allait être son mari.

La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentéed’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.

La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il luiprit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.

– Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pasêtre le confident de vos chagrins, si vous en avez ? Pourquoices larmes, mon amie ?

En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elleentrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère,elle vit son existence perdue ; elle se dit qu’il était troptard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutesles jeunes filles quand le dernier moment est proche :

– J’ai peur !…

Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues,l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de laconsoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnesparoles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.

Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer lecontrat. André Fauvel ne devait rien savoir.

Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu àl’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de LaVerberie.

Dès le matin, le château s’était empli des amies de la jeunemariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêtsde sa toilette.

Elle s’efforçait de rester calme, souriante même ;cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords ladéchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur sonvisage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie,une suprême humiliation.

Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sursa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait quecette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une destiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légèreécorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sursa robe.

Quel présage ! Valentine faillit se trouver mal.

Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un anaprès son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureusedes femmes.

Heureuse !… oui, elle l’eût été complètement si elle eût puoublier.

André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout luiréussissait. Mais il voulait être très riche, immensément riche,non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer detoutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il lasouhaitait la plus parée.

Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils.Hélas ! ni cet enfant, ni un second venu un an après, nepurent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour unesomme d’argent, une étrangère avait pris.

Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils deprince, elle se disait : qui sait si l’abandonné a seulement dupain ?

Si elle eût su où il était, si elle eût osé !… Mais ellen’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissépar Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’ellecraignait de ne jamais assez bien cacher.

Parfois, elle se disait : allons, le malheur m’aoubliée !

Pauvre femme ! Le malheur est un visiteur qui parfois sefait attendre, mais qui toujours vient.

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